La première heure est toujours assez calme le matin, quand la pédiatre Tania Ikowsky passe à son bureau du bâtiment administratif jouxtant l’entrée principale du plus grand centre hospitalier universitaire (CHU) pédiatrique d’Europe. Avec plus de 90 000 passages aux urgences chaque année et de nombreux services dédiés à la prise en charge des enfants et adolescents atteints de pathologies aiguës rares ou chroniques, l’hôpital Robert-Debré (Assistance publique – Hôpitaux de Paris) est une ville dans la ville. Un concentré d’humanité qui répond aux besoins de proximité de la population du nord de Paris et de la Seine-Saint-Denis tout en accueillant les enfants de toute la France, voire de l’étranger. Ce lieu de brassage s’est révélé stratégique pour monter l’une des équipes mobiles de protection de l’enfance qui ont été déployées depuis le printemps dernier par la Fondation des hôpitaux. Il en existe aujourd’hui dans cinq CHU franciliens de l’AP-HP, ainsi que dans les CHRU de Brest et de Grenoble. Le but est d’appuyer les équipes médicales souvent désemparées face aux suspicions de maltraitance.
Triple analyse
Regard pétillant, silhouette légère et vivacité apaisante, Tania Ikowsky dégage l’énergie déterminée de ceux qui sont à leur place. En consultation face aux enfants et à leur famille ou au téléphone avec les multiples interlocuteurs qui sollicitent son éclairage, elle suscite, par son écoute, la confiance et le soulagement d’être entre de bonnes mains. Après un coup d’œil rapide à sa boîte mail, la pédiatre parcourt rapidement les dossiers des patients prévus en consultation ce matin-là. Rodrigue Laporte, assistant social de la brigade mobile, la rejoint après le point matinal avec l’équipe de la maternité, en l’absence de la puéricultrice qui complète habituellement le trio. « On m’a signalé une jeune accouchée mineure, apparemment très fragilisée. Je passerai la rencontrer tout à l’heure pour évaluer la situation », dit-il. Spécialisé sur le sujet des adolescents, qu’il a longtemps côtoyés en service de pédopsychiatrie et en centre médico-psychologique, Rodrigue Laporte fournit sur les situations rencontrées le point de vue complémentaire d’un travailleur social. « Avoir un regard pluridisciplinaire, à la fois médical, social et sur le lien mère-enfant, nous permet d’envisager une prise en charge globale pour les enfants en danger ou à risque, explique Tania Ikowsky. Nous analysons les situations ensemble, chacun avec notre “porte d’entrée”, et déterminons qui de nous trois est le plus apte à recevoir et aider une famille, seul ou ensemble. L’idée n’étant pas de signaler à tout-va mais d’être beaucoup plus discernants, pour interpréter les situations. »
Le téléphone, qu’elle garde toujours à portée de main, sonne. Il ne cessera de le faire tout au long de la journée, de même que celui de Rodrigue Laporte. Au bout du fil, le service des urgences l’informe qu’un mineur non accompagné, vu quelques jours auparavant pour un malaise, est revenu. « Je passerai juste après ma consultation. Il peut attendre un peu ? », demande-t-elle. A peine a-t-elle raccroché que la sonnerie retentit à nouveau. La psychologue du service d’endocrinologie appelle pour faire le point sur une adolescente transexuelle de 16 ans en fugue permanente ou en errance depuis quatre ans. Ses parents refusent la situation et l’humilient sans cesse. Livrée à elle-même, elle a fini par rejoindre des bandes dans des squats, a subi des violences, et s’est mise en danger dans la rue. « Les seuls qui l’écoutent sont les médecins, explique la docteure Ikowski. Mais ils ne peuvent porter toutes les “casquettes” et doivent, dans son intérêt, continuer à la soigner, tandis que j’interviens sous l’angle de la protection de l’enfance. Pour aider à rédiger des écrits, une information préoccupante, et faire le lien avec les magistrats. »
Un réseau d’informations
Justement, chaque trimestre, l’équipe mobile invite les partenaires du réseau du secteur : brigade des mineurs, magistrats du parquet, médecins, responsable sociale de la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (Crip), responsables des services de protection maternelle et infantile (PMI), etc. L’objectif étant de présenter les situations cliniques d’enfants en difficulté et de statuer sur les cas les plus problématiques. Un réseau se constitue ainsi progressivement, pour mieux se connaître, travailler ensemble et rassembler les éléments souvent épars dont chacun dispose parfois sans le savoir.
