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DIVERSITÉ DES ORIGINES DES PHÉNOMÈNES DE PAUVRETÉ, DE PRÉCARITÉ ET D’EXCLUSION SOCIALE

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Les facteurs influençant pauvreté, précarité et exclusion sont multiples et font coexister des éléments collectifs (A) et des éléments individuels (B). L’accent peut en outre être mis sur certains autres éléments, plus autonomes, à l’instar des dysfonctionnements réguliers de l’action publique (C).


A. Dimension collective : l’empreinte durable des crises économiques, sanitaires et migratoires



1. CRISES ÉCONOMIQUES : DE LA FIN DES TRENTE GLORIEUSES À NOS JOURS

Différents événements et contextes d’ordre économique ont influé sur l’émergence du sans-abrisme depuis un demi-siècle. Les relations de cause à effet sont bien connues. En effet, depuis toujours, et davantage encore de nos jours, les dynamiques de marginalisation et de précarisation tirent leur origine d’une dimension économique liée à l’instabilité et à la fragilité des situations de travail. La privation de travail d’un individu en pleine possession de ses moyens engendre des conséquences potentiellement excluantes.
Crise économique de 1973 et ses suites.
La crise économique de 1973, d’ordre énergétique et marquant notamment les premiers signes de désindustrialisation, a interrompu le cycle vertueux des « Trente Glorieuses ». Le taux de chômage passe de 3 % en 1974 à 6 % en 1980, avec des pointes à 12 % entre 1993 et 1999, contre 7,5 % en 2022.
Selon Cécile Antonin, économiste à l’Observatoire des conjonctures économiques (OFCE) : « Dans les pays industrialisés, il y a un avant et un après : la croissance économique des Trente Glorieuses n’est plus qu’un souvenir, elle est divisée par deux entre les Trente Glorieuses et ce qu’on appelle les “Trente Piteuses”, qui sont les trente années qui ont suivi. La croissance plus faible, la problématique de la désindustrialisation, le chômage de masse : ce sont des problèmes récurrents qui se posent à partir de ce moment-là » (C. Antonin, France Culture, 19 mai 2021), et dans leur sillage le triptyque naissant « pauvreté-précarité-exclusion ».
Avec le temps, les données essentielles sur lesquelles l’action publique ne cesse de buter sont les suivantes :
  • persistance d’un chômage de masse ;
  • difficultés pour les jeunes à accéder à un premier emploi ;
  • non-emploi chez les « seniors », la réinsertion avant d’atteindre l’âge de la retraite devenant épineuse ;
  • précarisation de l’emploi lui-même, tant se développe le recours à des contrats à durée déterminée et contrats à temps partiel ;
  • flexibilité croissante du marché du travail, avec l’apparition du phénomène des « carrières fractionnées » : « On ne fera plus carrière quarante ans dans la même entreprise », telle est une des antiennes diffusées jusque dans les sphères politiques ;
  • effritement plus général de la société salariale, cette dernière, avec l’ensemble de son système de protections sociales et d’assurance (chômage, maladie, accident, vieillesse...), étant pourtant un système censé garantir à chacun des protections minimales en cas d’accident de parcours.
C’est alors le temps des « nouveaux pauvres », du nouvel acronyme « SDF », des emblématiques Restos du cœur – à l’origine destinés à n’être que temporaires –, de l’austérité. Nombreux sont les individus à connaître un « déclassement », tandis que la recherche s’efforce d’en définir les contours. Parmi une littérature spécialisée qui ne va cesser de prendre de l’ampleur, on lit notamment : « La perte conjuguée du logement, des vêtements normés, et du travail » (L. Moreau de Bellaing et J. Gouillou, Les sans domicile fixe, un phénomène d’errance, L’Harmattan, 1995), qui place le sujet en situation d’exclusion sociale, liant clairement emploi et logement.
Crise économique et financière de 2008. Cette crise, qui a marqué l’histoire contemporaine, de par son ampleur, sa propagation à l’échelle mondiale et ses effets dévastateurs, est considérée comme la plus grave depuis la Grande dépression des années 1930, dont les conséquences demeurent palpables de nos jours. Trouvant son épicentre aux États-Unis, en touchant le secteur bancaire, elle a engendré une récession mondiale se traduisant par une chute brutale de l’activité, de la croissance, du produit intérieur brut, une nette dégradation du marché du travail, un accès raréfié au crédit, une aggravation des déficits publics...
Ce contexte a favorisé une énième aggravation des conditions de vie en France en général. Selon l’Insee, la crise de 2008, caractérisée concrètement par une hausse du taux de chômage (passant de 7,1 % à 10,2 % entre 2008 et 2014), surtout de longue durée, voire de très longue durée, et touchant les jeunes, a fait diminuer le niveau de vie médian en France et aggravé la précarisation. Ainsi en 2013, 14 % de la population, soit 8,6 millions de personnes, vivait sous le seuil de pauvreté établi à 1 000 euros par mois. Cette hausse concerne alors les ménages actifs, notamment les familles monoparentales et les familles nombreuses (Insee, « Les revenus et le patrimoine des ménages », Edition 2016) tandis que l’on assiste au « repli des revenus les plus modestes entre 2008 et 2011 ».
Crises majeures et successives en 2020-2022. La pandémie de Covid-19, qui a sévi en 2020-2021, est le premier d’une série d’événements ayant engendré des conséquences économiques majeures. Depuis la sortie de cet épisode, la conjoncture économique s’est orientée vers une période de grandes incertitudes. Avec la reprise, se sont en effet conjuguées au niveau mondial flambée inflationniste, crise énergétique et guerre en Ukraine, d’aucuns parlant de « polycrise ».


