Le contexte difficile des professionnels des ESMS
Le nombre de situations de maltraitance connues et les perspectives inquiétantes évoquées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne doivent pas faire oublier le travail remarquable effectué quotidiennement par des milliers de professionnels dévoués et rigoureux tant dans leurs pratiques techniques que dans leur humanité.
Certes le secteur connaît un contexte préoccupant avec un nombre de bénéficiaires croissant et des pathologies nécessitant sagacité et expertise pour les accompagner ainsi que des compétences humaines tout aussi importantes. Malgré des tâches ingrates, les débordements émotionnels et autres troubles du comportement, le manque cruel de reconnaissance et de temps pour conduire leur mission, les pressions d’exigence et d’urgence, les contraintes financières, les personnels des établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) doivent s’organiser pour répondre à leurs missions. Il n’y a pas d’angélisme dans leur démarche mais la conscience d’accompagner des personnes fragiles et vulnérables dans leur quotidien : crises, déprises, souffrances et fins de vie.
De nombreux professionnels tirent la sonnette d’alarme sur le manque de moyens qui ne leur permettrait plus d’assurer sereinement leur travail avec la qualité demandée. Le risque d’erreurs dramatiques et impactantes pour tout le monde s’en trouve accru, qui se rajouteraient aux crises et conflits induits par des fonctionnements fragiles.
Ces constats rabâchés n’entament pas la conviction de la plupart des personnels qui restent motivés dans leurs missions et impliqués dans la défense des droits des usagers. Comme le dit Alice Casagrande (1), « tout professionnel bien-traitant est un professionnel bien traité ».
Les obstacles à la lutte contre la maltraitance
▸ La fragilité des équipes :
Les difficultés croissantes à recruter, notamment du personnel formé, expliquent en partie la fragilité d’équipes fonctionnant en flux tendu et avec un turnover important. Les directeurs ayant de la peine à remplacer les absences ou arrêts maladie se retrouvent souvent obligés de garder des personnes non adaptées à leur poste, voire maltraitantes.
La vie des équipes peut être également fragilisée par des conflits relationnels dus à un management inapproprié, parfois violent, ou incapable de gérer une crise. Des exigences institutionnelles inadaptées peuvent aussi entraver la qualité au travail : la qualité de vie désirée par certaines organisations normées n’est pas forcément celle espérée par les usagers/patients et l’équipe.
▸ L’appréhension de l’alerte :
Alerter d’une situation de maltraitance reste compliqué pour les professionnels des ESMS en dépit de politiques sociales et d’un cadre juridique conséquents. Ils craignent souvent des représailles de leurs collègues et de leur hiérarchie, ou que leur signalement n’ait aucune suite : des personnels vivent parfois une insécurité psychique causée par des conflits importants sans avoir reçu aucun soutien malgré des demandes répétées.
De même, des directeurs qui dénoncent des situations de maltraitance avec témoignages circonstanciés se plaignent de n’avoir aucun retour des autorités de tutelle, ni de suites judiciaires.
▸ Les difficultés dans le suivi et la gestion des situations de maltraitance :
Des directeurs d’ESMS confrontés à des situations très complexes auraient besoin d’être simplement soutenus et conseillés. Ils sont parfois désemparés lorsque des personnels déviants, mis en cause par des témoignages circonstanciés, sont reconfirmés dans leur poste par les instances décisionnaires. Les professionnels des agences régionales de santé et des conseils départementaux, également soumis à des restrictions budgétaires, et souvent à un manque de considération, manquent eux-mêmes de temps et de moyens pour interagir sur toutes les sollicitations. Les temps de gestion des contraintes sociales, administratives et judiciaires ne sont pas les mêmes et rendent ingérables certaines situations.
Les exigences contradictoires des différents protagonistes compliquent les stratégies d’intervention.
De nouvelles perspectives
Les besoins alloués pour l’accompagnement et le soin ne sont pas en adéquation avec la tâche, beaucoup ont des doutes sur le devenir de leurs organisations professionnelles, mais les difficultés stimulent d’autres personnes et font émerger de nouvelles perspectives.
