Emmitouflés dans leur indispensable panoplie d’hiver (manteau, bonnet, écharpe et gants), les cinq bambins se ruent dans le jardinet, sous la surveillance d’Anne Larère et de Bahia Seffar. Diego et Aslam, 2 ans, enfourchent respectivement draisienne et trotteur ; Angel, 5 ans, fait des allers-retours à toute allure sur sa trottinette ; Maria José, 8 ans, s’amuse à mettre des buts dans la cage de football ; et Kenji, 2 ans, déambule sans choisir d’activité. Le verglas qui s’est déposé pendant la nuit sur le toboggan fond sous le pâle soleil de décembre. La scène a tout d’une matinée ordinaire dans un service de garde d’enfants. Pourtant, le relais parental de Besançon n’est pas une structure comme les autres. Ici, les parents qui rencontrent une difficulté ponctuelle peuvent déposer leurs enfants pour la demi-journée, la journée, la nuit, plusieurs jours, voire quelques semaines. Un accueil « à la carte », sans rupture avec l’environnement social et scolaire de l’enfant, comme pourrait le proposer « une grand-mère, une tante ou une amie chère », résume Céline Emonin, la directrice adjointe. Les intervenants sociaux qui travaillent au relais sont chargés d’accompagner les enfants scolarisés dans leur école habituelle et d’assurer le suivi de leurs activités extrascolaires ou de leurs rendez-vous médicaux.
Le relais parental de Besançon a ouvert ses portes en 1994 à l’initiative d’Annick Labourey, à l’époque éducatrice spécialisée dans un centre d’hébergement pour femmes victimes de violences, géré par l’Addsea (Association départementale du Doubs de sauvegarde de l’enfant à l’adulte). Elle constate alors que ces femmes sont souvent cheffes de famille monoparentale, souffrent d’isolement et évoquent leurs difficultés à être parent en l’absence d’un réseau familial de soutien, particulièrement en cas d’hospitalisation, de recherche d’emploi ou de travail en horaires décalés. Son idée ? Inventer un lieu qui permette, lorsqu’elles en éprouvent le besoin, d’accueillir leurs enfants sans séparer les fratries, de manière à concilier leurs responsabilités familiales et leurs démarches d’insertion sociale et professionnelle. Grâce au soutien à l’époque du conseil général du Doubs, l’Addsea lance ce service expérimental. Puis, au vu de son succès, ouvre quatre ans plus tard un lieu identique à Audincourt, près de Montbéliard, dans le nord du département. En 2007, l’association va plus loin dans le Haut-Doubs voisin. Elle crée un relais parental à Pontarlier où un autre outil est mis en place pour les familles : des assistantes familiales accueillent les enfants à leur domicile, selon les mêmes modalités que les relais parentaux. Chaque structure dispose de dix places pour des petits de 0 à 10 ans, mais la flexibilité est une règle d’or : pour ne pas séparer des fratries, elle peut accueillir des enfants un peu plus âgés ou en plus grand nombre que prévu.
Prêter main-forte
Les relais travaillent en collaboration avec les services de protection de l’enfance, soit pour un accueil dans l’attente d’un placement, soit en relais à d’autres lieux de confiage, en espérant qu’une solution pérenne soit trouvée. Céline Emonin est également directrice d’un service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) qui met en œuvre des mesures de protection des mineurs en danger. « Au relais, nous prêtons main-forte aux services de protection de l’enfance quand il le faut, détaille-t-elle. En cas de mesure éducative, les intervenants vont au domicile familial et, s’ils constatent que les enfants ont besoin d’un temps d’hébergement, ils les adressent ici. Quand ils voient que la situation est dangereuse pour l’enfant placé et qu’il faut l’extraire de son environnement, ils peuvent nous appeler. Nous comptons parmi les services de repli et pouvons accueillir l’enfant dans l’urgence, le temps que la situation se calme. »
Cheffe de service éducatif pour les trois relais parentaux de l’Addsea, Stéphanie Chenevez abonde : « Je me demande comment opèrent les départements dépourvus de ce type de structure. Notamment en cas d’hospitalisation d’une mère, qui implique que l’on aille chercher les petits. Régulièrement, des mères déménagent et nous demandent comment elles vont se débrouiller sans notre dispositif. » Car si le relais parental de Besançon a été précurseur, son exemple n’a été que peu suivi en France, où seuls une petite dizaine d’établissements de ce type sont recensés. Leur nombre pourrait néanmoins augmenter dans les prochaines années. C’est la préconisation donnée par Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de l’enfance et des familles auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, dans sa stratégie de protection de l’enfance 2020-2022, où est affirmée la volonté de développer les possibilités de relais parental. Ainsi, 20 nouveaux relais devraient être créés sur le territoire français.
