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"La fiction permet de mettre encore plus de mots sur les violences sexuelles faites aux enfants"

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Nathalie Mathieu

"Aucune mesure exemplaire n'a pour le moment été prise" face aux violences sexuelles faites aux enfants, estime Nathalie Mathieu.  

Crédit photo D. R.
Ancienne co-présidente de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) en binôme avec Edouard Durand, Nathalie Mathieu publie Personne n’est prêt à entendre ça. Violences sexuelles faites aux enfants (éd. l'Harmattan). Un roman choral composé à partir des témoignages recueillis dans le cadre de ses fonctions, de 2021 à 2023.

Diplômée en psychologie et en sciences de l’éducation, docteure en droit, Nathalie Mathieu a été formatrice aux écrits du travail social et professionnelle de la protection de l’enfance. Elle était jusqu’en janvier 2024 directrice générale de l’association Docteurs Bru.

ASH : Vous publiez un ouvrage hybride entre fiction et témoignages, à partir des auditions de la Ciivise. Comment l’avez-vous pensé ?

Nathalie Mathieu : Recueillir des témoignages faisait partie des missions de la Ciivise. Nous avons tenu 27 réunions publiques et mené 250 audiences individuelles. A titre personnel, j’en ai effectué la moitié. Mais qu’en faire ? Cela n’a jamais été clair. 

L’idée était certes avant tout de permettre aux personnes entendues de déposer leur histoire, sans que ces témoignages aient de vocation utilitaire. Néanmoins, il avait d'abord été envisagé de mener des recherches universitaires. Sauf que le temps long n’est pas celui de la commission.

Malgré tout, nous étions les seuls à avoir entendu une telle masse d’informations et de témoignages. Sans compter que, pendant ces auditions, beaucoup de personnes nous ont fait part du fait qu’elles ne savaient pas écrire, qu’elles n’étaient pas connues, et que personne n’entendrait leur histoire comme on a entendu celles de Neige Sinno (auteure de "Triste tigre", ndlr), de Vanessa Springora (Le Consentement) ou de Camille Kouchner (La Familia grande).

Alors, un mois avant la remise du rapport, vers le mois d’octobre 2023, je me suis dit qu’il y avait matière à rédiger un roman choral pour faire entendre toutes ces voix. Au lieu de les laisser dans un coffre-fort numérique du ministère.

>>> A lire aussi : Inceste : « La Ciivise est la seule instance qui joint le recueil de la parole des victimes et les politiques publiques » (Edouard Durand)

Vous présentez différents tableaux. Illustrent-ils un mécanisme, une situation typique des violences sexuelles ?

A partir de cette matière, j’ai essayé d’établir des regroupements par thématique. C’est une œuvre de fiction, mais tous les faits sont réels et s’appuient sur l’ensemble des témoignages que j’ai pu entendre dans le cadre de la Ciivise. Parmi ceux que je relate, certains sont vrais, d’autres ont été modifiés, réécrits, fusionnés entre eux…

L’objectif n’était pas d’être fidèle à la parole prononcée, au contraire, mais de faire passer toute la souffrance qui continue à empoisonner la vie de toutes ces personnes, quels que soient leur parcours, leur âge et la qualité de leur thérapie. Montrer les incidences sur les trajectoires de vie professionnelle, affective, sociale, familiale. On ne le sait pas assez, on ne le dit jamais assez.

Quel est le dénominateur commun de toutes ces situations singulières ?

Les conséquences à très long terme de ces violences, toute la vie durant. Même lorsque les victimes expliquent qu’elles vont bien, qu’elles ont construit leur vie, elles disent aussi combien ce passé est toujours présent, à quel point il les rattrape et vient pourrir les bons moments de l’existence.

Certaines, pas toutes, ont vécu l’amnésie traumatique. Beaucoup ont été en rupture familiale. Beaucoup, enfants comme adultes, n’ont pas été cru lorsqu’elles ont parlé. Les conséquences sur la santé somatique sont un autre aspect phénoménal de ces violences. En juin 2023, la Ciivise avait publié un avis, « Le coût du déni », qui rendait compte de ce problème de santé publique.

>>> A lire aussi : Les 10 préconisations-clés de la Ciivise

Pourquoi révéler au grand public ces histoires intimes ?

Parce que bien que singulières, elles sont d’une certaine manière collectives : on a beau faire croire que ces violences sont marginales, elles sont très répandues, dans tous les milieux. Or on interprète parfois mal des réactions d’enfants de notre entourage, parce qu’on n’a pas compris à quel point ils étaient marqués par ces violences, à quel point le traumatisme perdurait.

La société porte cette idée qu’il suffit de se montrer résilient pour que tout passe. Mais dans les faits, ce n’est pas comme ça que les choses se déroulent. Et il est essentiel de le faire comprendre.  

On doit saisir de l’intérieur ce que ces maltraitances suscitent. Les victimes ne disent pas tout. Elles restent toujours pudiques sur ce qui se passe. La fiction est une manière de mettre encore plus de mots sur ces violences.

>>> Sur le même sujet : Un guide pour repérer et signaler l'inceste (1/4)

Vous abordez la question de la difficulté à parler. Pourquoi une telle chape de plomb autour des violences sexuelles faites aux enfants ? Et comment en sortir ?

Toute la société est construite autour de ce déni. On n’arrive pas et on préfère ne pas se représenter ces violences. Une des questions que je posais aux personnes auditionnées était : “Quelqu’un aurait-il pu s’apercevoir que quelque chose n’allait pas pour vous ?”

Souvent, si les choses n’ont pas été dites, de nombreux signaux révèlent néanmoins ces violences : un passage à l’acte, une chute des résultats scolaires, une tentative de suicide, des fugues répétées, des scarifications, et de multiples conduites à risque. Mais, à chaque fois, on essaie de trouver une raison autre que les violences sexuelles : le divorce des parents, un déménagement, etc. C’est tellement insupportable à entendre que tout le monde tente de se protéger.

L’idée que l’enfant peut être un menteur perdure aussi. Et il faut absolument déconstruire la pensée selon laquelle il est mieux pour un enfant de vivre coûte que coûte avec ses parents biologiques, dans sa maison. On sait, au contraire, que ce peut être le lieu de tous les dangers pour l’enfant. Il faut ouvrir des portes sur les manières de penser. Mais tout le monde n’est pas prêt à faire ce chemin.

Dans le fond, il s’agit moins de “libérer la parole” que d’entendre, de voir, de repérer. Il faut être pro-actif. Et s'interroger systématiquement quand on constate certains comportements, à l’école notamment.

>>> Sur le même sujet : Quel avenir pour la Ciivise version 3 ?

Les travaux de la Ciivise se poursuivent. Quel regard portez-vous dessus ?

Des personnalités très bien la composent. Maintenant, il faut des résultats. Les commissions, c’est bien, ça fait avancer la connaissance. Mais il faut désormais, selon la feuille de route annoncée, aller vers la mise en œuvre des préconisations autour des trois points prioritaires : le repérage, la prévention et la prise en charge des enfants comme des adultes.

Dans les faits, les violences continuent. Et on demeure confronté à un sous-repérage de ces violences. Le 119 n’enregistre pas plus de signalement d’enfant en danger, alors qu’il devrait y en avoir davantage. La plupart du temps, quand les personnes parlent, elles ne sont pas entendues. Et aucune mesure exemplaire n’a pour le moment été prise.

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