A. Entretien avec une ancienne auxiliaire de vie, puis aide-soignante
(Depuis quatre ans en gériatrie puis en géronto-psychiatrie et souhaitant rester anonyme – 10 août 2018)
B. L. : J’aimerais aborder avec vous la problématique de la maltraitance au regard de votre expérience d’aide-soignante et également de votre expérience humaine. Que représente pour vous la maltraitance aujourd’hui ?
Mme F. : Il y a plusieurs aspects dans la maltraitance : les maltraitances institutionnelles, plutôt liées au fonctionnement de l’institution, et les maltraitances individuelles résultant de nos fonctionnements en tant que soignants. Je distinguerais également les maltraitances intentionnelles, avec notion de « malveillance », et les maltraitances involontaires. Autant les premières sont faciles à cerner (coups portés, insultes...), autant les secondes sont plus délicates à mettre en évidence parce qu’on peut être maltraitant en croyant être bientraitant.
Par exemple, ce que les Américains appellent l’« elderspeak », langage infantilisant, voire méprisant, que les soignants utilisent souvent sans s’en rendre compte : parler à un patient d’une voix forte avec un rythme lent, en détachant les syllabes, en utilisant un vocabulaire simpliste, très différent de celui que l’on emploie avec les autres personnes de notre entourage. Inconsciemment on généralise que les personnes âgées entendent et/ou comprennent mal alors que ce n’est pas forcément le cas.
De la même manière, le tutoiement systématique et/ou le recours à des surnoms sont encore souvent de mise aussi bien au domicile qu’en institution, sans que le patient ou l’usager ait donné son accord, ce qu’il peut ressentir comme une intrusion dans sa vie intime.
Dans certains cas, cependant, le tutoiement apparaît nécessaire pour entrer dans une relation de soin, par exemple avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, mais il faut que cela soit discuté en équipe et validé par un cadre.
Je citerais également ces petits cadeaux que l’on offre à l’usager/patient, lequel peut se retrouver « piégé » car redevable.
B. L. : Est-ce que, pour vous, la problématique de la maltraitance s’est amplifiée ces dernières années ?
Mme F. : En tant qu’aide-soignante en institution, il ne me semble pas que les cas de maltraitance aient augmenté ces dernières années. Par contre, on en discute davantage, de nombreuses formations sont proposées sur la bientraitance et des comités se réunissent pour en parler. Beaucoup de choses ont été créées, mais qu’en retiennent les équipes ? Pour nombre d’entre nous, la maltraitance reste avant tout la maltraitance malveillante, on ne se trouve pas maltraitant, on a choisi un métier du soin qui est un métier de l’aide : il reste très difficile d’imaginer qu’on puisse être maltraitant en travaillant.
B. L. : Quelles sont les fragilités que vous voyez dans votre quotidien ?
Mme F. : Le fonctionnement normé de l’institution est souvent un frein à notre envie de bien faire. On ne peut pas être aussi bientraitant que ce que l’on voudrait parce que les moyens humains et matériels manquent, et aussi le temps. Tous les outils créés depuis la loi de 2002 ont permis des avancées considérables mais il nous faut du temps pour les discuter en réunion, les actualiser, les mettre en place et les évaluer.
B. L. : L’application de ces outils – projet personnalisé, projet d’établissement... – n’a-t-elle qu’un effet chronophage ? N’a-t-elle pas également permis le développement de la vie d’équipe et du travail pluridisciplinaire ?
Mme F. : Grâce à ces outils, nous sommes maintenant obligés d’être une équipe. C’est une grande avancée, cela nous aide à avoir une cohérence, à tous aller dans la même direction. C’est vraiment un plus pour les résidents. On sait que ce qu’on rédige va être lu par le résident, le tuteur, la famille, l’équipe, ce n’est plus d’un côté les soignants, de l’autre côté les soignés. Cela est particulièrement évident à l’hôpital, par exemple dans le service où je travaille, car il y a des équipes pluridisciplinaires d’une grande diversité qui permettent de répondre plus rapidement aux situations spécifiques des patients.
Dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), où l’éventail des professions du soin est plus réduit, la mise en place d’une vraie pluridisciplinarité se construit également, bien que différemment, en fonction de la volonté des institutions et des équipes. Il est important de pouvoir identifier en équipe les problèmes et symptômes pour faire éventuellement appel à des intervenants extérieurs spécialisés.
B. L. : En tant qu’aide-soignante, que vous manquerait-il pour mieux appréhender et plus rapidement les situations de maltraitance ?
Mme F. : Ce sont principalement des formations approfondies, celle d’aide-soignante ne dure que 10 mois. On nous demande de rapidement être efficaces mais il nous manque des notions qu’il nous est difficile d’acquérir dans le cadre d’un travail très prenant. Les analyses de pratique nous font prendre conscience de ces manques : il n’est pas facile de prendre la parole en public et d’évoquer ses difficultés et/ou ses comportements inappropriés.
B. L. : Comment se déroule la vie d’équipe ? Vous sentez-vous protégée dans votre structure ?
Mme F. : Voici un exemple qui m’a marquée : nous avions une collègue en EHPAD qui insultait les résidents, les menaçait, les privait de dessert s’ils ne mangeaient pas leur plat. Nous étions trois collègues très choquées par cette situation. L’une d’entre elles qui quittait l’établissement a osé aborder cette situation lors de son dernier entretien avec la cadre. Nos deux témoignages, sous condition d’anonymat, ont conforté le sien et il y a eu enquête administrative : tous les collègues ont été convoqués par le cadre supérieur de santé et l’anonymat de ceux qui avaient témoigné a été levé.