2. CRISE MIGRATOIRE

Les années 2010 ont été marquées, en Europe comme en France, par une augmentation sans précédent des flux migratoires. Entre expression affichée par les pouvoirs publics de respecter le droit d’asile et souci de maîtriser ces flux, l’arrivée de migrants venus d’Afrique et d’Asie entraîne maintes préoccupations pour le sujet qui nous occupe. Ainsi, de très nombreuses personnes demandant l’asile en France sont déboutées et se maintiennent sur le territoire national. Sans droit au séjour, ils errent en conséquence et viennent grossir les rangs des sans-abri. Et même lors de l’attente d’une décision tendant à l’octroi du droit d’asile, le sort de ces personnes demeure très fragile, devant entre autres composer avec la saturation des structures dédiées que sont les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) et les hébergements d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA), ou rejoindre bidonvilles et autres « jungles » de migrants plus ou moins anonymes, comme à Calais, dans les Hauts-de-France. En tout état de cause, si tous les sans-domicile connaissent la précarité, voire la très grande précarité, les migrants sont encore plus exposés, et parmi eux certainement davantage les mineurs non accompagnés (MNA) – ou mineurs isolés étrangers (MIE) –, enfants de moins de 18 ans, de nationalité étrangère, arrivés sur le territoire français sans être accompagnés par l’un ou l’autre des titulaires de l’autorité parentale ou par un représentant légal (v. Défenseur des droits, « Rapport – Les mineurs non accompagnés au regard du droit », 15 févr. 2022).


