La cloche a retenti dans leurs collèges respectifs, mais ce jour-là, une fois encore, Lila, Lenny, Léa, Cerise et quatre camarades manquent à l’appel. A l’heure où les autres élèves se creusent sans doute les méninges sur un énième problème de mathématiques, eux dessinent de drôles de formes à l’encre noire dans des locaux municipaux de Sainte-Luce-sur-Loire, commune limitrophe de Nantes. « Au moins, ils ne sont pas isolés chez eux », s’enthousiasme Bryan Tavernier. L’éducateur spécialisé peut en effet se réjouir de voir son petit cortège de huit élèves au grand complet, quand la plupart de ces adolescents âgés de 14 ou 15 ans n’ont pas vu l’ombre d’une salle de classe depuis des mois, parfois depuis la rentrée dernière.
Sous le regard de l’autre
Car, au Sapadhe Preo (service d’assistance pédagogique à domicile, à l’hôpital ou à l’école – passerelle pour le retour dans l’établissement d’origine), les adolescents accueillis souffrent d’un mal encore sous-évalué, mais bien réel : le retrait scolaire anxieux. « A la différence des décrocheurs, ces enfants ou adolescents ont envie d’aller en classe mais en sont incapables. Cette peur paralysante, qu’on appelle aussi “phobie scolaire”, apparaît en général à partir de la 6e, période de profonds chamboulements psychiques et physiques », renseigne Pauline de Werbier, psychologue au sein du service depuis la rentrée 2020. Initialement pensé pour assister ponctuellement des élèves victimes de maladie ou d’accident, le dispositif gratuit, piloté par l’Education nationale, a ici pour vocation de maintenir un lien entre l’enfant ou l’adolescent et son établissement d’origine, tout en mettant ses angoisses scolaires à distance. La finalité ? Soutenir son retour progressif dans son collège en procurant un accompagnement transversal et individualisé.
Créé en 2016, le service est géré et mis en œuvre par l’association Les PEP (pupilles de l’enseignement public) Atlantique Anjou, et propose un suivi d’une durée de huit semaines. Quatre demi-journées par semaine, des collégiens âgés de 11 à 15 ans y sont accueillis, dans un lieu volontairement neutre. « Il faut que les sessions aient lieu dans un endroit détaché de toute connotation avec l’école car, pour certains, la moindre évocation peut être source d’angoisses et, potentiellement, de nouveaux blocages, ce que nous voulons éviter à tout prix », objecte Wilfried Genetine. Lorsqu’il n’est pas face à ses élèves scolarisés dans un collège situé dans le nord de l’agglomération nantaise, ce professeur d’arts plastiques intervient bénévolement au Sapadhe Preo, à raison de deux heures hebdomadaires. L’activité proposée ce jour-là consiste à partir d’un geste libre avec de l’encre noire sur une feuille blanche imbibée d’eau pour aborder la notion de « figuration ». « Il s’agit surtout d’un prétexte pour les faire parler, confie le fonctionnaire. Ces jeunes ont très peur du regard de l’autre. Or l’art permet de contourner cet écueil et, à travers lui, la parole se délie. »
Œuvrant à un objectif similaire, Bryan Tavernier propose, quant à lui, des activités inspirées des outils d’animation développés dans le cadre de l’éducation populaire, qu’il décline au fil des séances. Graffitis, théâtre, écriture, jeux de coopération (petit bac, cadavre exquis, portrait chinois, etc.), débats thématiques… autant de supports qui encouragent l’expression de soi et le lâcher-prise. « Lorsqu’ils arrivent, ils sont souvent abattus, dans le repli d’eux-mêmes. A travers ces activités, qu’on module en fonction de leur réaction, ils reprennent progressivement confiance en eux et en leurs compétences, qu’ils sont nombreux à dénigrer. Et ce, alors que la plupart des élèves que nous suivons n’ont aucune difficulté scolaire », observe Bryan Tavernier.
Apparences trompeuses
Egalement au programme de ces sessions, des ateliers collectifs à visée thérapeutique sont animés par la psychologue du service. Couplés à des entretiens individuels hebdomadaires, ils permettent souvent de comprendre comment le refus scolaire anxieux s’est installé. « Il faut y voir le signe d’un mal-être plus profond, généralement présent dès le primaire, qui, faute d’avoir été diagnostiqué à temps, s’ancre jusqu’à provoquer la rupture scolaire partielle ou totale, explicite Pauline de Werbier. En creusant, on se rend ainsi compte qu’il existait déjà des signes avant-coureurs, notamment dans le discours que nous livrent les parents lors de l’entretien de préadmission. » Il revient à la spécialiste d’effectuer ce travail de décorticage avec le jeune et sa famille, afin de percer à jour d’éventuelles difficultés sous-jacentes. Les plus fréquentes étant une situation de harcèlement, une forte pression au niveau des apprentissages ou la réactivation d’angoisses de séparation, à l’occasion d’un événement traumatisant sur le plan familial (décès, maladie, chômage d’un proche).
Rencontrés à trois reprises, les parents représentent ainsi des acteurs essentiels de la prise en charge socio-éducative. Si elle est exigée, leur adhésion se révèle bénéfique, ne serait-ce que parce qu’elle permet souvent de démêler des tensions accumulées à mesure que le collégien s’est retiré des enseignements. « Avoir un enfant en situation de refus scolaire anxieux perturbe tout le schéma familial. Certains parents pensent à tort qu’il s’agit d’un manque de volonté de la part de leur enfant ; ce qui entraîne de la culpabilité chez ce dernier. On fait alors fonction de tiers quand une rupture de communication apparaît entre la famille et l’enfant, mais aussi avec l’équipe du collège », ajoute l’éducateur spécialisé.
