L’histoire de la protection de l’enfance montre une oscillation permanente dans la définition des rôles joués par la famille et plus largement par la société auprès de l’enfant. L’intervention de la puissance publique au sein de la sphère familiale, sphère privée par excellence est d’abord limitée à la situation des enfants exposés, abandonnés et orphelins. Ainsi, l’État ne porte pas atteinte à la vie privée et familiale mais cible au contraire son action autour des enfants considérés en danger car personne n’exerce auprès d’eux l’autorité parentale.
Progressivement, l’évolution des mœurs et des conceptions collectives conduit à étendre l’intervention publique, non seulement auprès des enfants abandonnés mais aussi au sein de la cellule familiale pour assurer une protection aussi complète que possible des enfants en danger ou en risque de l’être. Comme le soulignent certains auteurs, l’aide sociale à l’enfance est « le résultat d’une très longue histoire, histoire des conceptions de la parentalité et de la filiation, du bien et du mal, du toléré et de l’inacceptable, histoire des relations de la société et de l’enfant » (1). De nombreux livres reviennent sur l’histoire de la protection de l’enfance (2), il s’agit donc seulement ici de retracer à grands traits les évolutions majeures du dispositif expliquant son organisation et son fonctionnement actuels.
Les développements suivants chercheront à donner les éléments utiles sur l’évolution du droit de la protection de l’enfance en retenant six grandes thématiques :
- Une compétence partagée entre la sphère publique et la sphère privée ;
- Le respect de l’autorité parentale ;
- La reconnaissance d’une double compétence administrative et judiciaire ;
- La décentralisation ;
- Les discussions autour des finalités de la protection de l’enfance ;
- Le renforcement des droits reconnus aux usagers.
A. Une compétence partagée entre la sphère publique et la sphère privée
Il est important de souligner que les premières initiatives en direction des enfants en danger sont issues de la société civile et de collectifs qui se sont constitués pour assurer l’accueil de ces enfants. Ainsi, la protection de l’enfance reste longtemps une préoccupation privée avant de devenir la politique publique que nous connaissons aujourd’hui.
En se déclarant compétent pour intervenir au titre de la protection de l’enfance, l’État n’a pas décidé de mettre fin aux actions menées par les particuliers et les collectifs, mais a, en revanche, mis en place un contrôle de plus en plus poussé de ces initiatives privées. Ainsi, les actions menées par la société civile ont été progressivement organisées, contrôlées et financées par la puissance publique, après l’avoir été par l’Église.
Les liens entre le service départemental de l’aide sociale à l’enfance et les associations sont aujourd’hui consacrés par l’article L. 221-1 du Code de l’action sociale et des familles qui rappelle que « pour l’accomplissement de ses missions, et sans préjudice de ses responsabilités vis-à-vis des enfants qui lui sont confiés, le service de l’aide sociale à l’enfance peut faire appel à des organismes publics ou privés habilités ». La construction du dispositif de protection de l’enfance et l’histoire des associations qui interviennent dans ce domaine entretiennent ainsi des liens étroits.
En 2008, une étude de la Drees souligne l’importance du secteur associatif dans les capacités d’hébergement offertes au titre de l’aide sociale à l’enfance. Ainsi, pour donner un seul exemple, en 2008, les trois quarts des places en hébergement collectif se situent dans les maisons d’enfants à caractère social, or « l’administration des MECS est largement déléguée au secteur associatif. 95 % d’entre elles sont en effet gérées par des organismes à but non lucratif : 86 % par des associations (28 % par des associations reconnues d’utilité publique), 8 % par des fondations, 1 % par des congrégations ou autres organismes. Des départements et municipalités régissent les 5 % restant » (3).
L’expérience de certaines initiatives privées comme celles (à titre non exhaustif) de Saint-Vincent-de-Paul, des Apprentis d’Auteuil, de l’Œuvre de secours aux enfants, des Sauvegardes départementales ou encore de l’association Jean Cotxet, permet de mettre en évidence les évolutions successives du dispositif de protection de l’enfance.
