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Aide sociale à l’enfance : Le Lieu, un dispositif où les ados sentent qu’ils comptent

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Crédit photo Pascal Bastien
A Mulhouse, les travailleurs sociaux de l’association Le Lieu tentent d’accrocher les jeunes en rupture, puis de les aider à retrouver un rythme régulier, à démarrer une formation, à réveiller leurs envies et à sécuriser leurs affects. Un dispositif qui commence à essaimer en Alsace.

Ce matin, le Lieu tranche avec l’animation de la rue commerçante de l’autre côté de la cour, dans le centre-ville de Mulhouse (Haut-Rhin). La plupart des travailleurs sociaux de l’équipe se trouvent à l’extérieur, avec des jeunes en activité ou en déplacement. Marion Marck, éducatrice spécialisée, s’est isolée avec la mère d’une jeune fille qui n’est plus placée auprès de l’équipe depuis sa majorité. Elles recoupent les maigres nouvelles qu’elles ont d’elle, vraisemblablement embarquée de nouveau dans un réseau de prostitution à Strasbourg.

Depuis 2016, la douzaine de travailleurs sociaux de l’association Le Lieu accompagnent une vingtaine d’adolescents en rupture qui leur sont confiés par les services de l’aide sociale à l’enfance du Haut-Rhin. « Ces jeunes de 12 à 18 ans ont déjà fait exploser les collectifs en institution ou leurs placements n’ont pas été exécutés parce qu’ils fuient les éducateurs », explique Sébastien Castells, directeur du dispositif. La moitié des jeunes placés auprès du Lieu sont hébergés par des associations partenaires, d’autres logent dans leurs familles ou préfèrent un pied-à-terre chez des connaissances.

La proximité de la gare facilite l’accessibilité des locaux à des adolescents très mobiles, voire en errance : 75 % d’entre eux passent régulièrement. Visites à domicile, rencontres avec les proches, rendez-vous administratifs ou de soins, déplacements sur des lieux de crise… La majeure partie du travail de l’équipe se fait cependant à l’extérieur. Le portable de chacun reste allumé 24 heures sur 24. Premier objectif : que le jeune sente qu’il compte. Un travail de longue haleine, qui débute souvent bien avant la première rencontre et que l’équipe du Lieu appelle la « présence dans l’absence ». Se signaler sans relâche par l’intermédiaire des autres jeunes, en se présentant à la famille ou via les réseaux sociaux… Jusqu’à ce qu’un jour il accepte le contact.

Premier passage ce matin, David a un pépin. Après un rejet de paiement, il a découvert que son compte est clôturé. « Quand tu as des problèmes, tu viens ici et ils t’aident », résume le jeune majeur, placé jusqu’à l’été dernier auprès de l’équipe. « J’aime les éducateurs et l’ambiance. » Après le calme, la tempête. Il est déjà midi et les adolescents arrivent en trombe. Les uns sont enfin réveillés. Les autres rentrent de leurs activités matinales. « Trop de monde à la fois, s’inquiète Sébastien Castells. Le Lieu n’est pas un accueil de jour. A plus de quatre, on rentre dans les mêmes rapports de force qu’en foyer. Nous suivons des victimes et des bourreaux. Il y a des rencontres à éviter. Et certains peuvent en entraîner d’autres dans leurs mauvais plans. »

Une autre image de soi

Fatima Ghalem, assistante de direction polyvalente, et Céline Burgy, conseillère en économie sociale et familiale (CESF), improvisent une activité de pâte à crêpes. « Avant, j’étais tout le temps en fugue », confie Elena, 17 ans, dans le calme du petit salon. « Un jour, ça a pété chez moi. Je me suis retrouvée en garde à vue. Alors Sébastien est venu me chercher. » Ici, la jeune fille se sent « en sécurité ». « Cet endroit m’apaise. Je sais que je peux compter sur eux. » Comme elle, Steeve, 17 ans, revient de la salle de sport. « Pour mes séances, il faut que je me lève à 8 h 30 trois fois par semaine », explique le jeune homme, suivi au Lieu depuis ses 15 ans. « Je suis en train de corriger mon rythme parce que j’ai du mal à me réveiller », reconnaît-il, motivé par l’espoir d’entamer une formation. L’activité est aussi une opportunité pour lui de se réconcilier avec son image, glissera en aparté Sébastien Castells. « Ici, c’est beaucoup plus ouvert », apprécie Steeve, après une expérience maudite dans des foyers. « On n’a pas juste un seul éducateur. » Parmi ses plaisirs, il évoque dans un grand sourire le match de Ligue 1 auquel il a eu la chance d’assister à Strasbourg.