De fait, nous ne nous sommes pas senties du tout protégées et, même en ayant changé d’EHPAD suite à une mutation prévue de longue date, j’ai traîné avec moi une réputation de « balance ».
Ce type d’ostracisme peut aller très loin, non seulement pour le dénonciateur mais aussi pour le collègue accusé de maltraitance. On a eu un suicide, il y a quelques années, à l’hôpital.
C’est douloureux pour tout le monde, parce qu’accuser un collègue de maltraitance, c’est aussi accuser l’équipe de ne l’avoir pas dénoncé : on pointe du doigt un collègue mais aussi une équipe qui a été complice et qui peut-être agit un peu de la même façon. Donc on se met en danger, on met en danger l’équipe, un collègue, je comprends que beaucoup de personnes hésitent à parler.
Je comprends que la maltraitance soit un sujet vraiment sensible. En fait, le traitement de la maltraitance est punitif alors qu’il devrait donner lieu à une analyse approfondie des circonstances qui ont amené à ce type de comportement : pourquoi n’a-t-on pas parlé plus tôt, comment avons-nous pu supporter cette situation, en quoi avons-nous tous été maltraitants ? Nous pourrions peut-être davantage progresser en réfléchissant sur les causes, les symptômes et les manifestations de la maltraitance qu’en répondant uniquement par la sanction.
B. Entretien avec Anne Hospitalier et Christophe Gaspard (Centre de formation ERTS)
(Directrice d’une école régionale du travail social [ERTS[ et de l’Association régionale pour le développement des qualifications et des actions de formation [ARDEQAF[ et directeur adjoint ERTS, Olivet [45[ – 10 septembre 2018)
B. L. : Pensez-vous que la formation professionnelle réponde à la problématique de la maltraitance dont sont victimes les personnes âgées et les personnes en situation de handicap ?
A. H. : Oui, pour partie, mais il ne faut pas qu’on attende de la formation professionnelle, et plus particulièrement des formations en travail social, la solution à tous les maux. Nous avons conscience à l’ERTS de notre grande responsabilité vis-à-vis des personnes qui se destinent aux métiers du travail social et médico-social, que ce soit de jeunes étudiants ou des personnes en reconversion professionnelle. Ils ont souvent des représentations qui sont loin de la réalité du métier, et notre rôle est d’asseoir et de consolider leurs compétences dans le domaine de la relation d’aide. Il faut que la formation soit porteuse de la posture professionnelle adéquate de bienveillance, d’accompagnement et de progrès par rapport à la personne accompagnée.
La question de la maltraitance est abordée dans nos formations à travers le décryptage d’une relation d’aide : comment s’adresse-t-on à l’autre ? Comment entre-t-on dans cette forme d’intimité qui doit être basée sur l’éthique et le respect ? Plus, évidemment, tout le corpus réglementaire et juridique permettant de cadrer le relationnel intuitif et souvent subjectif des futurs professionnels.
La personne accompagnée est remise au centre du processus de formation. Ainsi, nous accueillons dans nos formations des personnes vulnérables, des personnes handicapées, voire des représentants d’associations d’usagers qui viennent partager avec les étudiants leur savoir expérientiel mais qui nous aident également à concevoir les formations. L’enjeu central pour les futurs professionnels est de prendre en compte le souhait de la personne accompagnée dans son projet personnalisé, dans son projet de vie. Je crois que nous sommes là dans une forme de révolution de la pratique et de l’intervention sociale qui va positionner le travailleur social comme accompagnant plutôt que comme chef d’orchestre. C’est peut-être une garantie qu’il y ait moins de maltraitance.
C. G. : Par ailleurs, nos formations en alternance permettent d’acquérir en cours et sur le terrain de stage un certain nombre de savoir-faire et de postures professionnelles autour de la relation d’aide qui peuvent être vérifiés, argumentés et éventuellement corrigés grâce aux analyses de pratique.
A. H. : Ces analyses de pratique permettent au futur professionnel d’affiner sa capacité d’introspection sur le fait qu’il puisse être à un moment ou à un autre dans une position de maltraitance, sans se fustiger.
B. L. : Comment le centre de formation gère-t-il les situations de maltraitance que pourraient rencontrer vos étudiants sur leur lieu de stage ?
A. H. : On s’appuie sur le droit, les étudiants le savent et connaissent les processus de décryptage et de signalement. Il faut cependant rappeler qu’il s’agit de personnes en formation et que l’appréhension d’une situation de maltraitance doit vraiment être étayée et mise à distance pour pouvoir être analysée de façon à ne pas être submergé par l’émotion qui parfois fausse les choses.
C. G. : Nous les soutenons dans ces situations délicates, et les aidons à mettre en place le cadre de façon à se distancier.
B. L. : Pensez-vous que les professionnels soient suffisamment préparés pour évoquer devant leur hiérarchie ou leurs collègues des événements indésirables, des situations préoccupantes, voire des dysfonctionnements majeurs conduisant à une organisation de maltraitance ?
A. H. : Ces points sont particulièrement présents dans les formations à la fois en termes d’éthique, d’engagement et de responsabilité individuelle, mais aussi de leurs limites. L’aspect juridique et les politiques sociales sont abordés dans les formations par des juristes, voire des magistrats. Il est clairement rappelé qu’il est de la responsabilité du professionnel de protéger une personne victime de maltraitance, et d’informer sa hiérarchie de tout dysfonctionnement.
Les entraves à la liberté de parole seraient plutôt d’ordre institutionnel ou organisationnel, ou de jeux de pouvoir. On n’ignore pas le poids des équipes, des organisations, des contextes qui font qu’un signalement puisse être tu.
C. G. : C’est l’enjeu de la communication, qui fait l’objet d’un domaine de compétence particulier dans nos formations : transmission des informations, passage à l’écrit, étude du journal clinique, réunions d’équipe.
B. L. : Quels seraient, selon vous, les éventuels manques dans la formation professionnelle concernant la maltraitance ?
A. H. : Ce serait plutôt dans l’articulation avec les terrains de formation pratique. Je crois que dans le secteur du travail social, on a encore à renforcer la question de la parole et de la parole partagée. C’est-à-dire permettre à chacun de nos étudiants d’être libre de parole par rapport à ce qu’ils observent, avec plus de souplesse et de liberté. Je pense qu’il y a encore des verrous, liés à l’appréciation qu’ils vont avoir sur leur lieu de stage et à la sanction possible sur leur diplôme : « Ah, si je dis cela, je vais me faire saquer ! » Et puis il y a des situations que l’on ne voit pas, du fait que 50 % de leur temps de formation est en établissement. Comment peut-on décrypter ce qu’ils ont vécu en établissement, les situations et problèmes qu’ils ont pu y rencontrer, pour que cela devienne compétence pour eux ?
C. G. : Nous mettons tout en œuvre pour construire des relations favorables avec les lieux de stage, à travers notamment la formation tuteur/référent/maître d’apprentissage.
B. L. : Pensez-vous que la réforme de la formation professionnelle de 2018 soit un outil intéressant pour notre sujet ?
A. H. : S’agissant des problématiques de maltraitance et des difficultés personnelles que les salariés peuvent rencontrer sur cette thématique, le compte personnel de formation (CPF), dans sa formule complètement autonome de génération et d’organisation de formation, pourra aider les salariés à faire appel à l’offre de formation individuelle leur correspondant.
Il semble que l’analyse de pratique soit maintenant prise en compte comme une formation mais cela reste à inscrire dans les futurs opérateurs de compétences (Opco).
Nous espérons pouvoir continuer à assurer aux étudiants, demandeurs d’emploi et salariés, des formations complètes et denses sur les métiers de travail social, intégrant notamment les notions de « maltraitance » et de « bientraitance ». On ne peut pas brader ou écourter trop une formation si on veut un professionnel compétent.
B. L. : Un manque de motivation et de concentration de la jeune génération est souvent évoqué. Observez-vous des modifications dans le profil de vos étudiants au fil des années ?
C. G. : Il y a des changements entre générations et c’est tout à fait normal, et nous nous adaptons à travers nos formations aux nouveaux publics, notamment la fameuse génération 2.0. Oui, il y a parfois des difficultés, mais c’est à nous de les accompagner en essayant au maximum de créer des ponts générationnels.
A. H. : Je pense que les jeunes professionnels dans le travail social ne sont pas différents de ceux des autres secteurs d’activité. Cette génération est moins encline au respect de l’autorité, et arrive dans un contexte de chômage bien ancré et un rapport au travail qui n’est pas celui des générations précédentes. Il me semble qu’il y a beaucoup plus de volatilité, notamment dans le travail social et même dans le secteur de la santé, sur des métiers qui sont peu valorisés, voire dénigrés ou occultés. Dans le cadre de nos formations, nous sommes amenés à prendre en compte cette évolution et à revisiter des séquences concernant la posture professionnelle et les notions de « travail », de « respect de contrat », de « consignes » et d’« horaires ».
Cependant, nous voyons aussi des jeunes, motivés, qui s’orientent malgré tout vers ces métiers et apportent des idées novatrices.
B. L. : Pouvez-vous nous citer des exemples ?
A. H. : Je pense en particulier au partage rapide d’informations sur les pratiques ou la possibilité de faire des travaux collaboratifs en réseau, qui donnent une ouverture sur le monde extraordinaire.
C. G. : Par exemple, des groupes ont construit un projet « Tous vers le numérique », en partenariat avec la direction régionale et départementale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (Oui, mais de quelle région ? Ile-de-France ?...) (DRDJSCS), pour l’accès aux droits de l’usager. On doit par contre les accompagner davantage en les aidant à se poser et à passer à l’écriture.
B. L. : Les importantes difficultés de recrutement dans les secteurs médico-social et sanitaire ont-elles des répercussions dans le domaine de la formation ?
A. H. : C’est un sujet dont nous sommes très conscients, nous avons organisé un groupe de travail au niveau régional depuis plusieurs mois avec des employeurs, avec les organismes paritaires collecteurs agréés (Opca), en charge de collecter les obligations financières des entreprises en matière de formation professionnelle, avec Pôle emploi, avec le conseil régional, pour voir quels leviers pouvaient être activés au niveau de la formation afin de garantir le secteur de l’aide à domicile. Il y a en effet un nombre important de départs à la retraite programmés pour les 10 prochaines années dans un secteur éclaté tant dans ses modes de tarification qu’au niveau des conventions collectives et des conditions de travail offertes aux salariés. Nous constatons que nos étudiants se dirigent plutôt vers les formations en structure que vers celles d’aide à domicile parce que les salaires ne sont pas les mêmes.
Une solution pour pallier ces difficultés de recrutement pour des métiers de plus en plus durs pourrait être de construire des collaborations de compétences, à l’échelle d’un territoire délimité, entre des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou des établissements sociaux et médico-sociaux et des structures d’aide à domicile : imaginer des dispositifs de mutualisation, de compétences croisées, d’intérim...
C. G. : Les mobilités professionnelles devraient être facilitées grâce aux passerelles entre les trois spécialités du nouveau diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social : « accompagnement de la vie à domicile », « accompagnement de la vie en structure collective », « accompagnement à l’éducation inclusive et à la vie ordinaire ». Ainsi, une personne ayant ce diplôme avec l’option « en structure » peut, avec 147 heures de formation en plus, s’orienter vers le secteur de l’aide à domicile ou comme auxiliaire de vie scolaire (AVS).
C. Entretien avec Joran Le Gall
(Président de l’Association nationale des assistants de service social [ANAS[ – 30 octobre 2018)
B. L. : L’ANAS a fait cinq propositions en décembre 2014 pour redonner du sens à la polyvalence de secteur « tant les évolutions de l’action sociale sont venues bousculer les principes mêmes de “polyvalence” et de “territoire” ». « Les professionnels assurant cette mission complexe mais passionnante se retrouvent enfermés dans des logiques gestionnaires et des injonctions paradoxales, fruits de l’accroissement de la précarité, des contraintes budgétaires et de la politique à court terme » (1). Pouvez-vous nous en dire davantage sur les difficultés rencontrées par les professionnels de l’action sociale ?
J. L. G. : Je pense que les professionnels des conseils départementaux pâtissent autant de dysfonctionnements systémiques que de l’absence de moyens : l’épuisement au travail lié à la perte de sens de leur mission, pouvant aller jusqu’au burn-out, est en forte augmentation.
La multiplication des normes et la mise en procédure de toute action entraînent un malaise chez les professionnels et peuvent être vécues comme une forme de maltraitance institutionnelle, d’autant plus qu’il n’y a pas deux conseils départementaux qui fonctionnent aujourd’hui de la même manière. En tant qu’assistant social dans un hôpital psychiatrique, je suis témoin de situations où nous pourrions devenir maltraitants si nous nous attachions à appliquer à la lettre toutes les normes et procédures en cas de crise d’un patient. La tendance est plus à la justification administrative qu’au travail de relation, de construction et de médiation, qui est le cœur même de la mission de l’assistant social.
Au niveau de la protection de l’enfance, les travailleurs sociaux sont en difficulté compte tenu de la baisse des moyens alloués à la prévention. Par prudence et du fait d’un travail social aujourd’hui morcelé, moins global qu’auparavant, certains travailleurs sociaux peuvent être amenés à signaler des situations pour se prémunir d’un risque. Les informations préoccupantes (IP) sont transmises à la cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP) puis renvoyées pour évaluation aux travailleurs sociaux de secteur qui auront eux-mêmes réalisé d’autres IP, qui les retournent ensuite à la CRIP pour traitement... Ce sont des professionnels qui, le matin, peuvent recevoir une IP à évaluer et qui, l’après-midi, en rédigent une autre. Leur manque d’engagement n’est pas en cause mais on peut comprendre leur frustration devant la perte de sens de leur mission et l’empilement de dispositifs qui entravent les actions d’un polyvalent de secteur.
B. L. : Que manquerait-il, d’après vous, aux travailleurs sociaux pour accompagner et trouver des solutions aux problématiques de maltraitance ?
J. L. G. : Je pense qu’il manque des espaces de concertation. Les travailleurs sociaux ont besoin de se réunir, de parler, d’échanger, de confronter leurs pratiques et de prendre du recul sur leurs évaluations. Tout doit être fait pour sortir de l’isolement professionnel, pour requestionner les évidences, et ne plus banaliser la maltraitance ordinaire. Le management a un rôle important pour favoriser la dynamique relationnelle, valoriser les temps d’échange et encourager le partenariat entre professionnels.
L’ANAS, à travers ses préconisations, souhaite redonner du sens au travail social, trop souvent invisible, et redonner la parole aux professionnels.
D. Entretien avec Céline Martin
(Vice-présidente de la Fédération française des services à la personne et de proximité [Fedesap), déléguée en charge des questions liées aux handicaps, dirigeante associée d’un réseau de services à domicile, et membre de la commission de promotion de la bientraitance et de lutte contre la maltraitance des personnes vulnérables au sein du Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge et du Conseil national consultatif des personnes handicapées [HCFEA-CNCPH[).
B. L. : La Fedesap défend et représente les entreprises de la filière du domicile. Qu’organise votre fédération pour aider et soutenir les entreprises confrontées à la problématique de la maltraitance, qu’elle soit le fait de l’entourage familial ou des personnels ?
C. M. : La Fedesap a pris un engagement majeur dans la lutte contre la maltraitance. Elle œuvre tout d’abord globalement dans sa présence au sein des différentes commissions citées au préalable. Elle s’attache à faire remonter les problématiques de terrain afin que les services de proximité soient entendus dans les plus grandes instances de réflexion et de décision. C’est son rôle de pouvoir relayer la parole de terrain.
Une des problématiques aujourd’hui de la lutte contre la maltraitance repose sur le déclenchement des procédures de signalement après repérage de la situation.
La complexité des démarches à accomplir, bien que mieux relayées par les départements, reste un frein à la fluidité du traitement des alertes.
Nous avons un réseau territorial de représentants territoriaux, départementaux et régionaux, qui nous permet de travailler ce point avec les acteurs de lutte contre la maltraitance. Ainsi, nous communiquons en temps réel les avancées à nos adhérents afin qu’ils puissent s’appuyer sur les évolutions des dispositifs et en devenir acteurs à leur tour.
B. L. : Comment votre fédération contribue-t-elle à renforcer la qualité de service auprès des bénéficiaires et de leurs familles ?
C. M. : Elle y contribue tout d’abord dans l’accompagnement des services adhérents de proximité. L’ensemble des informations, des évolutions qu’elle porte à la connaissance des services participe à les maintenir dans une démarche d’amélioration et d’adaptation de la qualité de service.
Elle renforce la qualité grâce à la certification des services, et à travers la valorisation et la mutualisation des bonnes pratiques. Elle accompagne annuellement également plusieurs centaines d’adhérents dans la modernisation de leur fonctionnement grâce au soutien de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Par ailleurs, la notion de « service » est très forte dans nos discours, car elle positionne au cœur de nos valeurs le choix de la personne, le respect des libertés de chacun.