Il est 9 h 30. La pédiatre et l’assistant de service social traversent l’hôpital, déjà fourmillant, pour rejoindre le secteur des consultations. Diadié(1), 12 ans, entre dans la pièce derrière sa mère. Tee-shirt bleu vif, blouson de cuir noir et pantalon wax coloré, il s’assoit sur la chaise qu’on lui désigne en observant le cabinet à la dérobée. Plutôt athlétique pour son âge, il semble méfiant. Né en France, il est parti à l’âge de 5 mois vivre en Gambie, pays d’origine de ses parents, avec ses six frères et sœurs. Sa mère a décidé de revenir à Paris il y a quelques mois, depuis que des douleurs pelviennes latérales intenses réveillent son fils chaque nuit. Après des examens normaux révélant seulement la présence de ganglions, les urgences de l’hôpital Robert-Debré orientent l’adolescent vers le service d’infectiologie. Le médecin remarque alors de nombreuses lésions sur la peau de son visage et de son corps, et contacte Tania Ikowsky : « Lors de l’examen, Diadié aurait révélé à l’infectiologue qu’il fréquentait une école religieuse dans laquelle son maître le battait à coups de corde et de fouet depuis des années, raconte-t-elle. J’ai proposé une consultation pour mettre leur histoire à plat et évaluer l’attitude de la mère par rapport à son enfant. Et aussi, en l’absence pour l’instant de cause de douleur identifiée, afin de savoir pourquoi il ne guérit pas. Car il se sent en sécurité ici et ne souhaite pas rentrer. »
Lors de la première partie de la consultation, la médecin et l’assistant social reprennent pas à pas l’historique médical et familial avec la mère de Diadié, qui parle français. L’enfant écoute, mais ne comprend pas, car il ne parle que le soninké. « Avec le médecin infectiologue, on ne comprend pas pourquoi votre fils continue à avoir mal, lui explique Tania Ikowsky. J’ai aussi besoin de vérifier ma compréhension de la famille et du passé de Diadié. » Longuement, les deux interlocuteurs tissent une relation avec cette mère et reconstituent le cadre de vie de Diadié. Deux sœurs aînées en France, le père et quatre autres frères et sœurs en Gambie, l’internat coranique, le manque de sport et de jeux, le carnet de santé perdu, l’absence de vaccin après l’âge de 1 an… Les douleurs soudaines et une mère préoccupée par la santé de son fils qui n’envisage pas de retourner en Afrique sans amélioration de son état.
Lors de l’examen clinique, la spécialiste l’interroge simplement, sans détour, sur les traces de lésions anciennes sur le visage et le corps de Diadié. « Il s’est brûlé. Il est tombé », répond la mère. Enfin, la docteure et l’assistant social demandent à recevoir le jeune garçon seul. Une secrétaire du service de radiologie est appelée pour faire office de traductrice en soninké. « Tu peux dire tout ce que tu veux. On est là pour mettre des choses en place pour t’aider toi », explique la pédiatre, traduite par la secrétaire. Commence alors un autre échange, au cours duquel les professionnels tentent avec tact de désamorcer la méfiance du jeune garçon, qui confirmera les maltraitances à l’école, l’interdiction de jouer dans la cour et le manque de nourriture – « on n’a pas souvent le ventre plein… » –, mais ne révélera rien de plus. Si ce n’est son inquiétude pour ses cicatrices qu’il aimerait voir disparaître.