Si l’aide sociale à l’enfance pose des contrats d’objectifs personnalisés pour chaque jeune, l’association entend rester modeste. « Nous souhaitons déjà réveiller du désir en eux, prévient Sébastien Castells, les faire passer de la survie à la vie, par de la régularité, de la communication… Ensuite, nous accompagnons surtout des tentatives d’insertion, des aller-retours. L’envie est là. Mais les exigences des dispositifs en excluent beaucoup dès le démarrage. »

« Créer des souvenirs par de petits riens les valorisent », met en avant Marion Marck. « Quand ils arrivent et qu’on leur demande à quoi ils rêvent, certains nous font des réponses déroutantes, fumer une cigarette par exemple », confie Céline Burgy, qui avoue ne connaître qu’une infime partie de ce qu’ils vivent. Pour bâtir une relation de confiance, l’équipe a pour principe de respecter ce que le jeune veut bien dire, sans le juger ni faire de choix à sa place. « Cela peut mettre du temps pour qu’il dépasse ses craintes de nous choquer », note la CESF.

Parmi les jeunes filles suivies, 90 % sont ou ont été victimes de violences sexuelles dans un contexte de prostitution. Au début, l’association faisait des signalements, mais les plaintes n’aboutissaient pas. « Elles défendaient s’être présentées comme majeures », se souvient Céline Burgy. Aujourd’hui, sans travail frontal, elle et ses collègues leur offrent des temps de pause et se concentrent sur la prévention et le rétablissement de l’estime de soi, grâce à de nombreuses activités créatives ou sportives et en partenariat avec le Mouvement du Nid, le Planning familial ou encore une esthéticienne. « Nous ne savons pas tout faire », insiste Céline Burgy. L’association participe aux instances départementales de protection juvénile.

Sébastien Castells, diplômé en arts dramatiques et ancien enfant placé, a d’abord souhaité fonder ce dispositif innovant sur le « théâtre de l’opprimé ». Cette démarche théâtrale consiste pour le participant à rejouer un vécu traumatisant avant que ses pairs en interprètent une version plus heureuse. Au fil du temps, la palette d’activités s’est enrichie au contact de chacun, adolescents comme professionnels. « En ce moment, un jeune passionné de ski prépare une proposition détaillée de séjour à la montagne, illustre-t-il. Inspirés par une structure partenaire québécoise, les professionnels font équipe avec leur public. » D’anciens jeunes placés siègent au conseil d’administration de l’association. « Nous avançons en transparence. Des adolescents participent à nos réunions avec les départements. Les jeunes et les familles prennent part aux réflexions pour faire évoluer nos pratiques », note le directeur.

« Ici, si tu fais des conneries, ils ne vont pas t’enfoncer davantage. Ils vont discuter du pourquoi plutôt que de faire un rapport au juge », salue Mickaël, 18 ans, qui a été placé auprès du Lieu de ses 14 à ses 16 ans et demi. « On va chercher ensemble comment éviter les choses. Pour moi, ç’a été le théâtre. Je ne pensais plus qu’à ça. » Sans emploi, le jeune majeur rentre ce midi d’une école où il anime une fois par semaine un atelier de théâtre de l’opprimé aux côtés de deux travailleurs sociaux. « Avant, nous travaillions auprès de personnes âgées. Avec les enfants, c’est plus speed. »

« On m’appelle le soleil »

Professionnels et jeunes interviennent régulièrement dans une dizaine d’établissements scolaires et médico-sociaux. Les revenus de cette activité théâtrale fournissent au Lieu une marge d’action précieuse. Ils lui permettent d’assurer un soutien minimal aux anciens placés qui continuent de le solliciter – une vingtaine en ce moment. Ils financent aussi des séjours de rupture souvent individuels, au vert pour quelques jours comme à l’étranger pour quelques semaines.

Crêpes au gruyère ou au Nutella, à la cuisine, les jeunes sont comblés. La tablée est exceptionnelle, insiste Sébastien, qui ne baisse pas la garde derrière ses rires. Olivier Simon, éducateur spécialisé, souhaite justement porter un toast. Le département du Territoire de Belfort vient de valider deux nouvelles maisons indépendantes dans sa préfecture. Une trentaine de jeunes seront désormais confiés à trois petites équipes indépendantes rattachées à trois lieux repères : Mulhouse, Colmar et Belfort.

