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Gens du voyage : A Strasbourg, une Autre Caravane passe

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Une enfant de l'air d'accueil de Geispolsheim s'amuse avec Matthieu Spet. 

Crédit photo Pascal Bastien
Aider à la parentalité et à la scolarisation des voyageurs, c’est le projet mis en place dans l’agglomération strabourgeoise à travers un lieu d’accueil enfants-parents itinérant. Mais malgré la mobilisation des travailleurs sociaux, la défiance des familles à l’égard de l’école reste forte.

 

À PEINE MARYLINE MANGIONE A-T-ELLE GARE LE CAMPING-CAR SUR SON EMPLACEMENT qu’une dizaine d’enfants se pressent déjà autour. Pendant que l’éducatrice cale le véhicule puis le branche au générateur, les filles sautent dans les bras de ses deux collègues, Nedjma Gleitz et Matthieu Spet, tandis que les garçons leur serrent solennellement la main. L’Autre Caravane, lieu d’accueil enfants-parents (LAEP) itinérant, arpente depuis deux ans et demi quatre aires d’accueil des gens du voyage de l’agglomération de Strasbourg. Aujourd’hui, elle stationne sur l’aire d’accueil de Geispolsheim.

L’initiative est née en 2015, quand l’association Contact et Promotion, active dans deux quartiers populaires de Strasbourg, s’est saisie du défi lancé par la caisse d’allocations familiales (CAF) du Bas-Rhin : développer un LAEP adapté aux gens du voyage qui soit un soutien tant à la parentalité qu’à la scolarisation. Le projet a démarré à la fin 2018, avec un budget annuel de 150 000 €(1).

Suivie par les enfants, l’équipe effectue un tour d’horizon, une étape dans l’« aller vers » essentielle pour démarrer l’après-midi. Un homme les salue, occupé à laver sa voiture. Un grand-père s’arrête pour échanger des nouvelles avec Maryline Mangione. Aujourd’hui, pas de nouveaux enfants en vue. L’équipe retourne patienter dans le camping-car, malgré l’insistance des gamins à attirer leur attention. « Elle est où, Maman ? », demande Nedjma Gleitz, responsable du LAEP, en leur rappelant qu’ils ne peuvent monter dans le camion-école qu’avec un adulte. « C’est essentiel de tenir le cadre », soutient-t-elle, consciente de leur frustration. Une mère s’excuse : elle est sur le point de partir faire des courses. « Je ne peux pas, je dois surveiller la caravane », regrette un garçon.

Chico et sa mère, Dany, se présentent avec Champagna, 12 ans, Diego, 5 ans, et Ritchy, 3 ans. Contrairement aux LAEP classiques, L’Autre Caravane accepte les enfants de plus de 6 ans. « C’est en accueillant toute la fratrie qu’on rencontre les plus petits », explique Nedjma Gleitz. Champagna choisit de fabriquer un bracelet de perles. Sa mère et Ritchy préfèrent des coloriages. Maryline Mangione, dont la discrétion contraste avec la jovialité affichée de Nedjma Gleitz, entame au fond de la pièce une partie de Memory avec Diego. Matthieu Spet, le nouveau stagiaire, se présente. « Il va lui falloir de la patience », prévient Dany. Aujourd’hui, il est surtout chargé de gérer la porte, à laquelle des enfants continuent de frapper. Panamera, 9 ans, qui arbore un rouge à lèvres éclatant, tentera sa chance toute l’après-midi.

 

« Dans la classe, on les met au fond »

Dany ne manque plus ce rendez-vous hebdomadaire : « Je ne reste pas longtemps, mais je viens. Ce sont les enfants qui attendent. » Matthieu Spet montre à son fils Chico comment commencer par les bords de son puzzle. Tous profitent de cet espace de 11 m2 qu’ils n’ont pas dans la caravane familiale, où tout doit rester rangé. « J’aime bien regarder, discuter », ajoute Dany. L’Autre Caravane permet aux enfants de jouer et de partager un moment avec leurs mères, mais offre aussi à celles-ci une pause précieuse. « C’est difficile de les convaincre de laisser leur ménage. Elles disent que venir nous voir est une perte de temps. Mais quand elles acceptent, elles découvrent l’opportunité d’un moment de plaisir », observe Nedjma Gleitz.