L’hôpital des Enfants-Trouvés, fondé en 1638 par Vincent de Paul, a inspiré de nombreuses interventions menées depuis cette date auprès des enfants en danger et orphelins. Ce lieu fondé sur la charité chrétienne est particulièrement novateur pour l’époque et pose les bases d’un accueil éducatif : « Un dossier pour chaque enfant, une réglementation prévoyant le logement, la nourriture, le trousseau, le recrutement des nourrices, le placement des enfants à la campagne, leur surveillance, leur instruction (4) ». Ce lieu est animé par « les Filles de la Charité » (congrégation fondée par Vincent de Paul). Les sœurs travaillent bénévolement au sein de cet établissement dont les seules ressources sont, pendant longtemps, des dons et legs. C’est une des premières fois qu’une structure met l’accent sur la nécessaire éducation des enfants pour assurer à terme leur insertion au sein de la société.
La fondation des Apprentis d’Auteuil a pour origine une œuvre privée créée par l’abbé Roussel dans le quartier d’Auteuil en 1866. À cette date, les enfants de plus de 12 ans n’étaient pas pris en charge par l’assistance publique, beaucoup d’entre eux se retrouvaient alors à la rue. L’abbé Roussel décide de prendre en charge ces enfants et de favoriser leur insertion sociale et professionnelle à travers des ateliers leur permettant d’apprendre un métier. Ces premières expériences ancrent durablement la fondation des Apprentis d’Auteuil dans le champ de la protection de l’enfance.
L’Œuvre de secours aux enfants est une association juive créée en 1912. Elle est reconnue d’utilité publique en 1951 et a joué un rôle important durant la Seconde Guerre mondiale. Son action a alors permis de protéger plus de 5 000 enfants juifs pendant la guerre, mais aussi d’accueillir de nombreux enfants ayant survécu aux camps de concentration. Forte de cette expérience, l’association accueille aujourd’hui de nombreux enfants au titre de la protection de l’enfance, parmi lesquels des mineurs non accompagnés, proposant un travail autour de la tolérance, la diversité culturelle, ainsi que la possibilité pour ces enfants venus d’ailleurs de s’insérer durablement en France.
Les associations de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, qui existent encore aujourd’hui dans de nombreux départements sous le sigle ADSEA, trouvent pour bon nombre leur origine sous le régime de Vichy et sont fortement marquées par la dimension régionale portée par les lois du 16 décembre 1942, relative à la protection de la maternité et de la première enfance, et du 15 avril 1943, relative à l’assistance à l’enfance (5).
Ces textes considèrent en effet que la protection médico-sociale, et plus spécifiquement les services de l’assistance à l’enfance, doivent être organisés à un niveau régional et départemental (6).
L’histoire plus récente de l’association Jean Cotxet met enfin en évidence l’influence d’acteurs militants. Cette association est créée en 1959 par Pierre Brisse, président du tribunal pour enfants de la Seine, et prend son inspiration au sein des textes fondateurs de la protection de l’enfance, qu’il s’agisse de l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante ou encore de l’ordonnance de 1958 relative à l’enfance en danger qui consolident l’existence d’un juge des enfants spécialisé en matière pénale et en matière civile. Il s’agit alors de mettre l’accent sur la prise en charge éducative des enfants et le respect de leurs droits.
L’histoire de ces associations montre les liens étroits qui existent entre les initiatives menées au sein de la sphère publique et de la sphère privée. Ce lien est important car ces associations disposent d’un savoir-faire et d’un ancrage à la fois historique et territorial qui joue un rôle dans la mise en œuvre concrète du dispositif de protection de l’enfance. L’Inspection générale des affaires sociales fait ainsi remarquer que les relations avec ces associations ne sont pas toujours évidentes à maîtriser pour les collectivités publiques. Dans son rapport sur les politiques sociales décentralisées, l’Inspection s’appuie sur l’exemple des associations gestionnaires des mesures d’assistance éducative en milieu ouvert :
« Certains départements ont réussi à développer une véritable contractualisation avec les associations, alors que d’autres entretiennent des relations ambiguës ou sont soumis au monopole d’une association, et donc dans l’impossibilité de négocier un projet pédagogique (7). » De manière complémentaire, la Cour des comptes ajoute que « le choix des départements d’exercer directement en régie les missions de protection de l’enfance ou de s’en remettre à des associations dépend des traditions historiques locales et, en particulier, de l’importance du secteur associatif. La plupart des départements prennent appui sur des structures qui disposent d’une grande légitimité du fait de leur implantation ancienne » (8). Si cette légitimité complexifie parfois les discussions entre la sphère publique et la sphère privée, et pose des enjeux autour de la construction de l’offre sociale, de son évolution et de la répartition des budgets disponibles, elle est aussi une richesse importante en termes d’expertises et de diversité au regard des projets proposés.
