ASH : Pendant le confinement, vous avez écrit un billet sur « l’éloge de la vulnérabilité ». pourquoi ?
Dominique Lhuilier : Le coronavirus nous amène à penser la vulnérabilité humaine commune. Pendant le pic épidémique, tout le monde s’est senti fragilisé par le risque de contamination. La vulnérabilité s’est éprouvée, découverte, partagée. Il n’y avait pas les sains, les robustes, les battants d’un côté et les faibles de l’autre. La catégorie des invulnérables n’existe pas. Pourtant, la vulnérabilité est déniée, occultée, au profit de la performance, de la toute-puissance, de l’autosuffisance… La crise sanitaire va peut-être rompre durablement avec ce credo qui contribue à fabriquer une représentation duale du monde. La reconnaissance de la vulnérabilité passe par la construction de l’altérité, le recours aux projections et clivages qui permettent de se défendre de ce qui est négatif. S’imaginer fragile peut être angoissant. Cela ramène à la finitude. Certaines personnes sont dans le déni de la mort, c’est difficile d’envisager que l’issue est connue d’avance ou que nous ne sommes pas à l’abri d’une maladie ou d’un événement graves. L’inconscient collectif refoule la vulnérabilité humaine comme celle de la planète, mais il y a des moments où elles refont surface, comme avec le Covid ou le réchauffement climatique.
ASH : Qui sont les personnes vulnérables ?
D. L : Les malades, les personnes âgées, handicapées, les précaires, les enfants… En général, les personnes vulnérables sont caractérisées non par ce qu’elles sont mais par ce qu’elles n’ont pas. Leur statut est associé à des attributs dévalorisants, des défauts, des manques. Leur singularité est effacée. L’idée que les demandeurs d’emploi devaient présenter des caractéristiques particulières, à la limite de l’inadaptation, pour être au chômage n’est pas si loin. C’est pareil pour les délinquants, il est plus facile de considérer qu’ils sont d’une autre nature que soi. C’est une manière de se différencier et de maintenir une vision sécurisante, voire sécurisée, de la vie. Il faut déconstruire cette idéologie qui tente de nous faire croire au monde des héros, des self made men. La vraie vie n’est pas celle-là, c’est un leurre. Les personnes atteintes d’une maladie grave ou chronique le savent bien. Elles ont l’expérience de la fragilité et, à l’annonce du diagnostic, beaucoup déclarent avoir changé de vie, réévalué la hiérarchie de leur valeurs et de leurs priorités : perdre sa vie à la gagner ? Prendre soin ou « performer » ? Besoin des autres ou individualisme ? Ils nous disent depuis longtemps l’impérieuse nécessité, sociale et politique, d’inscrire la question des limites de la vulnérabilité humaine dans l’espace public.
ASH : N’est-ce pas plutôt l’inverse qui se passe aujourd’hui ?
D. L : La fabrique de la vulnérabilité sociale va effectivement bon train. C’est très net dans le monde du travail. L’intensification des exigences de production, d’adaptabilité, de mobilité, la diversification des conditions d’emploi, la précarisation mobilisent plus fortement les ressources physiques et psychiques de chacun. Ces transformations ont des répercussions marquées par une forte variabilité entre les individus. D’où le recours de plus en plus fréquent à l’explication causale des difficultés par les vulnérabilités individuelles. Les salariés sont mis dans des situations éprouvantes, comme si l’être humain pouvait faire face en toutes circonstances en s’appuyant seulement sur ses capacités propres. Très vite, ceux qui ne disposent pas des résistances attendues sont perçus et catalogués comme étant « fragiles ». C’est devenu un critère distinctif : il y a les aptes ou les résilients et les inaptes, priés de se soigner, de se recycler, par l’exécution du programme d’empowerment qu’on leur prescrit. Les chômeurs se voient sommés de « traverser la rue » pour trouver un travail, les seniors sont conviés vers la sortie, les salariés en souffrance ou victimes d’usure physique glissent sur les pentes de l’inaptitude ou de l’invalidité, avec à terme l’expulsion de l’entreprise. Cette individualisation des questions de santé est manifeste partout.
ASH : Vous évoquez même le risque majeur de chasse aux « fragiles »…
D. L : Il se profile aujourd’hui dans la lignée de la classique catégorie des « bras cassés ». Les récentes données de Pôle emploi montrent toutes qu’il y a de plus en plus de chômeurs ayant des problèmes de santé, majoritairement des troubles musculo-squelettiques, mais aussi des dépressions, des burn-out … Ces victimes d’une perte d’employabilité sont renvoyées aux dispositifs de recyclage des rebuts du monde du travail. Mais les dispositifs mis en place pour mesurer, évaluer et corriger les risques psychosociaux, par exemple, sont exposés à l’ambiguïté de leurs objectifs : il est souvent plus simple pour les entreprises de se séparer des salariés problématiques que d’apporter des réponses aux questions qu’ils soulèvent. De même qu’il est plus facile d’évincer une personne qui consomme des substances que d’essayer de chercher à comprendre le lien entre addictions et travail. Or la mise en inaptitude est une invalidation sociale. Avec les progrès de la médecine et le vieillissement de la population, environ 10 millions de salariés souffrent d’une pathologie chronique en France. Nombreux sont ceux qui la dissimulent au travail de peur d’être stigmatisés, isolés, exclus alors qu’ils pourraient contribuer, au contraire, à humaniser le travail.
ASH : En quoi leur expérience pourrait-elle être utile ?
D. L : La maladie est une épreuve qui déconstruit beaucoup d’assurances, de certitudes, d’illusions et s’accompagne d’une prise de conscience de sa vulnérabilité. Celle-ci permet d’éprouver le poids du réel, la fragilité des choses, celle des autres comme la sienne. A cette déstabilisation succède une reconstruction sur de nouvelles bases, plus arrimées à une intensification du rapport à soi et aux autres. Les recherches sur la vie des malades indiquent que leur quotidien est loin d’être passif ou assisté. Ils donnent souvent un autre sens au travail, développent une autre manière de travailler qui pourrait être partagée par les autres. L’activité individuelle convoquant toujours autrui, la santé s’inscrit dans une production collective. Les salariés malades sont des sentinelles qui révèlent des problématiques communes d’organisation du travail. Il faut les écouter, d’autant que l’on entend beaucoup dire qu’ils voudraient travailler et vivre autrement. Le chantier est énorme, mais la crise sanitaire a ramené la notion de vulnérabilité au premier plan. Les personnes bien portantes ont à apprendre de celles qui vivent avec des problèmes de santé ou un handicap. Celles-ci nous apprennent à connaître nos limites, à écouter notre corps. Ce sont des régulateurs de notre humanité qui nous préservent d’une réduction à la fonction de « ressources humaines ».