Pourquoi le choix des « récits » pour parler des mineurs isolés étrangers ?
Nous voulions leur donner la parole à la première personne pour les rendre visibles autrement qu’à travers des images dramatiques ou des statistiques. Nous sommes partis de leurs récits à partir d’entretiens réalisés avec eux sans grille imposée. Ils ont pu nous dire ce qui leur tenait à cœur. C’était important pour ces jeunes dont l’accès à une protection est conditionné à la « bonne manière » de se présenter. On voulait aussi que l’ouvrage soit représentatif de la réalité ; c’est pourquoi il y a moins de filles qui se racontent. La plupart des mineurs non accompagnés sont des garçons. Et les jeunes femmes sont plus difficilement atteignables. Soit elles sont complètement invisibles parce qu’elles sont dans les réseaux d’exploitation sexuelle, soit elles sont prises en charge et sont très protégées par les équipes d’éducateurs. Il n’est pas impossible de discuter avec elles, mais c’est plus compliqué.
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans les histoires de ces jeunes ?
Les obstacles qu’ils rencontrent et les situations de très grande précarité, de très grande vulnérabilité, d’errance, de violences physiques et institutionnelles auxquelles ils se confrontent. Cette dureté est le seul dénominateur commun à tous ces jeunes très différents les uns des autres. Face à ces difficultés, ils développent des stratégies de survie. On leur reproche beaucoup de se taire, voire de cacher certains éléments de leur histoire. Cette accusation est utilisée pour ne pas les confier à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mais certains mineurs isolés sont dans un tel ébranlement identitaire qu’ils peuvent choisir le silence ou la dissimulation d’informations pour ne pas être complètement détruits par cette procédure d’injonctions narratives où ils doivent cocher les bonnes cases. Ils protègent un peu ce qui leur reste afin de ne pas être mis à nu devant les évaluateurs et les juges. Ces adolescents sont dans des situations inimaginables pour leur âge. A partir de 13 ans, Salem a passé trois ans dans la rue. Youssouf, lui, a traversé 14 pays entre 11 et 15 ans. Ils vivent la même route migratoire que les adultes. Ils sont dans une temporalité très accélérée. Pourtant, à leur arrivée, on attend d’eux qu’ils correspondent à l’image idéale de l’enfance.
Comment expliquer que Youssouf ait eu des statuts différents ?
Quand il a été pris en charge dans un camp de migrants en Bulgarie, il a été évalué mineur. En France, sa minorité a été reconnue pendant un entretien, puis il a été déclaré majeur lors d’une expertise médicale, puis à nouveau mineur lorsqu’il est passé devant les juges. C’est « l’arrivée introuvable », au sens de l’anthropologue Michel Agier, au prix de l’angoisse et de l’épuisement. Parfois, la France n’est même pas leur destination au départ. Mais, selon les personnes qu’ils croisent sur leur parcours, ils peuvent changer d’idée. Il y a une dimension très collective à la migration. J’en ai rencontré qui rêvaient de devenir président de la République, médecin, poète, joueur de foot, rappeur… Au fond, ils cherchent d’abord une forme d’émancipation, de réalisation personnelle. Ils veulent se donner la chance de construire leur vie. Et ils savent qu’ils n’ont pas d’autres alternatives que quitter leur pays.
Vous déclarez qu’il faut se présenter de la « bonne » manière…
L’objectif de l’évaluation est d’arriver à prouver son âge. Les outils étant très peu fiables, elle repose surtout sur des entretiens qui vont avoir lieu à plusieurs reprises dans la trajectoire administrative du jeune. On lui demande de parler de son enfance, des motivations de son exil, de son projet migratoire… Le principe est d’avoir un « faisceau d’indices » pour établir si l’âge allégué est compatible avec les données biographiques, le comportement du mineur et parfois son physique. C’est très compliqué, d’autant que des critères implicites entrent en jeu dans le processus décisionnaire : être poli, pas trop musulman, spontané pour que les évaluateurs n’aient pas l’impression que le discours est trop préparé à l’avance, avoir plutôt telle nationalité, souffrir… En bref, on veut qu’ils adoptent la posture du dominé.
Où en est-on de la très controversée expertise médicale ?
Elle comprend la radio du poignet, dont la marge d’erreur est de 2,5 ans environ, l’examen des dents de sagesse et celui, très humiliant, du développement pubère. Cette expertise est remise en cause par la communauté médicale et laisse clairement à désirer. Elle est interdite dans certains pays comme la Suisse depuis l’an 2000 mais a été reconduite dans la loi française. L’accès aux droits est rendu difficile aussi par l’exigence d’authentification des documents d’état civil. Beaucoup de jeunes migrants n’arrivent qu’avec un acte de naissance, voire aucun papier. Quand leur naissance n’a pas été déclarée dans leur pays d’origine, comment les aider à reconstituer leur état civil ? Le fait que le juge des enfants n’intervienne qu’après le parquet dans la décision de confier, ou non, le mineur à l’ASE témoigne, pour certaines associations, de la négation de la situation de danger dans laquelle il se trouve.
Vous avez été évaluatrice. Que retenez-vous de cette expérience ?
Effectivement, je l’ai été à France terre d’asile en 2013 dans le cadre de ma thèse. La plupart des professionnels de l’évaluation sont des travailleurs sociaux ou des jeunes avec un master de sciences politiques, par exemple, qui veulent travailler dans le milieu des ONG. De manière générale, les évaluateurs sont favorables à la protection des mineurs isolés étrangers mais se retrouvent à devenir un rouage d’une politique de gestion des migrations. C’est la cause d’un grand mal-être chez eux qui s’exprime par un fort turn-over et du burn-out. L’évaluation de la minorité est non seulement une pratique invalide pour les jeunes, mais aussi une source de souffrance pour les professionnels. Certains désobéissent et aident des jeunes comme ils le peuvent. Mais, au fil du temps, ils glissent vers des pratiques plus sévères. Cela s’explique par une activité pour laquelle ils ont du mal à trouver du sens. Ils travaillent à la chaîne et une forme de lassitude, d’anesthésie émotionnelle, s’installe. Ils pensent parfois qu’ils vont être plus crédibles en étant stricts. Ils répondent ainsi, en quelque sorte, à des objectifs de résultats inavoués. A Créteil, à l’époque, environ 90 % des demandes de prise en charge par l’ASE étaient acceptées mais, au bout de trois mois, le département nous a dit : « ça va être difficile si vous plaidez pour tous les jeunes. »
du prix du défenseur des droits en 2019 pour sa thèse (résumé à lire sur bit.ly/3fa8CjH), Noémie Paté a coécrit avec Jean-François Roger, sous la direction de Claude Roméo, le livre Je voulais une chance de vivre (éd. de l’Atelier).