La porosité des frontières entre la sphère publique et la sphère privée est indispensable à prendre en compte pour bien comprendre les modalités de construction du dispositif de protection de l’enfance et les stratégies développées par chacun dans ce domaine.
B. De la puissance paternelle à l’autorité parentale
Pendant longtemps, la famille s’est construite autour de la puissance paternelle. Cette construction est issue du droit romain au sein duquel le pater familias jouit d’une autorité absolue sur femme et enfants et a un droit de vie et de mort sur ces derniers. Ces prérogatives sont très longtemps protégées au nom de la vie privée et familiale. L’État s’interdit d’intervenir dans ce domaine qu’il considère alors comme relevant de l’intimité familiale.
Au XIXe siècle, le législateur va progressivement limiter puis réglementer le contenu de la puissance paternelle. La loi du 24 juillet 1889 sur la protection judiciaire de l’enfance maltraitée permet pour la première fois au juge de porter atteinte aux droits parentaux en prononçant une déchéance de la puissance paternelle en cas de maltraitances graves. Cette disposition fait l’objet d’une utilisation assez réduite car elle est considérée comme particulièrement attentatoire aux libertés individuelles et est réservée aux cas de maltraitances les plus graves. L’historien Jean-Jacques Yvorel fait à ce titre remarquer que lorsque les parents sont poursuivis au pénal pour des faits de violences à l’égard de leurs enfants, les procureurs n’engagent que très rarement des procédures civiles de déchéance de la puissance paternelle. Alors qu’une sanction pénale est prononcée à l’égard de 596 prévenus sur un total de 733 dossiers analysés, Jean-Jacques Yvorel constate que cette sanction pénale ne s’accompagne d’une procédure civile de déchéance de la puissance paternelle que dans seulement 21 dossiers (9). Autrement dit, les parents sont poursuivis en matière pénale pour les actes de maltraitance qu’ils ont commis à l’égard de leurs enfants ; en revanche, le juge n’utilise que très peu la possibilité qui lui est donnée de porter durablement atteinte à la puissance paternelle. Ces pratiques font écho aux discussions actuelles autour des outils juridiques à mobiliser pour garantir à chaque enfant un statut juridique adapté à sa situation (cf. chapitre 3).
Progressivement, le législateur considère comme nécessaire d’instituer une protection des enfants victimes de violences, et plus largement des enfants en danger. Sans porter directement atteinte à la puissance paternelle, la loi du 27 juin 1904 sur le service des enfants assistés (10) reconnaît l’existence d’un service dédié ayant pour principale mission de protéger « les enfants dits secourus dont les parents ne peuvent assurer l’entretien et l’éducation faute de ressources suffisantes, les enfants en garde confiés par les tribunaux, et enfin les enfants trouvés, abandonnés et maltraités ». La conception d’« enfants en danger » ne se limite plus alors aux seuls enfants ayant fait l’objet d’une déchéance d’autorité parentale. Le périmètre d’intervention de l’État au sein de la sphère privée et familiale est étendu. Cette conception illustre la volonté de poser des limites nouvelles aux prérogatives parentales. Il ne s’agit plus seulement de prendre en charge les enfants qui n’ont plus de liens avec leurs parents et qui sont à ce titre abandonnés ou orphelins, mais bien de s’intéresser à la condition des enfants au sein même de leur famille afin de les protéger dans les cas de défaut de soins, d’entretien ou encore d’actes de maltraitance de la part des parents. Bien sûr, le seuil de tolérance en 1904 n’est pas le même qu’aujourd’hui, néanmoins ces dispositions sont une première avancée qui préfigure le dispositif actuel de protection de l’enfance.
C’est ensuite à partir des années 1970 que les changements les plus déterminants interviennent dans la manière de concevoir les droits et les devoirs des parents envers l’enfant. La loi du 4 juin 1970 remplace la notion de puissance paternelle par celle d’autorité parentale (11). La loi insiste alors sur les devoirs des parents envers l’enfant. La loi du 4 mars 2002 (12) ajoute que les père et mère exercent en commun l’autorité parentale.
L’ensemble de ces réformes présentent les droits attachés à l’autorité parentale comme des droits « fonctions » qui doivent être exercés dans l’intérêt de l’enfant. L’article 371-1 du Code civil exprime d’ailleurs très clairement que « l’autorité parentale est un ensemble de droits et devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. » Les parents ont donc des droits et des devoirs envers l’enfant, qui s’expliquent par la nécessité d’assurer son développement et sa protection. Lorsque les parents ne remplissent pas ces missions, la puissance publique est en mesure d’intervenir en privilégiant alors la protection de l’enfant sur le respect du droit à la vie privée et familiale.
C. La reconnaissance d’une double compétence administrative et judiciaire
L’autre grande évolution qui traverse le dispositif de protection de l’enfance au XXe siècle tient à l’émergence d’une nouvelle répartition des compétences entre les autorités administrative et judiciaire.
Les démarches préventives apparaissent dans le courant du XIXe siècle et fondent beaucoup d’espoir. Une circulaire du 3 août 1869 déclare par exemple que « l’on peut prévoir le moment où [...[, le secours temporaire créé, selon l’expression même de la loi, pour prévenir ou faire cesser l’abandon, deviendra la règle ordinaire » (13). On pense alors que les aides financières susceptibles d’être versées aux femmes en couche permettront de faire disparaître l’abandon. En outre, ces dispositions nouvelles doivent permettre de générer des économies importantes. Ce texte envisage même « que si, par une simple hypothèse, le service pouvait tout entier se ployer à ce système, ce ne serait plus 10 millions, mais 2 500 000 francs qui représenteraient le total des dépenses annuelles » (14). Les arguments d’hier sont ainsi proches de ceux d’aujourd’hui tenant, d’une part, à l’intérêt de l’enfant (l’action en amont permettant de prévenir les difficultés susceptibles d’être rencontrées par l’enfant et sa famille) et, d’autre part, à l’intérêt financier (le développement de démarches préventives assurerait des économies d’échelle importantes).
Au début du XXe siècle, la loi du 27 juin 1904 relative au service des enfants assistés (15) étend le périmètre de l’intervention administrative, en créant un bureau ouvert jour et nuit afin de recevoir la personne qui vient remettre l’enfant au service. Ce bureau marque une rupture avec les pratiques précédentes en empêchant la remise de l’enfant de manière entièrement anonyme. Il s’agit de faire connaître les aides publiques qui existent et les alternatives possibles à l’abandon de l’enfant. Le service des enfants assistés allie ainsi des logiques de prévention de l’abandon et de protection de l’enfance. Ces deux démarches (préventive et curative) coexistent encore aujourd’hui au sein des services départementaux de l’aide sociale à l’enfance.
Parallèlement à l’action administrative, le volet judiciaire de la protection de l’enfance se développe. La loi du 22 juillet 1912 crée les premiers tribunaux pour enfants et adolescents. Ces tribunaux ont une compétence pénale. L’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante va plus loin encore en créant un droit pénal spécial en direction des mineurs ainsi qu’un juge des enfants spécialisé. L’idée est alors que les enfants ne peuvent et ne doivent pas être punis comme des adultes, mais doivent faire l’objet d’un traitement différencié fondé sur le primat de l’éducatif. Cette réforme est accompagnée de crédits importants qui permettent le développement de prises en charge nouvelles par les services de l’État au titre de l’éducation surveillée.
Très vite, la spécialisation du juge des enfants en matière pénale et les prises en charge éducatives nouvelles qui accompagnent ces décisions interrogent sur les modalités d’intervention auprès des enfants qui, sans avoir commis d’acte de délinquance, sont en danger au sein de leur famille. L’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger rappelle dès l’exposé des motifs que, « par un étonnant paradoxe, c’est lorsqu’il a commis un acte antisocial que l’enfant est le mieux protégé par l’intervention judiciaire ». Pour répondre à cette différence de traitement difficile à justifier, le texte attribue des compétences civiles aux juges des enfants. À partir de cette date, les mineurs de 21 ans dont la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation sont compromises peuvent être protégés sur décision du juge des enfants en assistance éducative. Ce dernier cumule alors des fonctions pénales et civiles et fait ainsi figure d’exception au sein des tribunaux judiciaires.
