Actualités sociales hebdomadaires - Existe-t-il un âge à partir duquel on arrête d’être enfant ?
Laurent Bachler : L’enfance n’est pas simplement une période de la vie, mais nous habite tout au long de celle-ci. Elle est faite de moments, de souvenirs et de blessures, dont la mémoire peut être réactivée à tout moment. Il est important d’en prendre soin, surtout si l’on doit s’occuper d’un enfant. Cependant, on a tendance à la mettre de côté à certains âges de la vie. C’est notamment le cas vers 18-20 ans, période charnière où l’on est entièrement tourné vers la quête de l’autonomie. Tout repose sur l’idée présupposée qu’il faut sortir des sables mouvants de l’enfance si l’on veut pouvoir rentrer dans l’âge adulte. Comme si l’on ne pouvait être l’un sans se détacher de l’autre. Notre culture a établi cette opposition de manière profonde à la fois dans notre langue, dans nos mots et dans nos esprits. Un enfant, c’est celui qui manque d’agilité, ne sait pas encore parler, ne peut pas s’habiller tout seul, n’est pas assez intelligent. Cette conception largement dépréciative rappelle tout ce qui manque à l’enfant, mais aussi tout ce qui fait la supériorité de l’adulte. L’adulte voit dans l’enfance quelque chose dont il faut sortir pour être ce que nous avons à être. En opposant l’enfant et l’adulte, on modifie profondément la perception que l’on a de l’enfance. Une telle conception a des conséquences majeures sur ce que l’on entend par éducation.
Que gagnerait-on à cesser d’opposer ces deux âges ?
Si l’on se dit que l’enfance recèle une richesse que les adultes ne possèdent plus, il va s’agir non pas de faire entrer l’enfant dans un moule, mais d’accompagner son épanouissement pour l’aider à développer tout ce qui est chez lui à l’état de germe. Le paradigme est alors totalement changé, permettant de voir l’enfant tel qu’il est, à savoir un être extrêmement intelligent, doué d’une curiosité immense face au monde qui l’entoure et vers lequel il se tourne sans cesse. Il a une confiance incroyable dans la vie. Mais il est aussi un être fragile qui a besoin des adultes pour à peu près tout. A eux de transformer cette matière qui se révèle très riche dès le départ. C’est une grande aventure, reste à savoir comment s’y prendre. Nombreux sont les parents à se poser la question en ces termes, et autant à chercher la réponse dans les livres. Sur les questions éducatives, comme sur beaucoup d’autres, on trouve aujourd’hui un ensemble de guides de bonnes pratiques pour accompagner parents et éducateurs. Ces ouvrages – parfois de psychologie ou d’éducation positive – se présentent volontiers comme une aide précieuse et simple, d’autant plus précieuse qu’elle est simple. Laisser croire que la solution est facile et à portée de tous me paraît dangereux. De quoi a-t-on en réalité besoin quand on s’occupe d’une chose aussi complexe que l’enfance, surtout lorsqu’on bute sur un problème récurrent ? De prendre du recul pour se rendre compte qu’on peut faire les choses autrement. C’est une idée à laquelle je tiens beaucoup et qui constitue le cœur de la réflexion philosophique.
En quoi la philosophie est-elle un apport pour éduquer les enfants ?
Le message philosophique par excellence est : « Pense par toi-même. » Le risque des livres de recettes est de laisser les parents croire qu’ils n’ont rien à faire sauf à appliquer une formule toute faite. Réintroduire de la philosophie dans l’enfance et dans le rapport aux enfants permet au contraire de remettre en question certains aspects de l’éducation que nous donnons à nos enfants. Elle vise à créer une situation assez inconfortable dans laquelle nous ne serons pas certains de faire ce qu’il convient. Or rares sont les adultes qui se posent de grandes questions philosophiques sur l’horizon du projet éducatif. La plupart du temps, ils se contentent de prendre soin de l’enfant, en cherchant à lui apporter ce qu’ils pensent être le mieux. Mais si ce travail éducatif consiste uniquement à leur inculquer des habitudes, cela se fait au détriment de la pensée. L’ironie, c’est que l’enfant est une sorte de métaphysicien naturel et spontané. Il se pose les bonnes questions sur la réalité, sur la confiance que l’on peut accorder aux sens, sur le monde qui l’entoure. L’enfant est aussi un penseur existentiel sincère. La question de la mort et celle des limites de la vie sont probablement plus présentes chez lui que chez beaucoup d’adultes qui, en le devenant, font en sorte de ne plus se la poser.
Pourquoi êtes-vous très critique dans votre livre sur le concept de « bienveillance » ?
Depuis quelques années, le terme est apparu dans tous les discours éducatifs. Il est parfois employé comme une sorte de formule magique, l’« abracadabra » de la relation éducative. Peu importe qu’il se soit progressivement vidé de sens, il est devenu un signe de ralliement sur lequel tout le monde doit s’entendre spontanément. A tel point qu’il est aujourd’hui inaudible pour un certain nombre de professionnels, qui en ont assez de s’entendre dire que la solution est simple et qu’il reste à changer son comportement pour que la magie opère. Or la bienveillance ne peut pas faire l’objet d’une obligation réglementaire et, en un sens, on ne peut pas non plus interdire à quelqu’un d’être malveillant. L’exigence de bienveillance ne peut donc être que d’ordre moral, car il s’agit d’une obligation que l’on se donne à soi-même. Il est compliqué de faire d’une qualité morale le cœur de la relation éducative. Il vaut mieux reconnaître que l’éducation d’un enfant demande mille qualités : la patience, la gentillesse, le sens de la justice, la générosité et même un certain amour.
Avez-vous cette impression qu’à l’école on prend soin de l’enfance ?
J’ai beaucoup d’admiration pour les professionnels de l’enfance et les éducateurs, qui ont une connaissance de l’enfant de très bonne qualité. Un monde les sépare des enseignants, en particulier ceux de l’enseignement secondaire ! Ceux-ci sont recrutés sur la connaissance d’une discipline mais n’ont aucune formation approfondie sur le psychisme des adolescents, leur quête d’identité et leur conquête de l’autonomie. Quand on travaille avec de la matière humaine, il faut se former tout au long de sa carrière professionnelle ; c’est un point important dont on ne perçoit pas assez les enjeux aujourd’hui. On devrait également avoir plus de temps d’échanges en équipes éducatives. Ceux-ci permettraient de prendre régulièrement de la hauteur, de voir que ce qui marche avec l’un ne fonctionne pas forcément avec les autres, et, pourquoi pas, de passer le relais quand c’est nécessaire. Face aux difficultés, la meilleure ressource est le collectif.