Entretien avec Jérôme Michalon, chargé de recherches en sociologie au CNRS, UMR Triangle – Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la question de la médiation animale ?
En tant que sociologue, je m’intéresse depuis longtemps à l’évolution du rapport des humains aux animaux. Dans cette perspective, j’ai étudié l’expérience des visiteurs dans les parcs zoologiques, puis j’ai fait un travail sur la protection animale. J’ai constaté l’émergence d’un discours de plus en plus bienveillant à l’égard des animaux, appelant à une plus grande prise en compte de leurs besoins. Au fil du temps, on en est venu à considérer les animaux non plus simplement comme des exemplaires de leur espèce, mais comme des individus à part entière, ayant chacun une personnalité et une histoire. Pour ma thèse, je me suis attachée à une pratique émergente dans le monde occidental, exemplaire de ce nouveau rapport aux animaux : la médiation animale.
J’ai considéré la médiation animale comme un phénomène social en lui-même.
Au moment où commençait à s’imposer la figure paradigmatique de l’animal de compagnie (qui est un animal soustrait à l’exigence de travail et d’utilité) et que l’on en critiquait les propriétaires, coupables de dépenser de l’argent pour des animaux de pur agrément, la médiation animale (qui ne s’appelait pas encore ainsi) a avancé l’idée que l’animal, même de compagnie, peut être utile, qu’il procure des bienfaits à l’humain. Et ces bénéfices sanitaires induits par les pratiques de médiation animale sont devenus objets de discours.
Dès lors, la recherche commence à s’intéresser à la médiation animale...
C’est bien cela. Dans les années 70, la recherche a commencé à prendre pour sujet la médiation animale et à en étudier les résultats positifs. Je me suis posé la question de savoir pourquoi ce phénomène s’est produit à cette époque-là précisément. Et j’ai trouvé que différents acteurs avaient intérêt, au même moment, à légitimer ces pratiques nouvelles, à les rendre visibles.
Les fabricants de croquettes en premier lieu. Avoir un chien, ce n’est pas seulement amusant, agréable, sympathique... c’est aussi utile car cela fait du bien aux humains. Et si, pour cette raison, les gens prennent des chiens chez eux, c’est parfait car cela fait marcher les affaires. Les marchands de croquettes ont ainsi financé des projets de recherche sur les bienfaits de la médiation animale et ont également beaucoup investi pour que les résultats de ces recherches soient diffusés auprès du grand public. Emblématique de cette tendance en France : l’AFIRAC (association française d’information et de recherche sur l’animal de compagnie), organisme créé par la société Mars (Pedigree, Cesar, Whiskas, Royal Canin, Sheba, Kitekat...).
D’autres acteurs avaient beaucoup à gagner en valorisant la médiation animale dans les années 70 : les vétérinaires. Avant cette époque, les vétérinaires travaillaient surtout à la campagne : ils s’occupaient des bêtes de rente et avaient un rôle important dans le monde rural où ils étaient considérés. À côté d’eux, les vétérinaires de ville, qui soignaient chiens et chats domestiques, se sentaient dévalorisés. Or l’avenir économique de la profession était clairement de leur côté. Ils ont alors investi le champ de la médiation animale en participant à des colloques et en s’impliquant dans les recherches. C’était une manière de revaloriser leur profession ; une bonne profession puisqu’elle soigne des animaux qui aident les humains. Une nouvelle manière pour les vétérinaires de se positionner en support et en complément de la médecine humaine.
Un troisième groupe a joué son rôle dans le développement de recherche sur la médiation animale : les associations qui luttent pour la protection des animaux. Elles défendent les mêmes principes vis-à-vis des animaux que les praticiens et théoriciens de la médiation animale : bienveillance, gentillesse et respect.
Cette convergence d’intérêts a largement contribué à développer la recherche sur la médiation animale. Qui sinon se serait intéressé à un tel sujet ?
Dans quel sens a évolué la recherche sur la médiation animale à partir de ces années charnières ?
Les études pionnières sur la médiation animale remontent aux années 1960 avec, notamment, les travaux de Boris Levinson. Ces premiers travaux sont centrés sur la santé psychique, avec l’étude de cas cliniques. Il s’agit d’étudier comment l’animal peut aider psychologues et psychothérapeutes à travailler avec des individus confrontés à des problèmes de communication. Boris Levinson a en effet constaté et tenté de montrer que l’animal vient ouvrir quelque chose chez l’être en souffrance.