La compétence judiciaire pour protéger un enfant en danger ou ayant commis un acte de délinquance introduit un véritable changement de paradigme. L’intervention menée par la puissance publique, pour protéger un enfant en danger, est désormais considérée comme une menace pour le respect des droits et libertés individuels (droit à la vie privée et familiale, respect de l’autorité parentale, mais aussi droit de l’enfant à une intégrité physique et morale). Elle justifie à ce titre la compétence de la justice, offrant l’accès à juge impartial et indépendant et les garanties d’un procès équitable. La reconnaissance d’une telle compétence soulève des enjeux institutionnels nouveaux en posant la question du devenir des services administratifs qui, jusque-là, intervenaient seuls auprès de ces enfants. Le décret du 7 janvier 1959 relatif à la protection sociale de l’enfance en danger (16) répond à cette inquiétude en réaffirmant le rôle des services administratifs. Selon l’article premier de ce texte, « dans chaque département, le directeur départemental de la population et de l’aide sociale est chargé, sous l’autorité du préfet, d’exercer une action sociale préventive auprès des familles dont les conditions d’existence risquent de mettre en danger la santé, la sécurité ou la moralité de leurs enfants ». C’est dans ce cadre qu’apparaissent les premières réflexions sur l’articulation des compétences entre les autorités administratives, chargées de la prévention des situations à « risques » au titre de l’aide sociale, et les autorités judiciaires, assurant la protection des enfants en danger.
D. La décentralisation de la protection de l’enfance
La décentralisation qui s’amorce dans les années 1980 a eu un impact très fort sur l’organisation et le fonctionnement de la protection de l’enfance. Les lois de décentralisation du 22 juillet 1983 (17), du 6 janvier 1986 (18) et du 19 août 1986 (19) organisent un transfert de compétences de l’action sociale, et plus spécifiquement de la protection de l’enfance, de l’État vers les conseils généraux [aujourd’hui conseils départementaux, NDLR[. Plusieurs objectifs sont poursuivis : adapter l’offre de services en fonction des caractéristiques de chaque territoire, mieux répondre aux besoins de chaque administré, et réaliser des économies d’échelle. Ces réformes cherchent à décentraliser les compétences de l’État vers les collectivités territoriales (communes, départements, régions) par « blocs de compétences » pour éviter autant que possible les compétences partagées entre plusieurs niveaux de collectivités. Après de nombreuses hésitations, le législateur décide de décentraliser la protection de l’enfance au même titre que l’aide et l’action sociales, insistant alors sur le pilotage administratif et départemental de cette compétence.
La décentralisation a profondément modifié les rapports entre l’État et les conseils départementaux. L’État conserve sa compétence régalienne en matière judiciaire, c’est-à-dire en ce qui concerne l’assistance éducative, alors que les conseils départementaux deviennent « chefs de file » de la protection de l’enfance. Les départements ont ainsi des missions élargies et sont ainsi en charge des actions de prévention et de protection administrative des enfants en danger mais aussi chargé de l’exécution des décisions prises par le juge des enfants. Cette nouvelle organisation met en évidence une entorse au principe même de la décentralisation selon lequel « qui paye décide ». En effet, dans le champ de la protection de l’enfance, il existe depuis cette date une distinction entre celui qui ordonne les mesures, dans la très grande majorité des cas le juge des enfants, et celui qui les exécute et les finance, le président du conseil départemental. Cette situation est amplifiée depuis 2007 par la baisse des moyens alloués aux services étatiques de la protection judiciaire de la jeunesse qui jusqu’à cette date continuaient d’exécuter certaines décisions prises par le juge des enfants.
En décentralisant l’aide sociale à l’enfance au même titre que les autres politiques sociales, le législateur induit des relations nouvelles entre le président du conseil départemental et l’autorité judiciaire, mais aussi une nécessaire articulation entre les politiques menées à l’échelon local et national.