La parole libérée et le trouble acté, l’accompagnement peut se dérouler en toute sérénité, avec la garantie toutefois que le jeune bénéficie d’une prise en charge psychothérapeutique en parallèle pour « qu’il puisse venir traiter ce qu’il se passe en individuel ».
Émulation collective
Là n’est pas, en effet, la vocation du Sapadhe Preo qui, malgré un suivi taillé sur mesure, fonde son action sur une dynamique collective entre pairs. « Cela les rassure de savoir qu’ils ne sont pas seuls dans leur cas, poursuit Bryan Tavernier. C’est frappant de voir à quel point ils reprennent un peu de consistance au contact des autres. Mais l’inverse est aussi vrai, à savoir qu’il suffit qu’un jeune n’adhère pas au dispositif pour que l’ensemble du groupe soit démotivé. » Le cas s’est d’ailleurs produit lors d’une session précédente, et l’équipe a eu le plus grand mal à rebooster les troupes. Heureusement, pour Lila, Léa et Lenny, aucun épisode de la sorte n’est venu chahuter l’équilibre de leur groupe. Etrangers il y a seulement cinq semaines, les adolescents entament la seconde moitié de leur parcours sous le signe, pour certains, de l’amitié et, pour tous, de l’émulation collective.
Un soutien d’autant plus précieux qu’une pointe d’angoisse commence à froisser quelques-uns de ces visages encore enfantins. En effet, d’ici deux à trois semaines au plus tard, les équipes éducatives se réuniront pour déterminer les modalités de retour au collège. Plus l’échéance approche, plus Cerise, 14 ans, redoute d’arpenter les couloirs de son établissement. « Je sais que l’équipe qui me suis ici a déjà prévu des aménagements pour moi et qu’ils vont continuer à me suivre, mais je ne peux pas m’empêcher de stresser », confie la jeune fille d’une voix fluette. Présente à ses côtés depuis le début de la session, Marie-Christine Olivier redouble d’efforts pour la rassurer lors des entretiens prévus chaque semaine en tête à tête. « Rien ne sera fait sans ton feu vert et celui de ta famille, lui glisse-t-elle avec un sourire. Sache que nous ferons notre possible pour t’aider à retourner en classe dans les conditions les moins pénibles pour toi. »
Dès lors, il est rare que les enfants ou adolescents en situation de refus scolaire anxieux soient en capacité de reprendre leur scolarité à temps plein à leur sortie du dispositif. C’est pourquoi une réunion vient clôturer l’accompagnement pédagogique au sein du Sapadhe Preo, avec, d’un côté, le conseiller principal d’éducation (CPE), le professeur principal et l’infirmière scolaire et, de l’autre, le jeune, sa famille et l’équipe du service d’assistance. Son objectif vise généralement à déterminer les aménagements nécessaires à un retour en douceur vers un projet scolaire. Heures d’Apadhe (accompagnement pédagogique à domicile, à l’hôpital ou à l’école) dispensées par un enseignant de confiance, classe-relais, temps scolaire partiel, stages, changement de classe, voire de filière… Tels sont quelques-unes des solutions mises à disposition par les établissements de l’enseignement public, aujourd’hui mieux informés sur ce mal d’école qui ronge de plus en plus d’élèves.
Au cours de ces dernières années, et particulièrement depuis la crise sanitaire liée à la Covid-19, le nombre de jeunes concernés n’a cessé de croître. En Loire-Atlantique et en Anjou, ils représentent la moitié des 300 dossiers d’Apadhe confiés aux PEP, l’autre moitié étant proposée aux enfants ou adolescents empêchés pour raison de santé de fréquenter l’école dans les conditions habituelles.
Pluridisciplinarité inédite
Face à ce phénomène, les deux enseignants référents du service, chargés de coordonner la mise en place et le suivi de l’Apadhe, assurent un rôle pivot. Il se traduit par des actions concrètes, telles que la transmission hebdomadaire des tableaux d’assiduité, qui permet au collège d’origine d’avoir des nouvelles de ses élèves, la gestion administrative des dossiers ou encore l’élaboration du projet pédagogique, en concertation avec les différents acteurs impliqués et les enseignants. Mais, en creux, leur intervention est surtout capitale pour faciliter le dialogue interdisciplinaire. « C’est un véritable atout de ce dispositif que de favoriser une collaboration pluriprofessionnelle dont l’Education nationale est peu coutumière, et d’avoir ainsi des regards croisés sur la situation vécue par les jeunes suivis dans ce cadre », abonde Marie-Christine Olivier.
Aussi profitable que soit cette démarche pour les professionnels concernés, suffit-elle à remettre ces collégiens sur les rails de leur scolarité ? Parmi les 40 élèves ayant été intégrés au dispositif, tous sont sortis avec une solution clé en main, qu’il s’agisse d’un aménagement de leur scolarité ou d’une orientation vers un projet professionnel, souvent couplés à un suivi psychothérapeutique. Là demeurel’unique garantie fournie par l’équipe du Sapadhe Preo, en l’absence d’un suivi au long cours.
De quoi remettre en cause l’intérêt de ce dispositif ? Loin s’en faut. « Lorsque le trouble est pris en charge à temps, la réanimation peut être flagrante chez certains, remarque Pauline de Werbier. Et, dans tous les cas, ce service permet aux collégiens en souffrance de souffler, tout comme il redonne de l’espoir à leurs familles, souvent à court de solutions avant de nous rencontrer. »