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Protection de l'enfance : « une souffrance éthique à la hauteur de l’engagement »

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Gilles Henry

Crédit photo DR
Comme dans d’autres champs du secteur social et médico-social, la lassitude s’installe chez les professionnels de la protection de l’enfance au point de ne plus attirer de nouvelles recrues. C’est pourtant du terrain que des changements peuvent survenir, estime Gilles Henry, ancien cadre au sein de l'aide sociale à l'enfance et docteur en sociologie.

Actualités sociales hebdomadaires : Vous avez vécu l’aide sociale à l’enfance de l’intérieur en tant que cadre et de l’extérieur en tant que sociologue. Qu’en retenez-vous ?

Gilles Henry - En tant que cadre, la mission était passionnante mais il était nécessaire pour moi de prendre de la distance. La complexité des interactions implique une multitude d’intervenants tous champs confondus (social, judiciaire, civil, familial…), chacun développant des stratégies propres. Au milieu de tous ces acteurs, il y a un enfant. La protection de l’enfance ne donne à voir à l’extérieur que des événements dramatiques, des prises de position ou des reportages à charge. Nous avons un droit de réserve, et ne pouvons donc jamais nous défendre. C’est la dimension frustrante de l’aide sociale à l’enfance quand elle est désignée à la vindicte populaire. Les actions menées par les professionnels sont peu connues dans l’espace public. Pourtant, ils font preuve d’un engagement remarquable. La plupart d’entre eux ne comptent pas leur temps jusqu’à prendre des risques pour leur santé. Hélas, cette mobilisation n’est pas valorisée par les institutions qui les emploient. L’enfance maltraitée est un domaine moins porteur politiquement que le soutien à une équipe sportive de haut niveau. Sur le plan syndical, la colère est à son paroxysme chez les travailleurs sociaux et médico-sociaux. Il y a beaucoup de désespoir.

Quelles en sont les raisons ?

D’abord, le manque de reconnaissance de leur travail. Ensuite, chaque département réduit ses moyens humains et financiers. Tout est compté. On évoque la performance de la protection de l’enfance mais peut-on parler de rentabilité dans ce secteur ? C’est extrêmement difficile car la réussite éducative passe aussi par des échecs, des rebonds. On ne permet pas à un enfant ou à une famille de reconquérir son autonomie en un claquement de doigts. Ce temps nécessaire n’est jamais pris en compte dans la comptabilité publique. Cela angoisse les professionnels et génère même des effets pervers. Certaines familles pourraient sortir du système. Mais pour des raisons de quotas d’enfants par travailleur social, elles sont parfois maintenues dans la file active encore six mois. Ces phénomènes existent à tous les niveaux. Le ministère de la Justice est également soumis à des contraintes budgétaires. Or, pour embaucher un juge des enfants, il doit justifier d’un certain nombre de situations à traiter. Au moment du vote de la loi de 2007, tendant à une déjudiciarisation de la protection de l’enfance, un magistrat m’avait avoué craindre de se retrouver au chômage. Dans les faits, il y a eu une hausse des mesures de protection judiciaire depuis que la loi a été promulguée. C’est un étrange paradoxe.

On parle beaucoup d’attractivité des métiers aujourd’hui. Est-ce difficile de recruter en protection de l’enfance ?

Autant il y a dix ou vingt ans, les travailleurs sociaux mettaient un point d’honneur à s’engager dans la protection de l’enfance au début de leur carrière, autant il est difficile d’en recruter actuellement. Les étudiants qui viennent en stage dans nos services voient les conditions de travail se dégrader, les postes supprimés, les horaires à rallonge, la vie privée sacrifiée… Les établissements d’accueil d’urgence peinent encore davantage. Même si les éducateurs sont là pour les protéger, les enfants acceptent mal d’être séparés de leurs parents et développent des comportements agressifs, peu gratifiants, à leur égard. Les nouveaux professionnels arrivant sur le marché réfléchissent à deux fois avant d’y envisager une carrière. La qualité de l’engagement n’a pas d’âge – il n’y a pas d’un côté les anciens, militants, et de l’autre la jeune génération, démobilisée – mais il faut un minimum de conviction pour s’investir dans la protection de l’enfance, sous peine de rapidement déchanter. Malgré les critiques qu’ils émettent à l’encontre du système, les professionnels ne renoncent pas. Ils s’accrochent à leurs petites victoires et ont la croyance, de par leur éducation, leur histoire, leur culture, que tout être humain, y compris le plus abîmé par la vie, a une capacité à rebondir, aussi minime soit-elle.

Vous parlez néanmoins de « souffrance éthique »…

Nous vivons des tensions importantes en protection de l’enfance, des cas de conscience, des nuits blanches. On a parfois besoin de mettre des mots sur des problématiques. Mais les institutions n’ont pas les moyens de lancer des supervisions pour essayer de comprendre ce qui s’est joué dans telle ou telle situation. Sur le plan affectif, et malgré l’expérience, il est extrêmement violent d’emmener un enfant dans une famille d’accueil ou un établissement. Le soutien aux professionnels devrait être partie intégrante du métier. A défaut, on bricole et, à force, une souffrance éthique peut s’installer qui est à la hauteur de leur sens de l’engagement et de leurs valeurs. La logique de réduction des coûts ne doit pas l’emporter sur les enjeux. A vouloir rationaliser les moyens humains au plus près des familles, c’est tout le socle du système qui pourrait s’éroder. Avec la possibilité que des maltraitances à enfant passent au travers des mailles du filet et que les placements augmentent. L’évaluation des informations préoccupantes est déjà un maillon faible. Sauf préjudice avéré, on est un peu dans la précipitation. Il n’existe pas de grille d’évaluation objective fiable, ni de consensus sur la nécessité de transmettre ou non un signalement. La loi de mars 2016 oblige les départements à constituer des binômes pluridisciplinaires dédiés mais leur mise en place reste à considérer. L’absence de méthodologie rigoureuse risque de réduire l’évaluation à une pratique intuitive et subjective où les émotions prennent le pas sur la raison.

Dans ce contexte morose, quelles sont les pistes d’amélioration ?

La première vise à valoriser les compétences et l’expertise professionnelle des travailleurs sociaux et médico-sociaux. Quand un manager a affaire à des collaborateurs expérimentés, il ne doit pas le vivre comme un défi mais comme une chance. La seconde consiste à diminuer les réunions sur le thème des politiques publiques. Elles sont chronophages et déconnectées des réalités. Les véritables innovations viennent du terrain d’où la nécessité de renforcer le travail de proximité, là où tout se joue avec les familles. Ce sont les acteurs des territoires qui doivent alimenter la logique départementale et non la technostructure. Mais les enjeux de pouvoir entre les deux niveaux sont énormes. Le chemin à parcourir reste encore long pour qu’une dynamique de changement s’engage. L’espoir demeure cependant tenace chez les professionnels qui continuent à se battre pour les enfants et leurs familles.

Entretien

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