Droit au répit parental
Outre l’accueil des enfants lorsque leurs parents sont hospitalisés, en insertion professionnelle ou occupés par des démarches sociales (tâches administratives, Pôle emploi, titres de séjour, cours de français, etc.), les relais œuvrent dans le cadre du répit parental. Dès la création de ce service, Annick Labourey, qui a dirigé les relais jusqu’à son départ à la retraite en 2020, a porté cette dynamique à l’époque visionnaire, alors qu’il n’était pas encore question de charge mentale ni de burn-out parental. Stéphanie Chenevez insiste sur un aspect primordial : « Un parent isolé doit pouvoir dire : “Je n’en peux plus, je n’y arrive pas, j’ai des difficultés dans le lien avec cet enfant-là, je suis épuisé, prenez mon enfant…” Au relais, l’enfant profite d’activités ludiques, il sort de sa problématique familiale. Notre assistante sociale peut accompagner une mère dans ses difficultés avec son enfant. Nous faisons le pari que l’un et l’autre vivront alors des expériences de leur côté, et qu’ils pourront ensuite se retrouver dans un contexte plus favorable. »
Quelle que soit la raison de l’accueil d’un enfant au relais parental, il intervient avec l’accord des parents et par contrat. Ce matin-là, une femme se rend au relais de Besançon, où sa fille de 9 ans a passé la nuit, et souhaite fixer d’autres dates d’accueil. « J’élève ma fille seule. En général, elle vient ici pour une nuit ou deux, de 24 à 48 heures. Mais il est arrivé qu’elle reste plus longtemps à une période où j’avais besoin d’être hospitalisée, décrit-elle, les traits tirés. Le relais est un véritable bol d’air pour moi, il m’aide à souffler car je n’ai pas de famille sur qui compter. Ça me fait un peu de temps pour me reposer, décompresser, sortir un peu, faire des choses impossibles lorsque je suis seule avec elle. Quand elle est ici, je ne m’inquiète pas du tout, j’ai toute confiance dans le relais, je sais qu’elle est entre de bonnes mains, qu’elle s’amuse et que les professionnels sont super. » Les enfants présents ce jour illustrent la diversité des profils familiaux. Les parents de Maria José, colombiens, ont dû se rendre à Paris pour gérer leur demande de titre de séjour. Les mères d’Aslam, de Kenji et de Diego sont à bout et ont besoin de répit. Angel, lui, est un cas à part : cela fait plusieurs mois qu’il loge au relais avec son cousin Adolfo, à la suite du décès de leur grand-mère chez qui ils vivaient depuis des années. Leurs mères, qui vivent en Guinée, n’ont pas encore réussi à venir les chercher. Le petit, très perturbé par la perte de sa grand-mère, est sujet à des crises de colère violentes et a été déscolarisé pour le moment.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le relais de Besançon jouxte le quartier populaire de Planoise, marqué par l’urbanisme collectif typique des années 1970 et abritant principalement des populations immigrées modestes. Les parents qui ont le plus régulièrement recours au relais connaissent en général des difficultés économiques et sociales. La garde de leurs enfants n’est cependant pas gratuite : de 2,60 € à 3 € pour une demi-journée d’accueil, et de 5,90 € à 7,50 € pour la journée complète avec hébergement, selon les revenus parentaux. « C’est une question de principe, de responsabilité à l’égard de l’enfant, de don et de contre-don », souligne Céline Emonin. Mais la structure, qui a reçu en moyenne 40 enfants par mois en 2020, est intégralement financée par le conseil départemental du Doubs.
Flexibilité des professionnels
Anne Larère, intervenante sociale, fait revenir des échalotes dans la cuisine, qui s’ouvre sur la salle de vie aux murs de laquelle sont accrochés des dessins d’enfants et des décorations de Noël. Les feuilles de papier de l’activité « peinture » du matin sèchent sur un buffet. « Je tiens absolument à ce qu’ils goûtent de tout, découvrent des saveurs dont ils n’ont pas l’habitude », insiste la professionnelle, lancée dans sa préparation de curry de poulet. En temps normal, une maîtresse de maison se charge des repas, mais ce jour elle est confinée à domicile pour cause de Covid. Après une dizaine d’années passées dans le secteur social, dont un an à travailler au relais, Anne Larère s’apprête à revenir à son ancien métier de professeure de mathématiques. « On se rend compte ici que de nombreuses familles sont très isolées. Dans le cadre du répit parental, je me dis qu’on ne soulage pas seulement les parents : on permet d’éviter de très grosses crises. Mais il est pour moi assez frustrant de ne pas suivre les enfants qu’on accueille dans la durée, tempère-t-elle. On observe des choses à travailler au niveau comportemental avec certains, puis on ne les revoit plus pendant plusieurs semaines. »
Bahia Seffar, sa collègue salariée au relais depuis vingt ans, n’éprouve aucune lassitude : « J’aime le contact avec les enfants et tout ce que je fais ici. Lorsqu’il y a des problèmes avec certains, toute l’équipe se soutient, c’est vraiment agréable. » L’accueil « à la carte » que proposent les relais parentaux contraint les professionnels à une flexibilité quotidienne, tant le turn-over est important. S’adapter à des enfants différents chaque jour et ne pas avoir la possibilité de les voir évoluer dans le temps représente un défi de chaque instant, avec ses avantages et ses inconvénients. C’est ce qui anime Valérie Vuillaume, assistante familiale au relais depuis 2019 et de passage ce matin-là à l’antenne de Besançon. Elle accueille chez elle, près de Pontarlier, jusqu’à 7 enfants par jour. « Je ne suis pas dans une routine comme à l’aide sociale à l’enfance, où l’on doit garder les enfants en continu, assurer leur suivi médical, etc. J’aime avoir des jeunes différents, des âges variés. En ce moment, j’accueille régulièrement deux jumeaux de quatre mois et demi parce que leur maman est épuisée, mais aussi une jeune fille de 16 ans qui a un bébé d’un an », décrit-elle avec enthousiasme.
La maison est devenue silencieuse, les enfants sont partis à la sieste dans les chambres à l’étage. Tous, excepté Angel, rentreront chez eux en fin de journée. Les intervenants sociaux de l’équipe du soir s’apprêtent à prendre leur poste : les écoliers qui passent la nuit au relais vont bientôt rentrer de l’école. Viendront ensuite les temps des devoirs, de prendre leur douche, de préparer leurs affaires du lendemain et, enfin, du dîner et du coucher. Presque comme à la maison.
