C’est la sortie du lycée à Retiers, en Ille-et-Vilaine. Les derniers cars scolaires quittent le parking. Il reste quelques élèves, mais l’équipe de la mission locale de Vitré ne leur prête guère attention et se dirige vers les terrains de foot municipaux. Ceux qu’elle cherche ne fréquentent pas ou plus le lycée. Avec le temps, Pierre Lahuppe et Marine Raguet ont appris à connaître les lieux où ils ont une chance de croiser ceux qu’on appelle les « invisibles ». Des jeunes ni en éducation, ni en formation, ni en emploi, ni en accompagnement (en anglais, « Neither in Employment nor in Education or Training », ou NEET). Tout un pan des 15-29 ans qui passe complètement sous les radars institutionnels. Afin de les repérer et de les prendre en charge, les missions locales de Fougères et de Vitré (Ille-et-Vilaine) ont lancé en 2019 le dispositif « Territoire 100 % contact » (T100C) à la suite d’un appel à projet de la Direccte Bretagne. Le montant de l’aide accordée sur trois ans (367 000 €) se montre à la hauteur des enjeux que l’Etat s’est fixés dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences (PIC).
Pierre Lahuppe, conseiller en insertion sociale et professionnelle et référent du projet, et Marine Raguet, animatrice au Point infos jeunes de Roche aux fées Communauté (qui regroupe 16 communes au sud-est du département), poussent la porte grillagée d’un terrain de foot synthétique. Ils sont accompagnés de Léa et Cézarine, deux jeunes femmes en service civique. Assis, trois jeunes en tenue de sport discutent. Le conseiller se dirige vers eux, se présente rapidement et leur demande la réciproque. Tous les trois se déclarent lycéens, en première. Pas vraiment la cible recherchée, mais l’équipe de la mission locale ne tourne pas les talons pour autant. « Je vous explique, les gars. Moi, je vais vers les jeunes qui sont sans emploi, sans formation. Je ne sais pas si vous avez dans votre entourage des amis qui sont sortis du système scolaire et ne savent pas trop quoi faire. Nous pouvons leur proposer formation, boulot ou atelier. On a réalisé un court métrage, par exemple, il n’y a pas si longtemps. N’hésitez pas à en parler autour de vous. Ça marche ? » Les trois adolescents acquiescent et prennent le flyer tendu par Célestine.
Travail de fourmi
« Souvent, on ne reste pas plus de cinq minutes. Les jeunes sont dans l’instantané. Si on parle de trucs trop compliqués, ils décrochent. Le plus intéressant, ce ne sont pas ceux qui pratiquent le foot mais ceux qui gravitent autour », explique Pierre Lahuppe. Ces prises de contact, en apparence anodines, peuvent parfois produire de grands effets. « La déambulation sur l’espace public, c’est un peu comme la drague, plaisante le quadragénaire. Le but consiste à récupérer les “06” pour les convier à des ateliers où ils inviteront des copains qui ne sont pas scolarisés, par exemple. » Et ça marche. Le professionnel se souvient d’une activité de rétrogaming (pratique de jeux vidéo anciens) où les participants avaient mobilisé des jeunes « invisibles » de leur entourage.
