La crise sanitaire a imposé un huis clos familial qui a fait flamber les cas de maltraitance. Un sombre constat partagé par l’association L’Enfant bleu et l’Agence Havas, qui ont décidé d’agir. « Beaucoup d’enfants ont été enfermés avec leur agresseur et coupés des personnes de confiance, l’école, la famille élargie, les amis, explique Laura Morin, directrice de l’association. Notre objectif était donc de leur donner un nouveau moyen d’alerter sans se faire repérer, en intégrant un personnage au cœur même du jeu le plus populaire du moment. » Certains influenceurs-gamers très suivis sont mis dans la confidence et incitent leurs communautés à ajouter le personnage « Enfant bleu » si elles souhaitent se confier. Pour entrer en contact avec les enfants connectés et jouer sous les traits du personnage ailé, 20 bénévoles d’Havas se relaient 7 jours sur 7. « L’échange devait être restreint : une fois que le bénévole avait récolté les informations nécessaires (type de violence, auteur, lieu où se trouvait l’enfant), il transmettait les données à l’association, qui reprenait son travail habituel d’assistance et de soutien aux victimes », précise Laura Morin.
Fortnite, un choix « judicieux »
L’opération est un succès : en un mois, 1 200 enfants ajoutent le personnage, et 30 % d’entre eux se confient sur des problèmes de violences mais aussi de harcèlement scolaire, d’homophobie, de mal-être. Sur Europe 1, le 16 juin dernier, Adrien Taquet, secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance, ne cachait pas son enthousiasme et salue une « initiative formidable » et la volonté « d’aller chercher les jeunes là où ils se trouvent ».
Pour Michaël Stora, psychanalyste et cofondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), « choisir un jeu à succès, qui n’est justement pas un lieu dédié à un travail d’écoute de la souffrance des jeunes – le principe de Fortnite consistant à tuer tout le monde et être le dernier survivant – est très judicieux. Le monde virtuel, et le fait d’acheter l’apparence de son personnage, permet une désinhibition qui peut libérer la parole, ce qui est précieux dans le cas des enfants victimes de maltraitance. Même si, en ligne, se pose toujours la question de la véracité des propos tenus. »
Anne Gatecel, psychologue-clinicienne, partage cette réserve : « Cette expérience est très positive si le protocole est clair et que l’enfant est orienté le plus rapidement possible vers un professionnel pour un échange en présentiel. Il est déjà très compliqué de distinguer le réel de l’imaginaire dans le discours d’un enfant en face à face. »
Le délicat recueil des coordonnées
Porteuse de grands espoirs, cette expérimentation a rencontré quelques écueils, que Laura Morin espère corriger à l’avenir : « Fortnite est un jeu utilisé par les garçons à partir de 10 ans. Notre objectif est de créer un dispositif pérenne via des jeux pour filles et garçons de tout âge. Le recueil des coordonnées est également problématique. C’est pourquoi nous avons formé un groupe de travail pluridisciplinaire à partir de la rentrée pour développer le projet, avec Adrien Taquet, des représentants de la police judiciaire et du parquet de Paris, des éditeurs de jeux vidéo et des experts. »
Pour Anne Gatecel, se pose aussi une question d’éthique : « Le principe est de recueillir le témoignage de l’enfant à l’insu de ses parents. Quand une famille amène un enfant en consultation, même contrainte, elle reste actrice de la situation, et lui aussi, ce qui permet ensuite de travailler ensemble, même après avoir séparé temporairement ou définitivement l’enfant pour le protéger, ce qui est la priorité ».
Si le virtuel doit venir au secours des enfants maltraités non repérés par la communauté humaine, est-ce une chance ou le signe d’une faillite de la solidarité et de la responsabilité de tous ? Difficile en tout cas pour les professionnels de ne pas noter, en regard de ce nouvel outil de repérage de l’enfance en danger, les récentes difficultés de suivi pour les placer et les protéger, quand les faits de maltraitance sont avérés.