La prostitution des mineurs est-elle un phénomène nouveau en France ?
Hélène Pohu : Les acteurs, notamment les associations, ont vu des premières victimes arriver dans leurs locaux il y a une dizaine d’années environ. Pour ma part, travaillant sur les sujets liés aux exploitations sexuelles, j’avais connaissance de la problématique des mineurs prostitués à travers les cas de traite des êtres humains, notamment avec tous les réseaux nigérians. Au fil du temps, la question de la prostitution des mineurs français s’est posée de plus en plus.
Mélanie Dupont : Le changement a eu lieu il y a environ cinq ans. Les acteurs institutionnels se sont rendu compte que quelque chose se passait et se sont vraiment penchés sur le sujet. Il existe aujourd’hui des propositions d’actions, mais très peu d’entre elles finissent par être élaborées. De nombreux professionnels observent une émergence, voient le phénomène arriver, mais ont besoin de temps pour se rendre compte que c’est une réalité et pour l’accepter.
Les associations sont-elles souvent confrontées à des jeunes qui ne se perçoivent pas comme victimes ?
H. P. : Les associations comme les magistrats. J’ai récemment assisté à une audience de deux proxénètes à Créteil, en Ile-de-France. La jeune mineure, qui était alors encore en fugue, ne se présentait pas comme victime, et ce, dès le début de la chaîne. Autrement dit, dès l’intervention policière.
M. D. : Avant cela, la question qui pose problème est celle du repérage de la situation, que ce soit à l’école ou dans les foyers. Il y a beaucoup d’établissements au sein desquels les jeunes s’inscrivent dans un parcours prostitutionnel, mais le repérage est très difficile parce qu’aucun mineur ne se plaint de quoi que soit. Tout va se jouer sur des signaux d’alarme comportementaux, une tenue vestimentaire qui change, des nouveaux accessoires qui coûtent chers… Les parents ont également beaucoup de difficultés à repérer que leur adolescent se prostitue.
Cette absence de revendication complique-t-elle l’accompagnement et la prise en charge ?
M. D. : Lorsque les victimes sont identifiées, l’enjeu est de proposer des accompagnements adaptés, ce qui n’est pas le cas actuellement. Du côté judiciaire, les magistrats expliquent qu’il n’y a pas de victime, donc pas de procédure. Et du côté médico-social, les jeunes filent entre les mains des travailleurs. Il ne faut évidemment pas généraliser, mais il peut exister chez les professionnels une tendance à minimiser le phénomène, face à des jeunes qui affirment que c’est « leur problème » et ne se considèrent pas comme victimes ou proxénètes. Il va falloir former les acteurs, c’est le nerf de la guerre. Mais c’est malheureusement très difficile à mettre en place. Il faut peut-être imaginer une formation qui s’inscrit non seulement sur la prostitution mais dans un contexte plus global sur les violences sexuelles.
L’étude que vous lancez doit permettre de développer des outils pédagogiques et de prévention. Quelle forme prendront-ils ?
H. P. : Notre objectif est de fournir un premier état des lieux. A travers ce document, les acteurs institutionnels et associatifs pourront comprendre le phénomène et se renseigner sur les formes qu’il prend en fonction des territoires. Il sera par exemple possible de regarder s’il existe des bonnes pratiques mises en place à Strasbourg que d’autres acteurs pourront à leur tour essayer. Nous souhaitons également développer trois outils au sein d’une mallette pédagogique à destination des multiples acteurs de terrain, mais aussi du grand public, à savoir les parents et les mineurs. Il s’agira d’outils de prévention et de sensibilisation.
M. D. : Nous voulons mettre en place un langage commun. Actuellement, on ne sait pas comment parler de la prostitution des mineurs. Le projet de recherche permettra également, de manière indirecte, de mettre en lien tous les acteurs, de faire en sorte que tout le monde se parle. J’observe une volonté de la part des uns et des autres de communiquer, car ils se retrouvent démunis face à l’ampleur du problème.
En quoi est-ce important de lancer une recherche pluridisciplinaire sur le sujet ?
H. P. : Le projet se découpe en trois temps : un volet sociologique, un volet psychologique et un troisième médico-légal, porté par Charlotte Gorgiard, médecin légiste, également essentiel pour comprendre le phénomène dans son ensemble. Il est important de rappeler que nous sommes face à une hétérogénéité de cas concernant la prostitution des mineurs, c’est pour cela que les acteurs sont désemparés. Nous avons par ailleurs cherché à ce que notre projet soit porté de manière interministérielle. Il était important à nos yeux, que la Justice, la Protection de l’enfance, mais aussi les Droits des femmes, le défenseur des droits s’emparent de cette problématique. Nous avons eu de la chance d’avoir eu une réponse forte de leur part.
M. D. : Les multiples formes de la prostitution des mineurs sont en effet très déstabilisantes. Pour les comprendre, il faut pouvoir réfléchir avec plusieurs champs disciplinaires qui se complètent les uns les autres. La réponse ne pourra être, elle aussi, que pluridisciplinaire.
Comptez-vous étudier le profil des proxénètes pour mieux appréhender le phénomène ?
M. D. : De manière générale, l’intérêt est davantage porté aux victimes, c’est très important. Mais il faut également regarder du côté des auteurs. Lorsque nous pensons aux proxénètes, nous nous représentons un adulte qui opère avec un réseau organisé. Dans le cas de la prostitution des mineurs, nous nous retrouvons bien souvent avec des jeunes. Il peut s’agir d’un petit copain, qui ne se rend peut-être même pas compte que c’est de la prostitution, ou de jeunes filles qui après avoir été prostituées sont ensuite elles-mêmes devenues proxénètes. Se pencher sur le parcours des auteurs permet une meilleure sensibilisation. Si l’on ne s’intéresse qu’aux victimes, on s’intéresse à 50 % du problème.
H. P. : Nous n’observons pas une grande différence d’âge entre les proxénètes et les victimes, mais parmi eux il y a aussi de jeunes majeurs. C’est peut-être sur ce point que notre travail risque de se compliquer, car notre recherche porte uniquement sur les mineurs. Les jeunes majeurs sortent donc de notre échantillon.
Présidente du CVM (Centre de victimologie pour mineurs), Mélanie Dupont exerce au sein de l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu à Paris. Hélène Pohu a coréalisé le rapport d’évaluation locale de la loi de 2016 visant à lutter contre la prostitution pour la direction générale de la cohésion sociale et le service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes.