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Introduction

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Psychiatre, membre de l’Académie des technologies et auteur de nombreux ouvrages, Serge Tisseron décrypte les liens qui unissent les personnes en grande précarité ou à la rue et leur animal.
Selon vous, pourquoi des personnes sans domicile fixe éprouvent le besoin de s’entourer d’un ou de plusieurs chiens ?
L’être humain est une créature sociale. Il n’est pas fait pour être seul. Nous découvrons non seulement ce que nous désirons dans le contact avec les autres, mais aussi qui nous sommes. Et le chien est lui aussi une créature sociale. Il est en attente de relation, que ce soit avec d’autres chiens ou avec des humains. C’est pourquoi l’homme et le chien s’entendent si bien. Bien sûr, le chien ne parle pas. Mais il existe chez lui, à un degré élevé, une autre forme de communication qui existe aussi chez l’être humain. C’est ce que les théoriciens de la communication ont appelé la communication analogique, par opposition à la communication digitale(1).
Contrairement aux langages parlé et écrit, qui relèvent de la communication digitale, la communication analogique implique les mimiques, les cris, les grondements, les odeurs, le regard, la posture du corps, la caresse, tout ce qui ne peut pas être précisément quantifié, à la différence du langage, mais qui occupe un large spectre qualitatif. Cette forme de communication joue un rôle essentiel dans la confiance entre deux créatures, bien plus que la communication digitale. Cela est vrai entre deux humains, et évidemment aussi entre un humain est un chien. Car, comme chacun sait, le langage permet de mentir, alors que le corps, lui, ne ment pas. Or le SDF est en situation d’insécurité permanente, sans domicile, mais aussi souvent sans famille, sans amis et sans argent. La relation qu’il entretient avec un ou plusieurs chiens est donc un facteur majeur de sécurité pour lui.
Comment expliquer la relation fusionnelle qui les unit ?
Entre l’homme et l’animal, il y a une différence essentielle. Le chien est une créature de meute. Il vit à l’état naturel avec d’autres chiens au sein d’un groupe soumis à l’autorité d’un leader. La posture de chaque animal dans ce groupe se définit par une opposition simple : être le maître, ou être le suiveur. L’homme est au contraire dans notre culture une créature qui se définit d’abord par sa souffrance narcissique permanente et son désir jamais assouvi d’être reconnu et valorisé.
C’est pourquoi, dans la relation entre l’homme et l’animal, l’homme commande — ce qui est extrêmement valorisant pour lui —, et l’animal obéit, sans qu’il s’en ressente dévalorisé pour autant puisque c’est sa nature d’animal de meute. Quand un homme doit obéir à un autre homme, il court toujours le risque de se sentir humilié, déprécié, dévalorisé. Or, avec le chien. c’est lui qui commande et c’est un premier bénéfice. La relation n’est pas symétrique. En revanche, elle est réciproque. Parce qu’il peut arriver que l’animal soit une mère de substitution pour l’homme, mais aussi que l’homme soit une mère de substitution pour son chien. Et cette réciprocité va même encore plus loin. Pour l’homme, le chien est polyvalent. Il est tantôt un enfant de substitution dont il s’occupe, tantôt un compagnon avec lequel il interagit en ayant l’impression qu’il le comprend et qu’il est compris par lui. Parfois, le chien est tout simplement celui qui le protège en cas d’agression.
Et l’homme, qu’est-il pour le chien ? Je pense que c’est exactement pareil ! C’est cela qui permet l’extraordinaire éventail relationnel qui peut se développer entre un chien et un humain. L’important étant de comprendre que dans tous les cas, la relation est réciproque, mais non symétrique.
Quels sont les bienfaits prouvés de ce lien d’affection particulier ?
Caresser un animal domestique qui manifeste son plaisir à l’être augmente le taux d’ocytocine, cette hormone qui joue un rôle dans les liens sociaux et atténue notamment la phobie sociale. C’est l’hormone de la confiance partagée. Elle augmente l’empathie et la générosité et s’oppose aux hormones du stress, comme l’adrénaline et le cortisol. Elle est produite entre humains à travers les regards bienveillants, les sourires, les compliments, les contacts peau à peau gratifiants, et avec les animaux, à travers les postures, les attitudes, les regards, les caresses — autrement dit, toutes les formes de communication analogiques.
L’animal peut-il combler les besoins psychoaffectifs dont souffrent les personnes en grande précarité ?
Si les personnes sans domicile fixe possèdent un ou plusieurs chiens, c’est encore une fois parce que ces animaux comblent au moins en partie leurs besoins psychoaffectifs. Mais je pense qu’il s’agit plus d’un régime de survie que de la possibilité d’y trouver un vrai équilibre.