Apprécier la coopération parentale
Sa mère de retour dans le cabinet,Tania Ikowsky rédige les ordonnances et lui explique : « Chez les adolescents, les douleurs ne viennent pas seulement du corps. Certaines choses peuvent tellement les angoisser qu’ils développent des maladies. Pour se sentir bien, Diadié doit absolument bien manger, bien boire, bien travailler, faire du sport et jouer avec d’autres enfants. De plus, il est français et la loi interdit les coups, quel que soit l’adulte qui les donne. Vous m’aviez dit que vous vouliez le changer d’école ? » « Oui, on va le mettre dans une école publique, répond la mère. Mais ça fait deux mois et il n’est toujours pas guéri » « On va tout faire pour qu’il le soit, et on va se revoir bientôt. »
Pour la responsable de la brigade mobile, qui a longtemps exercé en centre de PMI, la protection de l’enfance, c’est aussi de la prévention et de la guidance parentale : « Quand on constate que les choses dysfonctionnent, on pose un cadre nécessaire au bon développement de l’enfant. On le signifie le plus clairement possible aux parents, puis on leur demande comment on pourrait les aider à assurer ces besoins fondamentaux. Ensuite, on apprécie le degré de coopération des parents, leur façon de répondre à nos propositions dans l’intérêt de leur enfant. Et aussi quand ils n’y arrivent pas et que c’est toujours l’échec malgré l’étayage que nous offrons. En dernier recours, nous devons faire appel à la justice ou la Crip. »
La consultation terminée, la pédiatre file au service des urgences, où l’attend un mineur non accompagné, tandis que Rodrigue Laporte rejoint le secteur gastro-pneumo-mucoviscidose, pour aider l’assistante sociale du service, désemparée face à la personnalité inquiétante du responsable légal d’une jeune fille souffrant d’une maladie rare et incurable.
En fin de journée, de retour à son bureau,Tania Ikowsky appelle la directrice d’une PMI du secteur. Plusieurs médecins de l’hôpital sont préoccupés par la situation d’un enfant de 2 ans porteur de trisomie 21, reçu à différentes reprises aux urgences pour des brûlures et des chutes importantes et pris en charge en endocrinologie pour une hypothyroïdie congénitale, mais avec de nombreux rendez-vous manqués. En effet, la responsable de la PMI connaît bien la famille, dont la sœur aînée a déjà fait l’objet d’une information préoccupante. La crèche, l’école, le service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad), la PMI ont chacun des éléments, que la pédiatre rassemble comme autant de pièces d’un puzzle. « Personne ne centralise les besoins de William pour la trisomie ? interroge-t-elle.
– Normalement, ce sont les équipes du Sessad, mais c’est actuellement très compliqué car elles viennent d’être entièrement renouvelées. »
Aujourd’hui, seuls 5 % des signalements de maltraitance sont réalisés par des médecins. Ceux-ci y renoncent le plus souvent, de crainte de commettre une erreur à l’égard de familles qui ne sont parfois que de passage. Depuis dix mois qu’elle est en place, la brigade de protection de l’enfance de l’hôpital Robert-Debré répond à ce besoin d’évaluation des soignants, peu formés et souvent débordés. Et à la nécessité de travailler en réseau. « Jusqu’à présent, les acteurs sur le terrain et les institutions ont toujours traité la protection de l’enfance comme un sujet clivant : une prise en charge sociale ou le renvoi vers un soutien psychologique ou éducatif, conclut la pédiatre. Le nouveau tournant de la protection de l’enfance est de considérer qu’il est indispensable de l’aborder de façon combinée et concertée, sous un angle pluridisciplinaire, avec la collaboration essentielle du secteur hospitalier, pour prévenir, repérer, accompagner, mais aussi offrir des soins médicaux adaptés et s’assurer d’un développement psychique et physique optimal des enfants maltraités. Les médecins prennent enfin leur part dans cette souffrance de l’enfant. »
(1) Les prénoms des adolescents ont été modifiés.