Dans toutes les formes d’accompagnement social, les professionnels peuvent être confrontés à des victimes de comportements harcelants ou sexistes. Il va sans dire qu’ils (elles, le plus souvent) peuvent également être directement l’objet de pareils agissements. Mais de quoi parle-t-on, au juste ? Depuis quelques années, nous constatons une inflation législative : les textes et les définitions se multiplient, mais le résultat n’est pas toujours à la hauteur des espérances et des discours, ni même des lois. Notamment parce que le problème n’est pas seulement juridique.
En 2018, le législateur a pénalisé certaines formes de goujaterie en introduisant dans le code pénal l’outrage sexiste (art. 621-1), consistant à « imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».
Abolir la présomption d’innocence ?
L’outrage sexiste est passible d’une amende de 750 € (le double en cas de relation d’autorité). Une circulaire du 3 septembre 2018 précise qu’il peut consister en des propositions sexuelles, des commentaires dégradants sur l’attitude vestimentaire ou l’apparence physique de la victime ou des attitudes non verbales (gestes, sifflements, bruits obscènes…). Sur le lieu de travail, cette infraction se superpose aux comportements sexistes passibles de sanctions disciplinaires pour « tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant » (code du travail [C. trav.], art. L. 1142-2-1).
A cette évolution de la loi, qui fait suite au partage de la charge de la preuve dans le code du travail en matière de harcèlement moral ou sexuel (C. trav., art. L. 1154-1), s’ajoute l’activisme d’un courant plus radical allant jusqu’à prôner l’abolition de la présomption d’innocence, ce qui obligerait la personne mise en cause à prouver ce qu’elle n’a pas fait. Certains considèrent que lutter contre le fléau des violences faites aux femmes, en y incluant les violences morales, le harcèlement et les comportements sexistes, justifie un tel bouleversement. Mais il serait contraire au droit à un procès équitable sacralisé par la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Le déclaratif ne suffit pas
D’aucuns évoquent un clivage générationnel, les jeunes travailleuses sociales étant, à juste titre, bien moins complaisantes avec certaines attitudes machistes, sans même évoquer les allusions à la « promotion canapé ». Pour autant qu’il soit si affirmé, ce clivage alimente l’idée que la qualification d’une attitude donnée peut parfois reposer sur la perception qu’en a la victime. La définition du sexisme dans la loi étant récente, la jurisprudence n’est pas formée, mais la tendance de la Cour de cassation, même en matière de harcèlement sexuel, est de laisser au juge du fond une grande marge d’appréciation et d’interprétation, mais sans aller jusqu’à donner total crédit à l’accusation sans preuve.
Pourtant, sans attendre la jurisprudence future, force est d’admettre que ces évolutions imposent déjà une modification des comportements, du moins sur le lieu de travail. Car, dans l’espace public, la peur de la sanction – au demeurant, très théorique – n’est pas vraiment dissuasive. Les hommes doivent se garder de toute blague salace, de toute remarque déplacée, de messages électroniques tendancieux, de tutoiement et de gestes inappropriés (même toucher le bras ou l’épaule). C’est encore plus vrai en cas d’importante différence d’âge et/ou de niveau hiérarchique entre les protagonistes.
En Espagne, le baiser forcé de l’entraîneur de l’équipe nationale féminine de football à une joueuse, dans l’euphorie d’une victoire en Coupe du monde cet été, a suscité un tumulte planétaire. On peut s’en réjouir, eut égard au caractère déplacé et irrespectueux de ce geste, mais non sans déplorer que des faits d’une bien plus grande gravité, notamment s’agissant de viols, soient banalisés et n’attirent guère l’attention des médias.
« Non », c’est « non » !
Doit-on craindre que ne s’instaure un climat de défiance et de peur entre les femmes et les hommes, une forme de « dérive à l’américaine » ? Nous n’en sommes pas là, et le lieu de travail est encore un de ceux où se crée le lien social et où les couples se font et parfois se défont. La loi et le juge s’efforcent de fixer la ligne de partage entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, entre la séduction et le harcèlement, entre la goujaterie et l’outrage. Mais la tâche est ardue pour l’employeur et l’encadrement – en l’espèce, les cadres socio-éducatifs et les conseillers techniques –, soumis en pratique à une obligation de moyen et de résultat et qui, comme le juge, ne peuvent néanmoins croire sur parole. Car, quand bien même l’affabulation serait-elle exceptionnelle, le déclaratif ne saurait suffire à déclencher une procédure judiciaire. Et il n’est pas dans l’intérêt de la victime de lui laisser croire le contraire, sauf à lui faire prendre le risque que l’accusation se retourne contre elle.
Evidemment, le harcèlement, qu’il soit sexuel ou moral, implique un degré de gravité supplémentaire, même si le code pénal (art. 222-33), le code du travail (art. L. 1153-1) et le code général de la fonction publique (art. L. 133-1) font référence à des « propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste ». Mais le harcèlement suppose une répétition, sauf les hypothèses les plus graves comme « user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle ». L’idée maîtresse est que quand une femme dit « non », c’est « non » ! Le consentement est l’élément clé, et l’insistance ne saurait se confondre avec de la maladresse excusable.
Lorsqu’un travailleur social entend le récit d’un usager relatant un agissement sexiste ou harcelant, il peut l’aider à qualifier les faits : que s’est-il exactement passé ? Y a-t-il répétition ? A-t-elle connaissance d’autres victimes ? Peut-elle étayer ses allégations par des preuves ou, au moins, des indices ? Souhaite-t-elle être accompagnée dans ses démarches ? Le code du travail a instauré des procédures d’alerte, mais elles ne constituent pas des exceptions à l’obligation de secret professionnel, même avec l’autorisation de la victime. Par conséquent, le travailleur social sera davantage dans une démarche d’accompagnement que d’alerte, sauf en cas de danger imminent pour l’intégrité physique de la victime.
L'auteur :
Juriste et pédagogue, Raymond Taube est directeur de l'Institut de droit pratique.
Il est l'auteur de "Travailleurs sociaux : à quand une vraie reconnaissance ?" Le Cherche Midi 2022