Dany félicite Diego, fier de sa victoire au Memory. Ritchy empile des Duplo. Chico s’éclipse, alors qu’autour de la table Champagna, leur mère et Nedjma Gleitz vaquent à leurs activités en discutant vêtements et magasins d’usine. Dans la famille, les deux grands épaulent beaucoup leur mère. « Ils s’occupent des petits. Chez nous, on se rend tous service. Si 15 personnes arrivent pour le repas, ils sont servis. » Alors que la tour de Duplo de Diego atteint des sommets, le garçon s’excite. Sa mère le rappelle à l’ordre. Dans le camping-car, les enfants restent sous la responsabilité de leur parent. « Nous ne sommes pas des animateurs », insiste la responsable. L’équipe prend soin de maintenir un cadre apaisé lorsque la tension monte entre adultes et enfants. D’ailleurs, pour éviter les débordements, les accueillants proposent des roulements par famille.

Nedjma Gleitz a beau venir depuis un an, Champagna ne retient toujours pas son prénom. « Ça veut dire ’étoile“ en arabe », s’amuse l’éducatrice. Dany et son mari ont choisi le prénom de leur fille « à cause du Champagne ». Mais en plus de ce prénom rromanès (une langue originaire du nord de l’Inde), elle s’appelle aussi Inès, « pour les papiers ». Comme beaucoup de visiteurs, elle avait d’abord donné un seul prénom et révèle aujourd’hui le deuxième. « Moi, je te fais confiance », déclare la jeune fille à l’éducatrice.

Prudemment, cette dernière dévie la discussion sur l’école. Dany envisage-t-elle de scolariser les petits ? La maman évoque sans attendre les mauvaises expériences de Champagna et de Chico à l’école de Geispolsheim, il y a deux ans. « C’était la cata ! Ils ne s’occupaient pas d’eux. Alors je les ai retirés. Ça sert à rien. Ils n’apprennent pas à lire. Dans la cour, ils sont tout seuls. Dans la classe, on les met au fond. On se moque. Ils pourraient prendre des cours par correspondance et je serais derrière. J’ai été jusqu’au niveau collège. Je sais lire et écrire. » Dany regrette l’époque des écoles sur les aires. Aujourd’hui, les plus proches se trouvent à plusieurs kilomètres. « Dans le sud de la France, il y a des écoles sur les aires. On leur fait confiance. Quand on y retournera, ils iront. » Nedjma Gleitz compatit, mais insiste : « L’école maternelle, pour les petits, c’est complètement différent. Ce sont des apprentissages par le jeu, un peu comme ici. »

Pour la plupart des voyageurs, le lien de confiance avec l’école est rompu, à l’exception des manouches, plus intégrés. Du coup, les adultes veulent préserver leurs enfants de l’échec douloureux qu’eux ou leurs aînés ont connu. Racisme, drogues, attentats, pédophilie… Ils perçoivent l’extérieur comme menaçant. Quant aux mères, elles redoutent la séparation. « Elles disent souvent : ’Si on leur confie nos enfants, nous, qu’est-ce qu’on devient ? », rapporte l’éducatrice. Et d’ajouter : « Les parents ont aussi peur qu’ils fassent des bêtises. Ils n’ont pas le savoir-être de l’élève et craignent de ne pas pouvoir le transmettre. » Mais surtout, pour eux, la seule utilité de l’école est d’apprendre à lire, écrire et compter. Au-delà, ils ne voient pas l’intérêt de s’inclure. « Mais les réticences viennent aussi des établissements », consent Nedjma Gleitz. Selon son association, la politique de fermeture des écoles sur les aires, censée amener ces enfants vers le système scolaire commun et appliquée dès 2002 en Alsace, a produit une demi-génération d’illettrés.

Convaincre les familles de scolariser les plus jeunes en maternelle est pourtant une consigne forte que posent les financeurs à L’Autre Caravane. « On essaie, on réfléchit, mais ça ne semble pas répondre à un besoin », constate l’éducatrice. Pour favoriser un changement de représentations, l’équipe encourage les parents à soutenir leurs enfants et à observer par eux-mêmes leurs progrès au sein du LAEP, ainsi que leurs capacités au calme et à la concentration.