E. Les discussions autour des finalités de la protection de l’enfance
Depuis la fin des années quatre-vingt, plusieurs réformes sont intervenues pour préciser les finalités de la protection de l’enfance et le cadre d’intervention de la puissance publique qui en découle. La loi du 10 juillet 1989 confirme la décentralisation de la protection de l’enfance en s’intéressant plus particulièrement à la situation des enfants « maltraités » (20). Le texte prévoit, d’une part, pour la première fois un dispositif départemental de recueil et de traitement de ces informations qui deviendra avec la loi du 5 mars 2007 relative à la protection de l’enfance la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) et, d’autre part, elle crée au niveau national, un service d’accueil téléphonique, le Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger (Snated). Enfin, la loi du 10 juillet 1989 précise la répartition des compétences entre le juge des enfants et le service départemental de l’aide sociale à l’enfance, en ciblant la maltraitance comme un critère de saisine du juge des enfants.
Le recours très important à l’autorité judiciaire conduit en 2007 à de nouvelles réflexions sur l’organisation et le fonctionnement de la protection de l’enfance. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance définit de manière très large la protection de l’enfance, en insistant sur la nécessité d’une approche préventive tenant compte des difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives (CASF, art. L. 112-3). L’exposé des motifs de la loi comme les travaux parlementaires mettent en évidence la volonté de laisser une place plus importante aux titulaires de l’autorité parentale. Il s’agit principalement de privilégier les liens entre l’enfant et sa famille en développant des mesures de nature administrative. Ces mesures imposent pour le service de l’aide sociale à l’enfance de recueillir systématiquement l’accord des parents (CASF, art. L. 226-4). Le législateur remplace ainsi le terme « maltraitance » par celui plus générique d’« enfants en danger ». Il s’agit d’une modification juridique importante qui induit un véritable changement de paradigme. Il ne s’agit plus pour les services de montrer le comportement fautif des parents mais plutôt de créer les conditions de leur participation au projet de vie de l’enfant. La séparation de l’enfant avec son milieu d’origine n’est plus présentée comme une des finalités du dispositif mais comme un moyen de faire évoluer la situation familiale et de permettre à terme, chaque fois que possible, un retour de l’enfant au sein de son milieu d’origine. De même, l’intervention judiciaire est considérée comme une intervention de dernier recours lorsque les parents refusent les aides administratives qui leur sont proposées et placent alors l’enfant dans une situation de danger.
La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant (21) nuance ce propos en affirmant, d’une part, la nécessité d’un pilotage national de la protection de l’enfance, et d’autre part, une vigilance plus grande sur le parcours de l’enfant avec, si nécessaire, la recherche d’un autre statut juridique. Il s’agit ainsi de faire primer le respect des droits de l’enfant sur toute autre considération. Ce postulat a pour principales conséquences juridiques d’une part, la recherche d’un statut adapté à chaque enfant quitte à remettre en cause l’exercice de l’autorité parentale par ses parents biologiques ; d’autre part, le retour de la notion de maltraitance, à nouveau introduite au sein du droit, et reconnue comme un critère de saisine du juge des enfants.
La loi du 14 mars 2016 entend entre autres améliorer la gouvernance nationale et locale de la protection de l’enfance. Elle crée ainsi, dès son article premier, un Conseil national de la protection de l’enfance (CASF, art. L. 112-3). Ce conseil est institué auprès du Premier ministre et est chargé « de proposer au gouvernement les orientations nationales de la politique de protection de l’enfance, de formuler des avis sur toute question s’y rattachant et d’en évaluer la mise en œuvre ». Il doit permettre à terme une convergence des politiques au niveau local en palliant ainsi la très forte hétérogénéité des pratiques nées de la décentralisation. Le décret d’application relatif aux missions, à la composition et aux modalités de fonctionnement de ce conseil (22) précise à ce titre qu’il « favorise la coordination des acteurs de la protection de l’enfance » (CASF, art. D. 148-1).
La composition de ce conseil est ambitieuse puisqu’il est constitué de 79 membres répartis dans cinq collèges représentant les institutions, collectivités et administrations compétentes, les associations et la société civile, les associations de professionnels, des organismes de formation et des personnalités qualifiées. Les moyens financiers et humains mis à la disposition de cette nouvelle institution pour fonctionner ne sont néanmoins pas précisés et sont à l’heure actuelle relativement ténus (23).