La probabilité d’être confronté à une situation de maltraitance est considérablement diminuée dès lors que l’on décide de ce qui est bien pour soi. Lorsque le client n’est pas en capacité de faire des choix, les proches sont un relais essentiel. Accompagner les proches dans cette démarche permet de limiter les risques de fatigue et d’usure susceptibles de faire basculer dans la maltraitance. Les aidants familiaux ne doivent pas être considérés comme des intervenants à domicile par défaut.
La qualité des services repose sur une vision globale du quotidien des clients chez qui nous intervenons. C’est aussi pourquoi nous défendons l’idée que le secteur du domicile ne peut en aucun cas être intégralement assimilé de manière restrictive dans le champ soit de la santé, soit dans celui du médico-social, champs qui concentrent respectivement les réponses aux besoins selon une pathologie ou une problématique sociale ponctuelle. Notre activité est d’accompagner des parcours de vie de manière la plus individualisée possible. Cela passe parfois par l’articulation de temps de parcours de santé. Mais cette coordination a pour objectif de toujours valoriser le parcours de vie, de répondre aux besoins des personnes.
B. L. : Le professionnalisme des intervenants est encore mis en doute par certaines familles et certains partenaires. Comment améliorer la reconnaissance des salariés des entreprises trop souvent déconsidérés ?
C. M. : Il y a deux sujets dans votre question. Le professionnalisme des intervenant(e)s : les interventions à domicile ont beaucoup évolué au cours des 10 dernières années. En effet, nous sommes partis d’un métier dans lequel dominaient les tâches de ménage, repassage, cuisine..., l’aide humaine (aide à la toilette, transferts, aide aux repas...) n’étant apparue que bien plus tard et progressivement en palliatif aux manquements des établissements collectifs. Ces éléments ont fait naître une nette progression des recours à l’intervention à domicile de plus en plus tard dans l’âge, avec son lot de difficultés liées au vieillissement naturel ou pathologique.
Le secteur a dû répondre très rapidement à cette augmentation, sans doute sans anticiper suffisamment le niveau de dépendance auquel on serait confronté et, par conséquent, sans anticiper le niveau de technicité nécessaire à une réponse adaptée aux besoins réels. Néanmoins, notre branche professionnelle forme plus de 16 000 collaborateurs chaque année via notre organisme paritaire collecteur agréé (OPCA) Agefos-PME. C’est une formidable réussite de notre secteur mais l’on peut faire mieux. Nous allons faire mieux.
Sur la question de la reconnaissance des salariés – salariés des entreprises ou d’autres structures –, il en va bien évidemment de la valorisation générale de notre secteur que nous poussons vers une dynamique de filière du domicile. Trop longtemps décliné comme une orientation par dépit ou de petites mains, il est devenu aujourd’hui un enjeu de société. Cette montée en puissance de la visibilité de nos métiers auprès du grand public est porteuse pour l’aura de notre future filière.
Nous avons à décider de ce que seront les services à domicile de demain, leur organisation, leur institution de tutelle, la création de filières professionnelles, l’impact sur la société que l’on veut inclusive.
Les choix qui seront faits œuvreront à rendre plus attractif l’engagement dans les parcours professionnels de la filière. Nous devons être satisfaits du lancement des concertations et des débats qui se jouent actuellement. Ils montrent que ce secteur, qui s’est construit en s’adaptant au fur et à mesure, se veut désormais dans l’anticipation et l’optimisation des forces de proposition des services de proximité que sont les adhérents de la Fedesap.
B. L. : La gestion des plannings est un défide tous les instants. Quelles pistes envisagez-vous pour répondre aux problèmes criants de recrutement ?
C. M. : D’abord, comme nous l’évoquions au préalable, il est urgent que le secteur « services à domicile » s’organise et se définisse une existence en dehors de tout rattachement à un autre secteur. Le besoin en personnel en est, de ce fait, spécifique. La création d’une filière est, pour la Fedesap, le premier axe d’actions qu’il faut défendre ; une filière des métiers aux personnes et aux familles de la naissance au grand âge est une priorité.
L’ensemble des pistes de recrutement qui s’ouvrent à nous nécessite cette évolution vers la filière. Nous sommes convaincus qu’il nous faudra apporter des réponses de formation pour :
- développer l’apprentissage pour séduire une génération de jeunes personnels dont la mobilité professionnelle sera un facteur primordial ;
- être capable de sécuriser des professionnels arrivant d’autres secteurs en favorisant la mobilité inter et intrafilières.
La Fedesap travaille beaucoup en réseau et s’attache à mettre autour de la table des débats les différents acteurs de l’emploi (Pôle emploi, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation et de l’emploi [Direccte[, l’Éducation nationale...) dans le but de structurer l’offre qui rendra plus visibles les besoins, les formations et les profils recherchés. Des expérimentations (prérecrutement par les partenaires de l’emploi, formation courte préalable à l’embauche) se mènent sur les territoires en vue de favoriser l’accès aux entreprises, des opérations de forum sont organisées pour plus largement faire connaître les domaines d’action et le potentiel d’évolution de nos métiers.
L’ensemble de cette mobilisation fait naître une véritable dynamique à laquelle nous participons grandement.
B. L. : Le travail considérable qui a été conduit sur l’étude de la maltraitance a mis en évidence depuis longtemps que les maltraitances ont lieu majoritairement au sein des familles. Comment les structures que vous soutenez arrivent-elles à se positionner face à des situations générées par les membres familiaux ? Quel est le retour global de satisfaction des structures quant à l’aide apportée par les conseils départementaux, les agences régionales de santé, les services du procureur, sur la gestion des situations de maltraitance ? Quelles sont les difficultés rencontrées dans les saisines de ces instances ?