L’EXPÉRIENCE DE LA CRISE SANITAIRE DANS LA RUE

La période de confinement du printemps 2020 et l’interruption consécutive et massive des activités socio-économiques a provoqué la sidération (ex. : bouleversements des rapports au temps et à l’espace, fort sentiment d’enfermement, ruptures des habitudes, chutes des rapports sociaux au profit du recours aux technologies de communication et aux écrans, nécessité d’une autorisation de sortie pour un minimum d’activités extérieures...). Tel a été le lot commun de l’ensemble de la population.
Mais qu’en est-il des personnes sans abri, qui, par définition, n’ont pas de « chez-soi » ? Leur expérience de la conjugaison du sans-abrisme et de la pandémie, plus particulièrement l’expérience du confinement, cet événement alors inconnu, a renforcé des conditions de vie encore plus précaires et aléatoires.
En des temps « normaux », ces conditions de vie sont difficiles, entre froid, humidité, nuit en extérieur et nécessité de s’alimenter, d’avoir une hygiène minimale.
Recourant parfois à la mendicité, bénéficiant de l’aide d’associations œuvrant à leur profit, ces personnes ont dû affronter brutalement la rupture de la chaîne assistance-solidarité. Pêle-mêle les guichets publics ont fermé leurs portes, totalement ou partiellement, les maraudes se sont interrompues, les accueils de jour ont cessé leurs activités temporairement ou durablement, les lieux habituels de solidarité tels que les cafés, les gares ou les bibliothèques ont été indisponibles, la mendicité a été rendue impossible du fait de la désertion de l’espace public, en ce compris les marchés, un endroit prisé. Les conséquences ont été rapides et notoires :
  • réapparition de la faim : on ne peut plus compter sur les restes trouvés sur les marchés, sur la générosité du passant ;
  • dégradation croissante en matière d’hygiène : fermeture des toilettes dans les espaces comme les bibliothèques, les gares ou les centres commerciaux, conduisant en outre certains à faire leurs besoins dans la rue ; impossibilité chronique de se doter de masques anti-Covid ou de gel hydroalcoolique ;
  • grand isolement : rupture des contacts et échanges avec les structures d’aide et les bénévoles désormais assignés à résidence ; impossibilité de recharger son téléphone portable, un lien pourtant essentiel avec la société ;
  • renforcement de la peur, déjà présente, la vie dans la rue restant « violente » à bien des égards : vis-à-vis notamment des contrôles policiers, une peur démultipliée pour les sans-abri d’origine étrangère sans papiers, qui ne pouvaient plus se fondre dans la masse des flux de la rue ; vis-à-vis des contaminations elles-mêmes ;
  • un nombre potentiel plus important de sans-abri : malgré la mise à disposition de places dans les centres d’hébergement, le nombre de sans-abri a crû, en raison du départ forcé de nombre d’entre eux alors qu’ils étaient hébergés par des tiers, de la réapparition de certains devenus invisibles et vivant dans des greniers, des caves, des abris de jardins..., de l’arrivée dans la rue de détenus libérés, en fin de peine ou condamnés à des peines légères, par l’administration pénitentiaire – environ 13 000 –, afin de ne pas créer de « clusters » dans l’espace carcéral, pour qui aucune solution en matière de revenus et d’hébergement n’a été préparée (v. pour un panorama complet, CNLE, « La pauvreté démultipliée – Dimensions, processus et réponses – Printemps 2020-printemps 2021 », précité).


3. CRISE SANITAIRE : UN ÉVÉNEMENT D’AMPLEUR HISTORIQUE

En 2020, la crise sanitaire due au virus du Covid-19, d’une nature et d’une gravité inédites, a bouleversé tant les esprits que les économies, les modes de vie, les relations sociales à l’échelle mondiale.
C’est précisément ce qu’indique un rapport remis en mai 2021 au Premier ministre par le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), qui apporte de multiples enseignements (CNLE, « La pauvreté démultipliée – Dimensions, processus et réponses – Printemps 2020-printemps 2021 », cnle.gouv.fr).
Les lignes introductives du rapport sont évocatrices : « La crise sanitaire, économique et sociale que traverse le pays est d’une grande violence. Elle frappe, plus durement encore, ceux qui déjà connaissaient la pauvreté et l’exclusion. Elle l’est aussi parce qu’elle fait découvrir la pauvreté, les privations, à des personnes qui s’en croyaient préservées. Elle met, enfin, à rude épreuve les services publics, la protection sociale et les mécanismes de solidarité nationale. »
Il en ressort les points de fractures suivants :
  • diminution et, parfois, ruptures d’activité prolongées, notamment pour les travailleurs indépendants, intérimaires ou en contrat à durée déterminée ;
  • hausse significative du nombre des bénéficiaires d’aide alimentaire ;
  • augmentation des inégalités en matière de conditions de logement ;
  • difficultés accrues, confinant parfois à l’impossibilité, dans l’accès aux services publics et aux droits sociaux ;
  • renforcement des inégalités sociales en matière de santé en fonction des territoires (ex. : accès aux soins, équipement des territoires...) ;
  • sentiment de perte de repères et d’exclusion occasionné par les contextes changeants (ex. : confinement, déconfinement, mise à mal des liens sociaux...) ;
  • fort ressenti chez les jeunes d’être une « jeunesse sacrifiée » ;
  • exacerbation des violences conjugales ou intrafamiliales due aux conditions de logement en contexte de confinement.