« Ici on m’appelle le soleil », annonce Kim, 16 ans, alors que les jeunes s’attardent autour d’une partie de cartes avec Marion Marck. « Olivier est comme ma famille », s’enthousiasme-t-elle, déçue des éducateurs qui l’ont suivie depuis ses 5 ans. « Au Lieu, c’est très créatif. » L’adolescente est fière d’avoir pris confiance en ses talents à travers les ateliers d’écriture et la médiation animale. Elle a d’ailleurs une piste pour faire un service civique dans ce domaine.

« Nous aidons d’abord les jeunes à apprendre à se connaître et à identifier ce que l’on appelle leurs “nœuds”, pour éviter qu’ils se mettent en difficulté », explique Olivier Simon, vigilant à la manière dont Kim investit ses relations. « Avec du temps, elle prend conscience d’attentes inappropriées qui peuvent mener à des situations d’emprise. » Pour lui, la disponibilité et la mobilité de l’équipe sont des atouts décisifs à l’égard de ces jeunes. « Leurs besoins ne se rangent pas dans des horaires de bureau. Il faut y répondre au moment où ils se présentent pour ne pas passer à côté », défend l’éducateur, référent de trois adolescents.

Dans le petit salon, Fatima Ghalem chante en jouant du synthétiseur. Installé dans un canapé, Mehdi fait bonne figure malgré ses gestes ralentis. Les éducateurs se doutent qu’il est sous l’emprise du cannabis. Les stupéfiants s’invitent facilement au Lieu. « Nos limites ne vont jamais au-delà d’un éloignement de la maison. Nous ne voulons surtout pas créer de situation de rupture du lien », explique Céline Burgy.

Cet après-midi, cap sur une salle de sport à la périphérie de la ville, avec Céline Burgy et Marion Marck. Les deux travailleuses sociales ont pris au mot le rêve d’un jeune qui a inspiré le projet de grimper au sommet du mont Blanc. Pour s’y préparer, les éducatrices et quatre jeunes volontaires suivent un programme de gym et de randonnées. Le groupe vise d’abord l’ascension d’un mont suisse plus accessible à des novices. Aujourd’hui, Célia est au rendez-vous, mais Eddy a trouvé mieux à faire. Les deux autres ont déjà abandonné. « Ces jeunes sont dans l’immédiateté, n’ignore pas Marion Marck. C’est dur pour eux de se projeter. » Sur le tatami, le coach encourage les trois femmes. Sous Céline Burgy et Marion Marck, en position de pompes, Célia s’efforce de ramper, puis c’est au tour des deux autres. Le trio doit atteindre le bout du tapis en un temps compté. La victoire vire aux éclats de rire.

En fin de journée, une association de défense des droits des femmes va remettre un chèque à l’association pour soutenir une adaptation théâtrale suivie d’une tournée. Il s’agit de la célèbre pièce Je suis une créature émotionnelle, de la dramaturge américaine Eve Ensler, mise en scène par Sébastien Castells et montée en collaboration avec l’association Appui, qui accompagne des victimes de violences conjugales. En attendant les donatrices, Nora, ex-placée, et Vanessa, d’Appui, répètent dans les locaux du Lieu. « Je ne suis même pas féministe. Mais beaucoup de féministes sont venus pleurer dans nos bras et nous ont prises pour des professionnelles », s’amuse Vanessa, grisée par une scène en Avignon avant que la Covid ne suspende l’aventure. Leur prochaine date est dans deux mois. « Moi, je suis féministe », affirme Nora.

Lorsque la jeune femme avait 16 ans, Sébastien était venu en urgence à Paris pour la tirer d’affaire. Et à ses 19 ans, la voilà au micro. Sa passion pour le chant s’est concrétisée avec Fatima Ghalem, qui a ajouté au Lieu sa touche musicale. Par cette entrée, Nora a appris l’importance du travail. La mentor l’accompagnera jusqu’à un enregistrement prévu en studio. Ensuite, la jeune adulte ne pourra plus bénéficier de l’atelier. Grâce à sa réorganisation, Le Lieu va désormais pouvoir encadrer quelques contrats jeunes majeurs. Pour ne pas créer de nouvelles ruptures à 18 ans.

Notes

(1) Tous les jeunes cités sont anonymisés.

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