C. M. : Je ne suis pas tout à fait en accord avec l’analyse qui ressort des résultats de l’étude menée. En l’occurrence, il apparaît difficile d’aboutir à des conclusions hâtives telles qu’on peut les lire en aparté de cette étude.
Nous traversons une période de turbulences au sein des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), certains acteurs ont trouvé dans cette étude une occasion de renvoyer la thématique de la maltraitance comme un fait majoritaire du domicile. En réalité, ce phénomène est probablement plus facilement repéré et pris en compte à domicile qu’en établissement, qui fonctionne très souvent en vase clos. Je ne suis pas certaine qu’on puisse certifier de telles conclusions.
Les statistiques s’appuient, entre autres, sur les appels passés sur la plateforme nationale d’alerte des situations de maltraitance (3977). Nous pourrions aussi en déduire que les personnes à domicile, dans leur famille ou chez eux, ont un accès plus simplifié à ce numéro qu’au sein des structures collectives. Cela ne veut pas dire que la situation au sein des familles ne mérite pas qu’on s’y attarde. C’est un facteur à prendre en considération qui nous rappelle qu’à ce jour, nous ne pouvons pas émettre d’hypothèses trop précipitées sur ces statistiques.
B. L. (Étude de cas) : Une auxiliaire de vie conduit sa mission chez un bénéficiaire : entretien du logement, préparation du repas et aide à la prise du repas. À 12 h arrivent une infirmière et une aide-soignante qui stoppent le déjeuner du patient pour pratiquer les soins de toilette, les pansements, une prise de sang, la prise des traitements. Les soignantes quittent le logement en laissant pansements, compresses, la protection souillée sur la table sur laquelle le déjeuner était servi. L’auxiliaire de vie évoque régulièrement à sa responsable de secteur et à sa directrice ces problèmes déontologiques et de respect et son incompréhension du système. Alors que pourraient être étalées dans la journée les prestations des uns et des autres au bénéfice de la personne accompagnée qui serait moins seule et sans doute mieux sécurisée. La directrice essaye de construire avec le service de soins infirmiers à domicile (SSIAD), sans y parvenir, et les prestations des services à la personne se chevauchent encore avec celles des SSIAD, du kiné, parfois du médecin. Que pourrait faire la Fedesap pour aider cette entreprise ?
C. M. : Cette situation avec les SSIAD est une situation malheureusement récurrente qui entraîne un vécu des interventions multiprofessionnelles pénible. C’est dommageable pour tout le monde. Ces situations conduisent parfois à des abandons des prestations et à un repli des clients et des aidants sur eux-mêmes. Les intervenants sont confrontés à des refus d’intervention du fait d’un épuisement de l’usager.
La Fedesap, encore une fois, a tissé un maillage suffisamment important pour sensibiliser le plus d’acteurs dans les pouvoirs publics mais aussi dans les collectivités territoriales qui sont parties prenantes de l’aide apportée aux plus fragiles.
Nous invitons les services de proximité à y participer. Les discussions qui s’y déroulent portent sur des sujets concrets et au plus près des préoccupations qui animent le quotidien des services médico-sociaux. Les coordinations gérontologiques, sectorielles, sont le fruit des discussions qui ont lieu depuis de nombreuses années entre les différents acteurs. Nous avons pour rôle de faire évoluer ces pratiques. Nous devons amener les prescripteurs et les financeurs des aides à se positionner sur les directives à prendre pour améliorer la coordination et la cohérence des services. La qualité d’accompagnement en dépend.
La Fedesap peut être également un relais dans les échanges avec l’ensemble des professionnels. Vous m’interpellez sur ce que pourrait faire la Fedesap pour aider cette entreprise précisément. La Fedesap a un panel de services d’accompagnement aux entreprises dans la résolution des difficultés de fonctionnement, juridiques, de concertation... Elle propose, via son pôle formation, des cursus qui permettent également aux chefs d’entreprise de se préparer un peu plus à l’ensemble des multiples tâches du dirigeant.
Chaque année, la fédération s’attache à rencontrer de nombreux partenaires nationaux de tous horizons, bien consciente que ces rencontres et les relations partenariales qui en découlent se répercutent sur les relations partenariales locales pour nos adhérents.
B. L. : Que manquerait-il aux services à la personne pour améliorer les moyens existants en vue de lutter plus efficacement contre la maltraitance des personnes âgées et des personnes vulnérables ?
C. M. : Ce n’est pas une question qui se traite au seul niveau des services à la personne. Nous ferions l’erreur de reproduire ce pour quoi les débats sont relancés sur l’efficacité des nombreux dispositifs existants. Chacun y va de ses solutions, de ses process, sans jamais regarder comment il peut intégrer les outils à disposition.
Je pense qu’aujourd’hui la lutte contre la maltraitance est affaire de tous et qu’il est donc urgent de centraliser tous les outils existants, de les simplifier, de les rendre lisibles, visibles et accessibles à tous. Son traitement ne pourra en être que meilleur et la réponse apportée plus rapide.
C’est ce que nous nous attachons à faire au sein de la commission pour la promotion de la bientraitance HCFEA-CNCPH.
E. Entretien avec Jean-Marc Gibey
(Maire et président du centre communal d’action sociale de Jargeau [Loiret[ – 26 octobre 2018)
B. L. : En tant que maire d’une commune de 4 550 habitants, avez-vous déjà été confronté à des situations de maltraitance de personnes dites « vulnérables » au domicile de vos administrés ?