Les concepts de « maltraitance » et « bientraitance évoluent ». On distingue dorénavant les « maltraitances organisationnelles » des « maltraitances individuelles » qui peuvent être « volontaires » ou « involontaires », et pour ces dernières, le terme de « maltraitance » ne devrait plus être utilisé. Mais jusqu’où peut-on affirmer qu’il n’y a pas d’engagement volontaire à nuire ? Le vouloir bien faire dans la méconnaissance n’est pas un gage d’efficacité et souvent la cause de violences ordinaires. Les théories s’affinent et la volonté de lutte contre la maltraitance est bien réelle.
Le concept de « bientraitance » s’avère ne pas être aussi positif qu’on l’espérait : derrière une perception d’injonction de réussite et de vœu pieux, n’a-t-on pas cherché à gommer les problèmes individuels, les soucis relationnels et les problèmes organisationnels ? Il n’existe pas de structuration idéale, il importe de réorganiser les « espaces de pouvoir » et de « contre-pouvoir », tel le conseil de la vie sociale, afin de permettre la participation de toutes les parties prenantes et de multiplier les espaces de « médiation ».
Depuis plusieurs années l’ensemble des acteurs mutualisent leurs travaux pour mettre en exergue les contradictions et les manques. Le contexte des professionnels évolue, ils sont encouragés à expérimenter et à partager sur leurs innovations.
La réflexion sur les « normes et procédures » est nécessaire, elles sont un cadre de référence mais souvent freinent l’élan et la spontanéité, et peuvent être source de démotivation.
Il est établi dorénavant qu’il faut aller vers davantage de création et d’adaptation à la personne accompagnée, qui devient un « partenaire ». L’engagement vers le partenariat est également conforté entre collègues et professionnels extérieurs, afin d’aider à étayer les prises de recul nécessaires et renforcer les actions. Il faudrait construire sans doute davantage de lisibilité et de coordination entre partenaires.
Un « observatoire spécifique sur la maltraitance » pourrait s’organiser, ainsi qu’une « base de données » où seraient référencés par exemple les personnels déviants, comme dans le domaine de l’enfance.
Des instances telles que les espaces de réflexion éthique régionaux (ERER) et les structures régionales d’appui à la qualité (SRA) évoquées plus haut pourraient être missionnées pour soutenir les comités directeurs dans la gestion des relations conflictuelles et des situations de maltraitance. Des « espaces de médiation » pourraient être proposés au sein des ESMS afin de développer et multiplier les possibilités de résolution des conflits, au sein desquels tous seraient « cocréateurs ». Ainsi, non seulement les usagers et les aidants seraient écoutés et reconnus mais également les professionnels.
Les temps de « formation approfondie » et la reconnaissance des « savoirs expérientiels » devraient se multiplier, afin que chacun ait la possibilité de choisir et de prendre de la distance vis-à-vis de ses peurs et de ses doutes. Les « analyses de pratique » indispensables à la prise de recul devraient être systématisées.
Le « lanceur d’alerte » est aujourd’hui protégé ainsi que son « anonymat », comme le rappelle le Défenseur des droits, dont la mission est de le défendre s’il s’estimait victime de mesures de rétorsion et de représailles. Le lanceur d’alerte et son anonymat sont également protégés lorsqu’est appelé le 3977. Tout s’organise afin de clarifier et de renforcer les circuits d’alerte, et de lutter contre toute forme d’ostracisme.
Il nous faut réconcilier : objectifs, méthode et justesse, moyens et temps de travail, coordination et partenariat, altérité et respect.
« L’espérance du possible s’enfante sur fond d’impossible » (2), Edgar Morin.
(1)
« Ce que la maltraitance nous enseigne – Difficile bientraitance », Dunod, 2012. Alice Casagrande est directrice de la formation et de la vie associative à la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP).
(2)
Sociologue et philosophe français, auteur de « La méthode, t. 6, Éthique », Seuil, 2004.