Le problème, pour les SDF, est que, bien souvent, le contact humain a manqué à un moment où ils en avaient le plus besoin. La possibilité d’un étayage sur un autre humain empathique a fait défaut(2). Soit, ils se sont heurtés à l’indifférence, soit ils ont même subi des formes d’agression, de dévalorisation ou de harcèlement. Ils peuvent également s’être sentis gravement trahis par des personnes dans lesquelles ils avaient déposé leur confiance, par exemple des parents, des éducateurs ou des grands-parents qui ont abusé d’eux. Ils ont alors éprouvé une difficulté à faire confiance aux humains qu’ils rencontraient. Comme l’affirme le dicton populaire : « Chat échaudé craint l’eau froide ». Autrement dit, un chat qui a souffert d’eau brûlante craindra l’eau sous toutes ses formes, et un humain qui a été brûlé un jour dans une relation avec un autre congénère redoutera tout autant les humains froids et distants que les plus brûlants et envahissants.
Mais la relation avec l’animal ne suffit pas à assurer les bases d’une socialisation avec d’autres humains. Rappelez-vous l’histoire de Tintin ! Dans les premiers albums de Hergé, il n’a de relations qu’avec son chien Milou. Bien sûr, Tintin n’est pas un « sans-domicile-fixe » dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais il parcourt le monde sans jamais se fixer nulle part, et à part son chien il n’a ni famille, ni amis. Jusqu’à ce qu’un jour, il rencontre le capitaine Haddock — un homme alcoolique, violent, et encore plus « désinséré » que lui. Tintin ne peut pas lui faire confiance. Il se sent constamment trahi par lui, mais petit à petit, les deux personnages vont s’apprivoiser. Au point que le compagnon privilégié de la seconde partie des albums de Tintin n’est plus le petit chien Milou, même si celui-ci continue à accompagner son maître partout, mais le capitaine Haddock(3).
Je pense que la relation avec leur chien permet aux personnes SDF de garder vivantes en elles leur sensibilité et leurs attentes de relations. Parce que, plus quelqu’un se replie sur lui-même par désespoir de trouver une main tendue, plus il risque d’oublier que c’est possible, et de dissuader ceux qui pourraient se rapprocher de lui de le faire. Mais le chien reste pour moi une solution d’attente, la moins mauvaise de toutes, même si elle peut parfois durer toute la vie pour les personnes qui ont perdu confiance dans les humains, notamment à la suite de maltraitances et d’humiliations graves.
Quel rôle l’animal joue-t-il pour les individus qui présentent des conduites à risque ou des tendances suicidaires ?
Les personnes qui présentent des conduites à risques et des tendances suicidaires ont absolument besoin de justifier le fait de rester en vie. Et la meilleure façon de se sentir dans l’obligation de vivre, c’est la nécessité dans laquelle on se met en devoir de s’occuper de quelqu’un d’autre que soi. La personne qui a des tendances suicidaires peut alors se dire : « Cela ne me ferait rien de mourir, mais cela ferait tellement de peine à ceux qui m’aiment, et qui ont besoin de moi. »
C’est une situation que l’on rencontre avec des jeunes filles qui ne voient pas comment s’arrimer dans l’existence et qui décident d’avoir un bébé pour se donner une raison de vivre. Il est impossible de se dérober quand on pense que sa propre disparition rendrait un innocent malheureux jusqu’à la fin de ses jours. Je pense qu’il en est de même pour une personne sans domicile fixe qui se crée des obligations en commençant à s’occuper d’un chien qui s’attache très vite à lui. Car le chien présente des manifestations d’attachement tellement bouleversantes que son maître peine à l’imaginer se laisser mourir après sa propre disparition. Cela l’incite donc à rester en vie et à s»occuper de lui. Mais que l»animal de compagnie meure, ou qu’il soit enlevé à celui qui s’y est attaché comme à son propre enfant, et tout est remis en cause. Je pense que c’est pour éviter ce traumatisme terrible que les SDF ont souvent plusieurs chiens.
En quoi l’animal peut-il être un facilitateur de com munication sociale ?
J’aurais tendance à penser que le SDF confie à son chien le soin d’identifier les personnalités bienveillantes et malveillantes à son égard. Après, évidemment, si le SDF se méfie de tout le monde, le chien va probablement se caler sur les inquiétudes de son chef de meute et devenir agressif avec tout le monde. Mais si le SDF est disponible à créer des relations, le chien va lui servir de guide. Parce que le SDF comprend vite que le chien perçoit les messages analogiques bien mieux que lui.
La relation étroite entre le SDF et son chien peut-elle être un levier d’insertion ?
De ce qui précède, il résulte que pour que la relation étroite entre le SDF et son chien soit un levier d’insertion, il nous faut avoir avec l’animal la meilleure relation possible. Si un intervenant auprès d’un SDF accroche avec son chien, je pense qu’il est certain d’accrocher aussi avec le SDF.
POUR ALLER PLUS LOIN
▸ Les cahiers de la Fondation : Les binômes du macadam (2023)


(1)
Watzlawick, P., Helmick Beavin, H., Jackson, Don D. (1972). Une logique de la communication, Seuil.


(2)
Voir mon ouvrage : La Honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod.


(3)
Voir mon ouvrage : Tintin chez le psychanalyste, Aubier.

SECTION 10 - LE CHIEN, « UN FACTEUR MAJEUR DE SÉCURITÉ »

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