B. Dimension individuelle : la vulnérabilité comme déterminant de rupture

Les facteurs économiques, alliés à des considérations sanitaires ou d’ordre migratoire, s’ils se montrent centraux, ne sauraient être suffisants à rendre compte des raisons du sans-abrisme. Une autre facette reste à explorer, faisant intervenir des éléments d’ordre psychosocial, notamment les déterminants sociaux et la vulnérabilité, les premiers venant créer ou alimenter la seconde.
Et d’observer deux types de situations pouvant favoriser précarité et exclusion et par là même l’entrée dans le sans-abrisme : la coexistence de facteurs économiques, ou collectifs, avec un ou plusieurs déterminants sociaux individuels, d’une part ; la prééminence de déterminants sociaux indépendamment de tout facteur économique, d’autre part. Dans les deux cas, des vulnérabilités se feront jour ou prendront des proportions plus ou moins graves. Les études et recherches ont mis en lumière cet enchevêtrement de facteurs. Ainsi, entre autres, le sans-abrisme apparaît comme le résultat d’une « conjugaison de facteurs psychosociaux, culturels et économiques » (L. Moreau de Bellaing et J. Gouillou, Les sans domicile fixe, un phénomène d’errance, op. cit.).


1. NOTION DE « DÉTERMINANT SOCIAL »

Des facteurs multiples constituent les déterminants sociaux et permettent d’identifier les faiblesses potentielles ou avérées d’ordre social de tout individu – ils sont d’ailleurs également utilisés en santé.
Origines sociales, parcours social, habitudes de vie... conviennent à l’étude. Mais nous pouvons dresser une liste pertinente :
  • revenu et statut social ;
  • emploi et conditions de travail ;
  • éducation et littératie (aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite pour étendre ses connaissances et ses capacités ; source OCDE, 2000) ;
  • expériences vécues pendant l’enfance et l’adolescence ;
  • environnement physique ;
  • soutien social et capacité d’adaptation ;
  • comportements sains (ex. : absence d’addictions...) ;
  • accès aux services de santé ;
  • sexe et genre (renvoi aux rôles, aux comportements, aux expressions et aux identités que la société construit pour les hommes, les femmes, les filles, les garçons et personnes de divers sexes et de genre) ;
  • culture.
Les déterminants sociaux visés peuvent donc entrer en contact avec les facteurs économiques – ici, défavorables, pour la démonstration – et appuyer le triptyque « pauvreté-précarité-exclusion », possiblement le sans-abrisme. Cependant, un autre concept, celui de « vulnérabilité », tend à supplanter celui de « déterminant social ».