Du coin de l’œil, il repère deux autres jeunes qui s’apprêtent à quitter le terrain. Eux n’ont pas le look sportif. Une nouvelle fois, il décline son identité et ses fonctions et cherche à en savoir davantage sur ses interlocuteurs. Casquette et capuche sur la tête, Matteo, 19 ans, reconnaît être désœuvré « en ce moment », même s’il est suivi par la mission locale de Rennes. Il cherche un emploi, « mais doucement ». Comme lui, son acolyte, plus discret, cigarette à la bouche, n’a pas le permis. Il finit par donner son prénom : Adrien. Il vit à Retiers, travaillait autrefois dans l’intérim, mais plus depuis quelque temps. Marine Raguet essaie de creuser. « Tu sais que Lactalis cherche du monde ? », demande-t-elle. Implantée de longue date à Retiers, la multinationale française de l’industrie agroalimentaire y emploie plusieurs centaines de personnes. Adrien fait la moue. « Oui, mais mon agence d’intérim ne me propose que des trucs sur deux ou trois jours. Moi, ça ne m’intéresse pas. Je voudrais au minimum un contrat d’une semaine », assure-t-il. « Je suis surprise car Adecco m’a dit rechercher justement des jeunes disponibles sur le long terme. Tu ne serais pas contre travailler tôt le matin ou la nuit ? », lui demande l’animatrice. Pas de souci pour Adrien, qui a besoin de mettre des sous de côté. Il accepte de rappeler Marine Raguet le lundi suivant pour entrer en relation avec la société d’intérim. De quoi donner le sourire à Pierre Lahuppe. La déambulation a fonctionné. Un invisible de plus vient d’être repéré par la cellule T100C (« Territoire 100 % contact »). Le résultat d’un vrai travail de fourmi sur ce vaste territoire « où il faut parfois parcourir plusieurs kilomètres pour voir deux jeunes assis sur un banc ».
Maillage partenarial
En milieu rural, les jeunes sont plus isolés. « Ils restent chez eux avec papa et maman. Il n’y a pas beaucoup d’activités dans les petites communes. A part le terrain de foot », note Pierre Lahuppe. Jusqu’à la création de la cellule T100C, les missions locales de Vitré et de Fougères ne pouvaient se fier qu’aux chiffres de l’Insee, qui estiment que les NEET seraient 2 400 sur le territoire couvert par le projet, pour un bassin de vie de 185 000 habitants. « Ils ont besoin de nos services mais ne nous connaissent pas ou ne considèrent pas que la mission locale soit un bon interlocuteur », explique Bruno Maisonneuve, directeur de la mission locale de Vitré. Denis Gardan, son homologue de Fougères, ajoute : « Nous souhaitions ne plus rester dans une situation passive, à attendre que les jeunes viennent vers nous. Ce projet est vraiment une expérimentation. Nous commençons tout juste à pouvoir établir une typologie du public recherché. »
Pour les repérer et les accompagner, il s’agit de se positionner au plus près de la réalité du terrain. C’est pourquoi les missions locales ont développé leurs points de permanence mais aussi structuré un réseau de partenaires capables de constituer des relais. Des jeunes en service civique sont donc allés à la rencontre des élus, des institutionnels, des associations et des bailleurs sociaux afin de leur présenter la démarche. Ce maillage partenarial porte ses fruits. « Les bailleurs sociaux et les associations commencent à nous adresser des jeunes », se félicite Bruno Maisonneuve. Malgré tout, des excentrés demeurent sur le territoire, que les déambulations ou maraudes ne permettent pas de repérer. « Nous avons recours à des services civiques car les jeunes parlent plus facilement aux jeunes », remarque Denis Gardan(1). Si cet « aller vers » cible principalement les communes très rurales avec peu d’habitants, le dispositif ne néglige pas pour autant les villes-centres. « Nous nous sommes rendu compte que la moitié des “invisibles” venaient de Fougères même », note Denis Gardan. En outre, la mise en œuvre de l’obligation de formation des 16-18 ans à l’automne dernier a également été intégrée au projet T100C.
Certes, la crise du Covid a compliqué la situation et retardé le démarrage du projet. L’équipe a toutefois su s’adapter. Selon un premier bilan établi fin décembre dernier, 131 « invisibles » ont été recensés sur le pays de Vitré et 95 sur celui de Fougères. Ne sont pris en compte que les jeunes sortis du système scolaire depuis plus de cinq mois. 58 % sont des hommes, contre 42 % de femmes, tandis que 20 % sont mineurs. Sur 226 personnes, 73 ont quitté le collège sans diplôme. Alors qu’ils vivent sur un territoire rural, 55 % n’ont pas le permis de conduire et seuls 14 % possèdent un véhicule. Ce qui complique fortement leur recherche de formation ou d’emploi. Enfin, 77 % se trouvent sans ressources financières.