Une demi-heure avant la fermeture, Abraham, 16 ans, se présente à son tour avec son frère Schtroumpf, 5 ans, et Chico. Diego reste avec eux. Mais avant de partir avec son cadet, Dany insiste pour que son frère et lui rangent les Lego éparpillés au fond du camping-car. Maryline Mangione explique à Abraham qu’il a la responsabilité des trois enfants. Depuis peu, au vu des sollicitations, l’équipe du LAEP accepte les adolescents comme référents. Un rôle qu’ils endossent déjà souvent à l’extérieur. « Après tout, ce sont des futurs parents, que nous pouvons initier à d’autres repères éducatifs », justifie Nedjma Gleitz. Mais l’équipe pose des limites : ils ne peuvent pas accompagner plus de trois enfants à la fois, et leur visite est toujours circonscrite dans le temps.

 

Difficile de tisser un lien stable

Diego entraîne Schtroumpf à l’étage avec des livres. Mais, très vite, ils s’excitent bruyamment. Abraham les enjoint fermement à descendre. Les petits obéissent, puis réclament de la pâte à modeler. « S’il vous plaît », rappelle l’adolescent. L’agitation de Schtroumpf tranche avec la concentration de Diego. « C’est la première fois qu’on le rencontre », explique Nedjma Gleitz. « Il découvre, c’est un peu compliqué. » La responsable doit reprendre plusieurs gros mots du garçon. « Je suis venu parce que j’aime bien m’amuser », explique Abraham, affairé au jeu des petits chevaux avec Chico. L’équipe sait bien que les adolescents s’ennuient sur les aires.

Il est déjà l’heure de lever le camp, au grand désespoir de Schtroumpf. « A la semaine prochaine ! », rassure l’éducatrice. Avant de partir, chacun tient à serrer la main des trois adultes. Manœuvre, retour en pleines heures d’embouteillages sur le périphérique, ménage, bilan de l’intervention… leur journée n’est pas finie. La présence sur les aires ne représente qu’un peu plus de la moitié du travail des accueillants. Pour asseoir leurs pratiques, les salariées interviennent aussi une demi-journée par semaine au LAEP de la Papothèque, ouvert en 1995 au pied des tours de la cité de Cronenbourg.

Matthieu Spet aide à la construction d'une tour en Lego.

Maryline Mangione a rejoint l’équipe il y a quelques mois, après quinze ans en crèches de quartiers populaires : « Les parents posaient beaucoup de questions, alors que là les besoins ne sont pas exprimés. » Quels sont-ils, exactement ? La question reste ouverte au sein de l’équipe. La quarantenaire n’avait qu’une lointaine expérience de soutien scolaire auprès de voyageurs sédentarisés dans une cité du sud de Strasbourg. « Je voulais découvrir cette culture à part et voir ce qu’on pouvait leur proposer. L’intégration serait possible s’il y avait moins de méfiance. Pour ma part, je vis avec plaisir cette expérience où chacun s’intéresse à l’autre. » L’éducatrice a découvert sur le tas la résistance physique que demande la gestion du camping-car et l’importance de se faire connaître sur le terrain. Pour elle, le lien est encore en construction. « Je ne me permettrais pas de toquer aux portes des caravanes pour faire venir les parents et les enfants à L’Autre Caravane, comme le font les bénévoles plus anciens », dit-elle.

A la fin 2019, après le départ de ses deux salariées, épuisées face à la précarité de certaines communautés, l’équipe a dû se reconstituer. Une psychologue est venue la rejoindre. Professionnels du secteur médico-social, retraités ou pas, trois autres accueillants interviennent à titre bénévole. « Nous partageons le même langage et la même curiosité, et nous nous complétons bien », apprécie Maryline Mangione. Mais l’association peine aussi à les fidéliser. Ce turn-over freine la construction d’une relation de confiance stable avec les familles. Pour dépasser ces difficultés, la jeune équipe veut s’ouvrir à un panel de bénévoles plus large, notamment aux étudiants.

Malgré tout, celle-ci estime réussir à exercer sa mission de soutien à la parentalité et tente de se rapprocher des services de protection maternelle et infantile, avec l’idée d’accueillir dans le camping-car des ateliers ponctuels à destination des femmes enceintes et des jeunes mères. Mais bien qu’un partenariat avec l’école maternelle de Geispolsheim soit à l’étude, insuffler davantage de confiance dans les institutions reste dur et l’objectif de scolarisation représente le principal point d’achoppement du dispositif. L’Autre Caravane doit-elle continuer sur cet axe ou peut-elle faire entendre – en accord avec les financeurs – la simple demande des familles que leurs enfants acquièrent une instruction de base ? Pour Nedjma Gleitz, « c’est un vaste sujet ».

Notes

(1) Subventions de la CAF et de l’Eurométropole de Strasbourg.

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