Enfin, la loi cherche à développer la connaissance des publics pris en charge au titre de la protection de l’enfance. Elle insiste, d’une part, sur la remontée des données des départements vers l’Observatoire national de la protection de l’enfance (renommé à cette occasion) (CASF, art. L. 226-6) et, d’autre part, sur le renforcement des observatoires départementaux de la protection de l’enfance créés par la loi du 5 mars 2007. L’article L. 226-3-1 du Code de l’action sociale et des familles prévoit ainsi que dans chaque département, l’observatoire est placé sous l’autorité du président du conseil départemental et a pour missions le recueil et l’analyse des données relatives à l’enfance en danger, le suivi du schéma départemental, mais aussi (à titre non exhaustif) la formulation de propositions sur la mise en œuvre de la politique de protection de l’enfance dans le département.
Ce lieu doit ainsi permettre une réflexion partagée entre les principaux acteurs de la protection de l’enfance pour produire de la connaissance, améliorer le maillage territorial et l’offre disponible mais aussi assurer une évolution du dispositif, en faisant des propositions et en s’intéressant au développement des formations à destination des professionnels (24).
F. Le renforcement des droits reconnus aux usagers
Si les réformes précitées, ciblées sur le dispositif de protection de l’enfance, participent au renforcement des droits reconnus ces dernières années aux usagers, elles se combinent à certains textes plus précis sur le sujet. Dans le champ de la protection de l’enfance, la question apparaît très clairement dans la loi du 6 juin 1984 relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance (25).
L’exposé des motifs de la loi du 6 juin 1984 déclare en effet que « compte tenu de l’extrême précarité de leurs conditions de vie et de leur situation marginale dans la société, ces familles sont encore trop souvent dans une situation d’assistés vis-à-vis des institutions qui les aident à assumer leurs responsabilités éducatives à l’égard de leurs enfants. Ce rapport d’assistance peut contribuer à aggraver les difficultés quand il ne les perpétue pas d’une génération à l’autre. Rompre avec cette logique, c’est prendre en compte ces parents dans leurs droits et principalement dans le respect de leur autorité parentale ; c’est aussi associer les enfants aux décisions qui les concernent » (26).
Le législateur prend alors une série de dispositions visant à garantir les droits des parents et de leurs enfants parmi lesquels le droit à l’information sur le contenu des accompagnements susceptibles d’être proposé mais aussi sur les voies de recours possibles contre les décisions administratives, le droit d’être consultés sur toute décision les concernant, ou encore le droit à une révision régulière des décisions prises en fonction de l’évolution de la situation.
La loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale (27) s’inspire des dispositions précitées et les généralise à l’ensemble du secteur social et médico-social. Le texte consacre d’une part, des droits propres aux usagers des établissements et services sociaux et médico-sociaux (CASF, art. L. 311-3), et d’autre part, renforce la réglementation applicable aux établissements et services en matière d’autorisations et de contrôle visant ainsi à garantir la qualité de l’accompagnement proposé (cf. chapitre 2, section sur le droit des usagers).
La reconnaissance de droits propres aux usagers des services sociaux et médico-sociaux doit attirer l’attention des professionnels sur les droits et libertés individuels des usagers, tel que le droit à la vie privée, à l’intimité ou encore au respect de sa dignité. Il s’agit également d’insister sur la nécessité d’associer la personne aux décisions qui la concernent en l’aidant à s’appuyer sur les ressources existantes au sein de son environnement social et familial. L’objectif est en effet de ne plus se substituer à la personne, mais de faire « avec elle », plutôt que « pour elle », en tenant compte de la situation de vulnérabilité et de dépendance dans laquelle elle se trouve vis-à-vis des services.
Les différents éléments qui viennent d’être présentés montrent la diversité des réformes qui influencent l’organisation et le fonctionnement actuels du dispositif de protection de l’enfance. En effet, si certaines réformes sont ciblées sur la protection de l’enfance, d’autres concernent plus largement le secteur social et médico-social dans son ensemble, la manière de concevoir l’autorité parentale, ou encore l’organisation des compétences dans le cadre de la décentralisation. Ces lois poursuivent des logiques variées qui, comme nous le montrerons, ne prennent pas toujours en compte la spécificité du dispositif de protection de l’enfance et ne sont, par conséquent, pas toujours faciles à concilier et à mettre en œuvre.