Outre le repérage, la cellule a aussi vocation à mettre en place des actions de remobilisation à travers « des propositions d’accompagnement originales afin d’accrocher les jeunes », souligne Bruno Maisonneuve. Ateliers sportifs, culturels, séances de simulation de conduite… Pour rester en contact, la mission locale doit provoquer l’envie et innover. Pierre Lahuppe a lancé spécialement un atelier « balade au fil des mots », visant à susciter l’éclosion d’une discussion avec les jeunes fragilisés le temps d’une randonnée, alliée à des ateliers de cuisine et de sophrologie. Et ainsi à pouvoir échanger sur des thèmes spécifiques comme les addictions, l’isolement ou le harcèlement scolaire. Des sujets difficiles à aborder dans le cadre formel d’un rendez-vous dans un bureau. « Cela a très bien fonctionné. A tel point que des jeunes qui n’étaient pas venus nous ont appelés pour savoir quand avait lieu la prochaine promenade », se réjouit-il.
Arthur y était. Des amis lui en avaient parlé. L’occasion pour cet adolescent de 16 ans d’évoquer les problèmes et les moments douloureux qu’il traverse depuis quelques mois. Cet élève décrocheur a quitté son établissement scolaire l’année dernière. « Je séchais les cours et le Covid n’a rien arrangé », raconte-t-il. Le lycée n’était vraiment pas sa tasse de thé. « Moi, je veux vivre ma vie à fond. Je n’aime pas rester assis à bouffer des bouquins. J’avais aussi la pression car on nous demande de réfléchir à notre avenir. » A cela se sont ajoutées des difficultés relationnelles avec sa meilleure amie. « Du jour au lendemain, elle s’est mise à m’insulter. Au lycée, le seul avenir que je voyais, c’était une balle dans la tête sous un pont », confie-t-il. Il a donc arrêté l’école. S’est ensuivie « une descente aux enfers », selon ses propres mots. Une dépression l’a conduit à subir une hospitalisation à Rennes. Il regrette aussi de s’être laissé influencer ces derniers mois par deux autres adolescents déscolarisés tombés dans la délinquance. De mauvaises fréquentations qui l’ont poussé à entrer par effraction dans un local. Ce qui lui vaut des « histoires avec la gendarmerie ». Aujourd’hui, il essaie de reprendre sa vie en mains et aimerait reprendre le lycée. En filière professionnelle cette fois-ci, tout en travaillant en parallèle dans un fast-food. Et surtout commencer à devenir autonome pour se déplacer, acquérir un scooter. Mais, pour cela, il a besoin d’obtenir le brevet de sécurité routière. « J’espère que la mission locale va m’aider à le financer », confie Arthur.
En 2019, en France (hors Mayotte), environ 1,5 million de jeunes âgés de 15 à 29 ans n’étaient ni en emploi, ni en études, ni en formation, selon une étude de l’Insee parue en mars 2021. Communément dénommés « NEET », ils représentent 12,9 % de leur tranche d’âges. Parmi eux, 47 % sont au chômage, 20 % sont inactifs et souhaitent travailler mais ne remplissent pas les critères de disponibilité ou de recherche d’emploi pour être considérés comme chômeurs. 33 % sont inactifs et déclarent ne pas souhaiter travailler, pour des raisons diverses. La part de NEET est plus importante chez les femmes que chez les hommes : 13,7 %, contre 12,1 %. Une situation qui se vérifie surtout à partir de 22 ans. Comparée aux Pays-Bas et à la Suède, qui ne comptent que 6 % environ de NEET, ou à la Grèce et l’Italie, qui plafonnent respectivement à 17,7 % et 22,2 %, la France se situe légèrement au-dessus de la moyenne européenne. Mais alors que le taux de NEET était en recul régulier depuis 2015, il est remonté de 12,4 % à 13,5 % en 2020 à cause de la crise sanitaire.
(1) Voir à ce sujet les ASH n° 3223 du 3-09-21, p. 6.