J.-M. G. : Nous avons eu des cas, peu nombreux, mais il y a sans doute des situations de maltraitance que nous ne connaissons pas car les gens sont réticents à venir voir les autorités. Nous sommes confrontés principalement à des violences intrafamiliales, suffisamment graves pour qu’il soit fait appel à la gendarmerie : violences physiques, expulsion d’une personne du domicile, par exemple. Dans les situations de violences intraconjugales, il nous est déjà arrivé de reloger femme et enfants à l’hôtel après intervention des gendarmes.
Les gendarmes de la brigade sont des interlocuteurs de proximité dans notre commune : ils ont aussi un rôle social, et ils sont disponibles 24 heures sur 24. Les conflits intrafamiliaux forment une part non négligeable de leur travail. Le groupement de gendarmerie d’Orléans soulignait qu’environ la moitié des appels de nuit concernait des violences intrafamiliales. C’est un volet de la gendarmerie qui n’est pas suffisamment connu. Les gendarmes, pour la plupart installés depuis longtemps, connaissent bien le territoire et nous avons des échanges réguliers. Mes collègues maires s’appuient également beaucoup sur eux.
Notre principale source d’information pour les personnes en difficulté est le centre communal d’action sociale (CCAS), mais les victimes de violences physiques ne s’y adressent pas toujours. Nous avons eu cependant le cas d’une jeune femme battue par son compagnon.
Concernant les violences faites aux enfants, nous avons peu de visibilité. Nous travaillons avec les écoles qui peuvent attirer notre attention sur un absentéisme récurrent, des comportements préoccupants, des agressions, des résultats scolaires en chute...
B. L. : Vous êtes également président du conseil d’administration de l’EHPAD : avez-vous connu des situations, comme il s’en rencontre régulièrement dans ces établissements, pour lesquelles vous vous êtes senti démuni ?
J.-M. G : Il est difficile pour un élu, président du conseil d’administration de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) de sa commune, de définir ce qu’est une situation de maltraitance : servir des repas à 17 h 30 à des résidents en pyjama été comme hiver, ce n’est pas correct, mais est-ce une maltraitance ?
Les maires sont présidents de « droit » du conseil mais n’ont généralement pas de compétence ni de contrôle sur le fonctionnement quotidien de l’établissement, hormis pour le vote du budget, tout en étant responsables.
De la même façon, on demande au président du conseil d’administration son avis sur le recrutement, mais ce n’est pas lui qui décide : c’est l’agence régionale de santé (ARS). Il y a de fait une double tutelle, partagée entre ARS et département, ce qui rend la gestion particulièrement complexe.
De plus, le maire, même président du conseil d’administration, n’est pas membre de droit du conseil de la vie sociale (CVS) où sont généralement exposées les conditions de vie au sein de l’établissement. Notre maison de retraite étant fusionnée avec celle d’une autre commune, nous avons demandé, son maire et moi-même, à être destinataires des comptes rendus des CVS qu’autrement nous ne recevions pas.
Les habitants de notre petite ville, quand ils viennent nous signaler en mairie des dysfonctionnements à l’EHPAD, s’étonnent que je ne sois pas au courant. De fait, c’est principalement par des administrés résidents et leurs familles que je suis informé d’éventuelles maltraitances organisationnelles dans cet établissement. Par exemple, un couple de personnes âgées résidant à la maison de retraite d’une commune voisine a été relogé dans notre EHPAD suite à une inondation. La dame était handicapée, mais son mari plutôt valide, ce qui lui a valu de la part de la directrice cette réflexion : « Mais de toute façon, vous n’avez rien à faire ici ! » Cette interpellation, que j’ai apprise de la bouche d’un autre résident, nous a indignés. Mais beaucoup n’osent pas parler : quand des familles viennent me faire part de suspicions de maltraitance vis-à-vis de leur parent, et que je leur demande s’ils en ont parlé avec la directrice, ils me répondent qu’ils n’osent pas, car ils craignent des représailles. Je n’ai pas vu beaucoup de familles se plaindre de maltraitance volontaire et je n’ai pas eu connaissance de violence induite par des prédateurs dans l’EHPAD.
J’ai malheureusement peu de pouvoir pour interagir, encore moins sur la gestion du personnel. Quand il y a des conflits, de la grogne au sein de l’équipe, un management inadapté, je n’ai pas d’autre recours que de faire remonter à l’ARS, ou d’alerter des grands élus, députés et sénateurs, pour qu’ils fassent pression sur l’ARS. Ainsi, pour un problème sérieux de management de l’EHPAD qui risquait d’engendrer de la maltraitance organisationnelle, j’avais été reçu par le délégué territorial de l’ARS qui n’avait pu que me dire : « Je sais, mais on n’a personne à mettre à la place. »
Lorsqu’un directeur d’EHPAD n’est pas adapté au poste, les agents sont mal organisés, ils vont s’épuiser, l’absentéisme va augmenter, les collègues vont payer les pots cassés, et la situation peut dégénérer tant pour l’équipe que pour les résidents. J’ai eu connaissance de dysfonctionnements majeurs : une dame en fauteuil oubliée dans sa chambre qui n’a pas eu son repas, seulement deux à trois agents pour le service de restauration de 30 minutes concernant 60 résidents, les douches toutes les trois semaines... Les agents étaient très gênés : « Effectivement ce n’est pas bien ce qu’on fait, mais on ne peut pas faire autrement, car on a trop de choses à faire. »
Je pense qu’un directeur d’EHPAD doit à la fois être un bon gestionnaire et avoir de l’empathie. Ce n’est pas une entreprise comme une autre.