(1)
Verdier P., Noé F., Guide de l’aide sociale à l’enfance, 6e édition, Dunod, Paris, 2008, p. 11
(2)
Voir notamment Guichard P., Histoire de la famille ; Colin A., 1986, tome 1, p. 279 ; Vasseur P., Protection de l’enfance et cohésion sociale du IVe au XXe siècle, collection Technologie de l’action sociale, L’Harmattan, 1990, p. 26.
(3)
Thierry Mainaud, « Les établissements et services en faveur des enfants et adolescents en difficulté sociale. Activité, personnel et clientèle au 15 décembre 2008 », Document de travail, Série Statistiques, n° 173, Drees, septembre 2012, consultable sur https://drees.solidarites. gouv.fr
(4)
Verdier P., Noé F., préc., p. 22-23.
(5)
Loi n° 941 du 16 décembre 1942 et loi n° 182 du 15 avril 1943. Pour aller plus loin : Chauvière M., « enfance inadaptée, l’héritage de vichy », l’Harmattan, mars 2009.
(6)
Chaque région étant ensuite divisée en circonscriptions dans le cadre du département. Ainsi, le contrôle administratif et financier est effectué sous l’autorité directe du directeur régional de la santé et de l’assistance par l’inspecteur des services de l’assistance.
(7)
Inspection générale des affaires sociales, « Les politiques sociales décentralisées », rapport annuel 2007-2008, p. 42.
(8)
Cour des comptes, « La protection de l’enfance », rapport public thématique, La Documentation française, octobre 2009, p. 54 : la cour ajoute que « La plupart des départements assurent en régie les mesures d’action éducative à domicile, la gestion des aides financières et les placements en accueil familial. À l’inverse, ils délèguent généralement au secteur associatif la prévention spécialisée et l’exécution des mesures d’AEMO ».
(9)
Yvorel J.-J., « La justice et les violences parentales à la veille de la loi de 1898 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Numéro 2 : Cent ans de répressions des violences à enfants, 1999, p. 15-45.
(10)
Loi du 27 juin 1904, JO du 30-06-04.
(11)
« Dans tous les textes où il est fait mention de la puissance paternelle, cette mention sera remplacée par celle de l’autorité parentale » (loi du 4 juin 1970, art. 6).
(12)
Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002, modifiée.
(13)
Circulaire du 3 août 1869 relative à l’exécution de la loi du 5 mai 1869 sur les enfants assistés (de Watteville A., Législation charitable, 1875, p. 313).
(14)
Circulaire du 3 août 1869, préc.
(15)
Loi du 27 juin 1904, préc.
(16)
Décret n° 59-100 du 7 janvier 1959, JO du 8-01-59.
(17)
Loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État, modifiée.
(18)
Loi n° 86-17 du 6 janvier 1986 adaptant la législation sanitaire et sociale aux transferts de compétences en matière d’aide sociale et de santé, modifiée.
(19)
Loi n° 86-972 du 19 août 1986 portant dispositions diverses relatives aux collectivités locales, modifiée.
(20)
Loi n° 89-487 du 10 juillet 1989, JO du 14-07-89.
(21)
Pour un commentaire complet de la loi voir Capelier F., La réforme de la protection de l’enfance : une révolution discrète, RDSS, Dalloz, n° 3, mai 2016, pp. 540-554.
(22)
Décret n° 2016-1284 du 29 septembre 2016, JO du 30-09-16.
(23)
Pour aller plus loin, voir le dernier rapport annuel d’activité 2018 du CNPE, consultable sur https://solidarites-sante.gouv.fr
(24)
Code de l’action sociale et des familles, article L. 226-3-1 et décret n° 2016-1285 du 29 septembre 2016, JO du 30-09-16.
(25)
Loi n° 84-422 du 6 juin 1984, modifiée.
(26)
Exposé des motifs, cité dans une note de l’ONED : Chamboncel-Saligue P., « Les étapes successives dans la construction législative des droits des usagers en protection de l’enfance », 2009, note 3, p. 2.
(27)
Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002, modifiée.