2. NOTION DE « VULNÉRABILITÉ » : MONTÉE EN PUISSANCE

Le concept de « vulnérabilité » tend à occuper un terrain de plus en plus conséquent, dans le secteur social et médico-social, depuis les années 1990 (M.-H. Soulet, Empan 2005/4, n° 60 : pour qui il conviendrait de « raisonner en termes de vulnérabilité sociale en lieu et place d’exclusion pour rendre compte des phénomènes contemporains de fragilisation et de mise à la marge de certains individus et ainsi comprendre les formes d’intervention qu’ils appellent » ; A. Brodiez-Dolino, laviedesidees.fr, févr. 2016). On considère maintenant qu’elle servirait aujourd’hui à « désigner les publics cibles de l’action sanitaire et sociale » (M.-H. Soulet, Pensée plurielle 2005/2, n° 10 ; A. Brodiez-Dolino et al., Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire a ? la sociologie, PU Rennes, 2014 ; P.-B. Lebrun, Empan 2015/2, n° 98). À tel point que la « vulnérabilité », plus large et plus englobante, supplantera le « déterminant social » dans le cadre de cette étude, au titre des éléments individuels du sans-abrisme.
Esquisse d’éléments de définition. L’individu vulnérable, selon le dictionnaire Larousse, est celui « qui peut être blessé, frappé, qui peut être facilement atteint » (synonyme de « fragilité »). Plus précisément, la situation de vulnérabilité est « le résultat d’une impossibilité vécue (...) à ne pouvoir pleinement devenir des “individus” [et] de la non-atteinte, par certains individus, du statut d’acteur normatif capable de peser sur la production des normes sociales » (M.-H. Soulet, « Reconsidérer la vulnérabilité », précité).
État des lieux. Une étude de 2020 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) a dressé un éclairant état des lieux des différentes vulnérabilités (Credoc, « “Tous autonomes et vulnérables à la fois”, État des lieux des publics fragiles », Cahier de recherche, févr. 2020). Différentes causes de vulnérabilité y sont recensées :
  • pauvreté monétaire (niveau de vie des foyers) ;
  • handicap (entrave aux activités et à la vie en société) et santé dégradée (vieillissement...) ;
  • isolement social et solitude (personnes âgées, chômeurs...) ;
  • précarité professionnelle (personnes sans emploi, contrats précaires, cas des travailleurs pauvres) ;
  • mal-logement (coût des loyers, difficultés à trouver un logement, manque de confort élémentaire, précarité énergétique...) ;
  • relégation territoriale (sentiment d’éloignement, d’abandon, de vivre dans un territoire délaissé et rejeté par les pouvoirs publics... de vives impressions exprimées par le mouvement des « Gilets jaunes » dès l’automne 2018).
En deuxième lieu, cette étude, qui montre que 66 % des personnes interrogées présentent au moins un des facteurs de fragilité, souligne en outre l’interaction, l’articulation et le cumul entre les différentes fragilités : deux groupes rencontrent un unique problème, lié soit à la santé (handicap et santé relative), soit à un problème d’emploi (chômage, sous-emploi ou précarité) ; quatre groupes laissent percevoir un cumul des fragilités : pauvreté associée parfois à des problèmes d’emploi ou de santé, mal-logement souvent cumulé aux problèmes de santé, de pauvreté ou d’emploi, isolement social associé à la pauvreté, aux problèmes de logement ou d’emploi, relégation territoriale fréquemment reliée à la pauvreté, aux difficultés de logement et à la santé.


C. Dysfonctionnements de l’action publique : un facteur supplémentaire de précarisation et d’exclusion

Le cheminement vers le sans-abrisme est aggravé par les effets néfastes, les anomalies et manquements touchant la mise en œuvre des politiques publiques. En l’occurrence, le choix est fait d’aborder cinq thèmes très actuels – on pourrait également citer les défaillances des politiques du logement... – phénomènes tenant à la fois à l’hébergement d’urgence, à l’enfance – du moins à sa sortie –, à l’exercice des droits sociaux, à l’incarcération et à la politique migratoire. Les brèches, les « zones grises », existent dans de multiples dispositifs légaux, qu’il revient à la puissance publique de colmater et, mieux, d’éradiquer.