Un tournant majeur a lieu à la fin des années 70. On quitte le champ de la psychologie pour basculer vers l’étude objective d’effets physiologiques liés à la présence d’animaux. La biologiste Erika Friedmann mène une étude auprès de 100 patients suivis en cardiologie et constate que le taux de survie est plus important chez ceux qui ont un chien à la maison. Cette étude marque le début d’un nouveau mouvement. La recherche sur la médiation animale tente de se conformer au modèle dominant : la médecine de la preuve. Il s’agit de prouver scientifiquement, objectivement, que la médiation animale fonctionne, comme on évalue l’efficacité thérapeutique d’un médicament. De la même manière que pour tester un nouveau traitement, on constitue des groupes en aveugle pour mesurer et évacuer d’éventuels effets placebo, on va essayer dans le domaine de la recherche en médiation animale d’éviter tout phénomène de projection. On étudie l’impact d’une interaction avec un animal en essayant de rester le plus neutre possible, par exemple en faisant une expérience avec un chien que la personne n’a jamais vu avant. On tente ainsi de créer des protocoles rigoureusement scientifiques qui permettraient d’évaluer objectivement l’effet du chien – d’un chien – sur l’homme, sans que la représentation positive de ce chien en particulier ait une quelconque influence sur le résultat obtenu. Pourquoi cette course à l’objectivité ? Parce qu’il s’agit de convaincre le corps médical des bienfaits de la médiation animale, avec des preuves scientifiques. L’enjeu était de taille puisqu’il pouvait contribuer à développer une filière économique. À la limite, on pourrait en arriver à prescrire des animaux de compagnie.
Ce modèle de recherche a été beaucoup appliqué dans les années 80. Des colloques internationaux ont eu lieu partout. Un rapport publié en 1987 par le National Institute of Health sur le rapport entre l’animal et la santé humaine a validé cette orientation. Des recherches cliniques se sont attachées à prouver que l’animal peut soigner telle ou telle pathologie, avoir un effet apaisant, améliorer la santé cardiovasculaire... Des études épidémiologiques analysent ce qui différencie la population des possesseurs d’animaux de compagnie des autres...
Et puis un nouveau retournement se produit au tournant du siècle...
Effectivement. La dimension relationnelle, qui avait été évacuée par les tenants de la science objective, revient en force, notamment à cause de ces études épidémiologiques. Celles-ci mettent en lumière que, plus que toute autre variable, c’est le fait de considérer son animal comme un membre de la famille qui explique le lien statistique positif entre « animal de compagnie » et « santé cardiovasculaire ». La représentation positive que l’humain a de l’animal et le type de relation qu’il entretient avec lui semblent, finalement, se trouver au cœur de l’explication des effets positifs de la médiation animale. C’est d’ailleurs cette même variable qui était présente dans les premières expériences sur la question. Retour à la case départ donc.
Quel a été votre parcours de chercheur en sociologie ?
J’ai fait un travail bibliographique pour la Fondation Adrienne et Pierre Sommer en 2006-2007 et j’ai présenté ma thèse en 2011. Dans une première partie, j’ai essayé de comprendre le phénomène social de la médiation animale et la volonté d’objectivation qui lui était attachée. On voulait une validation scientifique, « prouver que ça marche ». Or la médecine de la preuve se révèle inadaptée et insuffisante quand on entre dans le champ de la médiation animale puisqu’elle évacue la dimension relationnelle, psychique et sociale présente dans tout travail de soin. Dans une deuxième partie, j’ai analysé le réseau d’acteurs et de praticiens qui se mettent en place autour de la médiation animale, et comment ils communiquent avec le monde de la recherche. Enfin, dans une troisième partie, j’ai observé en direct des pratiques de médiation animale en France et j’ai essayé de comprendre comment ces praticiens se construisent des grilles de lecture et comment ils utilisent le rapport à l’animal à des fins thérapeutiques. Ce n’est pas l’animal en général qui est mobilisé, mais l’individu animal dans sa mise en relation avec une personne humaine.
Aujourd’hui, je suis chargé de recherches au CNRS. De par mon parcours, je suis assez régulièrement sollicité par des étudiants ou des institutions sur des questions de médiation animale.
La recherche sur la médiation animale a-t-elle un avenir ?
J’ai l’impression que l’on refait sans cesse le même chemin et que l’on finit par tourner un peu en rond. Avec la médiation animale, le « pari de la science » tel qu’il a été tenté dans les années 1970 ne fonctionne pas ou fonctionne imparfaitement. Même si on met tout en œuvre pour structurer les pratiques et objectiver les bénéfices, on laisse toujours les praticiens sur le bord de la route. Trente ou quarante ans après les premières recherches, ces praticiens sont toujours là, à taper à la porte des hôpitaux, voulant se faire accepter du monde médical. La reconnaissance professionnelle ne devrait pas se fonder uniquement sur une forme de validation scientifique des bénéfices ; l’exemple montre que cela n’a jamais réellement fonctionné. Et avant de soutenir la recherche, peut-être faudrait-il essayer d’encourager les praticiens. C’est d’ailleurs ce que fait la Fondation Adrienne et Pierre Sommer, qui aide les chercheurs (j’ai moi-même obtenu une aide) mais qui finance aussi beaucoup d’actions sur le terrain.