ACTION SOCIALE ET MÉDICO-SOCIALE : LE NÉCESSITÉ D’UN POSITIONNEMENT ENTRE DEUX VISIONS ANTAGONISTES DU SANS-ABRISME

Nul n’ignore que pour atteindre ses objectifs en la matière, l’action publique – et privée – s’inspirera valablement de la recherche, de la constitution de bases d’information rigoureuses, des retours précis d’expérience, de la prospective, à l’aune de certaines grandes valeurs. L’exercice demeure chose peu aisée puisqu’il lui faut en permanence préserver une distance saine vis-à-vis de deux types de vision antagonistes, que l’on retrouve dans toutes les strates sociales, dans les débats médiatiques et politiques.
Deux visions du sans-abrisme s’entrechoquent, parfois violemment, dont les frontières sont à l’évidences mouvantes, marquées plus ou moins par des positions extrêmes.
La première vision du sans-abri dépeint volontiers celui-ci comme un être nécessairement perturbateur de l’ordre social, instable, asocial, indiscipliné, facilement attiré par les mirages addictifs, ayant peut-être – et même certainement – fait de mauvais choix d’ordre social, voire oisif, errant volontaire... Où l’on entend résonner, y compris de nos jours, la phrase ultime mais courante : « Quand on veut, on peut... », ou encore dans la parole politique le thème de l’assistanat, une vraie gangrène du corps social. Ces positionnements empruntent les figures tenaces du vagabond ancien et des classes laborieuses nécessairement dangereuses.
La seconde vision occupe une place diamétralement opposée. Le sans-abri présente tous les traits de la victime, victime d’un système écrasant, voire oppresseur, victime du « pas de chance », qu’il convient de secourir à tout prix. Si le débat doit s’opérer, et les situations étant tellement hétérogènes, le risque est cependant de verser dans la victimisation outrancière, de privilégier une approche purement compassionnelle au détriment de la recherche de solutions concrètes, et, en bout de chaîne, d’aboutir à étouffer la parole même des personnes concernées.
Ces points de vue antagonistes se confrontent, se succèdent, sans jamais s’associer.
Failles de l’hébergement d’urgence. L’article L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles est clair : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence. »
Pour autant, dans les faits, la pénurie des places d’hébergement caractérise structurellement le système français de prise en charge des personnes sans abri. La puissance publique, ne répondant pas efficacement aux exigences légales, a considérablement délégué la gestion de l’hébergement d’urgence aux acteurs associatifs. Ces derniers, dans une extrême urgence, ont dû notamment opérer des choix, en raison de la rareté des places à attribuer, entre les personnes pouvant prétendre ou non à l’hébergement. En dépit de progrès importants réalisés, notamment au milieu des années 2010 (centres d’hébergement et de réinsertion sociale, résidences sociales...) et consécutivement à la crise sanitaire de 2020-2021, des difficultés sont fréquemment dénoncées par les acteurs de terrain (Fondation Abbé-Pierre, Fédération des acteurs de la solidarité...) ou publics (Cour des comptes, etc.).
Persistance du non-recours aux droits. Le revenu de solidarité active (RSA), les aides au logement, les allocations, pour ne citer qu’eux, sont des prestations sociales versées à des individus ou à des familles afin de réduire la charge financière que représente la protection contre divers risques (ex. : logement, perte d’emploi, pauvreté et exclusion sociale...). Répondant aux conditions requises, un grand nombre de personnes éligibles à ces aides sociales ne bénéficient pas des systèmes de protection sociale, malgré les récentes stratégies mises en place par les pouvoirs publics. Les chiffres sont édifiants, on en citera deux : environ 30 % des personnes pouvant y prétendre n’ont pas recours au RSA, et 25 % pour les allocations familiales, en 2020, selon le Secours catholique (« Non-recours : une dette sociale qui nous oblige, Combien n’ont pas accès aux prestations sociales et pourquoi », avr. 2021).
Les raisons du non-recours tiennent à la méconnaissance par le public des dispositifs existants, au coût et à la complexité d’accès à ces aides – le recours aux outils numériques demeure un frein – et enfin à l’effet stigmatisant du recours à des aides sociales (DREES, « Le non-recours aux prestations sociales – Mise en perspective et données disponibles », juin 2020).
Situations à fort risque après la sortie du monde carcéral. L’article 130-1 du code pénal énonce la vocation de la peine pénale : « sanctionner l’auteur de l’infraction ; favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ». Si le volet « sanction » n’appelle pas d’observations, en revanche, le volet « insertion-réinsertion » est loin d’être effectif. Le lien entre prison et précarité est établi de longue date. Au fil des réformes, des dispositifs ont été mis en œuvre tendant à améliorer les conditions de vie à l’intérieur de l’espace carcéral, et à favoriser l’insertion des détenus à l’extérieur. Sur ce dernier point, on citera, sans exhaustivité, la création notable des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) par un décret du 13 avril 1999, de l’Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle des personnes placées sous main de justice (ATIGIP), par un décret 7 décembre 2018, la naissance du contrat emploi pénitentiaire par un décret du 25 avril 2022 ; ou encore certaines initiatives telles que le projet « Inserre » (« Innover par des structures expérimentales de responsabilisation et de réinsertion par l’emploi »), lancée en février 2020 : une expérimentation qui repense la prison et remet l’emploi au cœur du parcours des détenus, leur permettant de construire un véritable projet de sortie de nature à restreindre les risques de récidive...
Néanmoins, la question de la réinsertion malgré des dispositifs censés la favoriser reste en partie lettre morte, certains évoquant même une « impossible réinsertion », tant les difficultés liées au logement, à l’emploi ou à la santé sont considérables. Surtout en cas de sorties sèches, qui sont des ruptures résidentielles d’une grande violence pour des personnes particulièrement vulnérables, l’accompagnement semblant être le maillon faible (cf. Secours catholique, « Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison », oct. 2021, pour qui la prison « fabrique du sans-abrisme » ; cf. Fondation Abbé-Pierre, « Aux portes de la rue – Quand l’État abandonne les personnes sortant d’institutions », 2019).
Sorties non préparées de l’aide sociale à l’enfance. L’aide sociale à l’enfance (ASE) est menée dans le cadre défini par l’article L. 221-1 du CASF : soutien matériel, éducatif et psychologique aux mineurs, à leur famille, organisation, dans les lieux où se manifestent des risques d’inadaptation sociale, des actions collectives visant à prévenir la marginalisation et à faciliter l’insertion ou la promotion sociale des jeunes et des familles, notamment des actions dites de « prévention spécialisée » auprès des jeunes et des familles en difficulté ou en rupture avec leur milieu. Or les dysfonctionnements de l’ASE sont criants au moment de la fin de prise en charge, signifiant départ du lieu de placement, fin des allocations financières et de l’accompagnement éducatif à 18 ans, voire 21 ans. Propulsés dans la vie d’adulte, la rupture est nette, parfois violente, et confrontent les jeunes à de forts risques d’isolement, s’ajoutant aux difficultés d’insertion économique, de logement... donc à la précarité et à la relégation sociale.
L’État, interpellé depuis de nombreuses années par les acteurs de terrain quant aux conséquences de cette rupture brutale, s’efforce de mieux anticiper la délicate question de la transition. Pourtant, les chiffres sont tenaces, un tiers des personnes sans domicile fixe sont passés par la protection de l’enfance.
Errances dans la gestion de l’accueil et de l’hébergement en matière migratoire. Sous l’effet de l’augmentation sans précédent des flux migratoires au milieu des années 2010, la figure du migrant s’est imposée au fil des années dans la thématique du sans-abrisme, au point que des acteurs évoquent la « migrantisation du sans-abrisme ». Le nombre des sans-abri d’origine étrangère a considérablement augmenté. Il n’est pas de profil type : peuvent être concernés les travailleurs immigrés, les demandeurs d’asile, les déboutés dudit droit d’asile, les réfugiés à qui l’on a accordé ce statut, les sans-papiers. Quelle que soit la situation, tous sont confrontés aux affres de la précarité, parfois la très grande précarité, vis-à-vis du logement prioritairement – les épisodes de la « jungle » de Calais ou du centre d’hébergement d’urgence de Sangatte (1999-2002) constituant des révélateurs retentissants – mais également en matière d’accès aux droits (droits sanitaires et sociaux, droit à la scolarisation...).
Par ailleurs, le durcissement de la politique migratoire, sans renforcement des moyens dédiés, favorise l’errance et empêche l’effectivité même d’un hébergement digne ; en outre, le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français, autour de 20 %, laisse nombre de personnes aux prises avec les réalités de la rue.
Certes des améliorations ont été apportées aux nombreux dispositifs ces dernières années, en matière de places d’accueil et d’hébergement, par exemple dans les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). Mais nombreux sont les sans-abri allophones en 2022.
Le sujet reste hautement sensible sur le plan politique, et redevient périodiquement un enjeu électoral fort.

SECTION 1 - REGARDS SUR LA PAUVRETÉ, LA PRÉCARITÉ ET L’EXCLUSION SOCIALE

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