B. L. : Est-il aisé pour un maire de solliciter le conseil départemental, l’ARS, les services du procureur ?
J.-M. G : Le conseil départemental est pour les élus un acteur de proximité, d’autant plus qu’il y a une maison du département dans notre commune. En cas de problème, nous nous adressons directement au service concerné. Les services du conseil départemental et les élus départementaux ont une certaine connaissance du travail des maires avec une vraie volonté d’écoute.
Au niveau de l’ARS, c’est plus compliqué, notamment pour avoir des informations, et il n’y a pas du tout la même écoute. Lorsque nous avons été confrontés à de graves problèmes organisationnels au niveau de l’EHPAD et que nous étions dans une impasse, il leur a fallu plus d’une année pour que des changements interviennent au sein de la direction de l’établissement.
Nous ne connaissons les services du procureur qu’à travers l’état civil. Si nous avons des cas de maltraitance, nous nous tournons plutôt vers la gendarmerie qui sollicitera les services du procureur, le cas échéant.
Il m’est arrivé parfois de solliciter le procureur pour des mariages qui semblaient « curieux », car le maire célèbre le mariage au nom de l’État et sous le contrôle du procureur. Le monde de la justice n’est pas assez connu des maires des petites communes : l’Association des maires du Loiret organise des journées d’information sur ce sujet, j’ai participé à une séance consacrée aux hospitalisations d’office.
Je désirais savoir quelles en étaient les suites car, en tant que maire, j’ai déjà été amené à faire procéder à des internements d’office sur des personnes violentes, soit pour elles-mêmes – un jeune qui voulait se jeter d’un pont –, soit envers les autres. Contrairement aux violences intrafamiliales récurrentes, ces violences sont épisodiques, sous forme de crises. L’internement d’office est alors une solution temporaire, que le maire ne déclenche qu’avec l’avis d’un médecin, et l’aide des pompiers ou des gendarmes.
Les pompiers sont également des acteurs de proximité sur lesquels nous nous appuyons fréquemment, d’autant plus que nous disposons d’un centre de secours sur la commune.
B. L. : Que manquerait-il aujourd’hui aux maires pour mieux appréhender les problématiques de maltraitance ?
J.-M. G. : Des formations sur la gestion des situations de violence et de maltraitance seraient utiles pour les maires. Par exemple, en tant qu’hydrologue, je n’ai aucune compétence particulière dans ce domaine. Il n’y a pas vraiment de formations pour les maires sur ce type de grands thèmes et sur les situations complexes auxquelles ils pourraient se trouver confrontés. Mais il faudrait d’abord savoir qui est notre interlocuteur sur ces thèmes-là : l’ARS ou le département ?
Concernant les EHPAD, l’élu local n’a strictement aucun pouvoir, hormis l’approbation du budget en tant que président du conseil d’administration. Est-ce une survivance amenée à disparaître ou son rôle va-t-il évoluer ? Lorsque nous nous intéressons à la vie de l’établissement, nous avons l’impression de ne pas être les bienvenus.
Nous évoquons ces problématiques entre collègues confrontés à une population vieillissante et à des établissements qui ne sont plus adaptés aux normes, ni au travail des agents. Le département du Loiret fait un effort dans le cadre du plan « Loiret bien vieillir » (2015-2021) mais au détriment de certaines structures : ainsi l’EHPAD de notre commune est-il voué à disparaître dans quelques années au profit d’une autre structure construite dans une commune voisine hors zone inondable. Le problème est que ce nouvel établissement, censé regrouper les résidents de deux structures, soit 120 personnes, ne comptera que 90 places : nous n’avons pas vraiment d’explications de la part de l’ARS ni du département sur les critères de sélection des résidents de cette nouvelle structure, ni sur le sort des personnels.
Les élus mènent également une réflexion autour de la population vieillissante à domicile, en nombre croissant, et sur les services à lui apporter pour rompre l’isolement, amener du lien social et faciliter la vie quotidienne. Nous travaillons beaucoup à ce sujet avec les centres locaux d’information et de coordination (CLIC). Les municipalités, à travers le portage des repas, les colis pour Noël, la réserve communale de sécurité civile... maintiennent le contact avec les personnes fragiles et isolées, permettent de repérer les risques sanitaires, notamment l’alcoolémie, les conflits familiaux ou la souffrance financière, et contribuent ainsi au maintien à domicile de leurs administrés et à la prévention de la maltraitance.
Mais il est évident que la baisse des dotations risque d’impacter de plus en plus les initiatives et les interventions à l’échelle de nos communes, que ce soit dans les domaines du handicap, de l’enfance ou des personnes âgées.
F. Entretien avec une directrice d’EHPAD établissement public communal
(Mme S. souhaite rester anonyme – 19 août 2018)
B. L. : Nous avons eu l’occasion de travailler ensemble il y a quelques années et vous m’aviez alors évoqué vos difficultés face à une situation préoccupante dans l’établissement dont vous étiez directrice. Pourriez-vous nous résumer les faits ?
Mme S. : Une agent de service hospitalier (ASH) travaillant de nuit depuis près de 20 ans dans l’établissement était à l’origine de faits de violence dont j’ai eu connaissance peu après mon arrivée grâce au témoignage circonstancié d’un aide-soignant déterminé, confirmé par la suite par quatre autres professionnels, des résidents, leurs familles et des bénévoles. Il s’agissait de violences psychologiques et verbales (langage irrespectueux, injurieux, dégradant et dévalorisant ; absence de considération ; abus d’autorité ; menace de rejet et rejet ; soumission à la peur ; humiliation ; intimidation ; insécurité ; non-respect de l’intimité ; culpabilisation ; injonctions paradoxales avec exigences disproportionnées compte tenu des fragilités du public accompagné ; évocation de la mort dans un objectif non approprié ; menaces faites sous l’emprise de la colère), de violences physiques (manipulations brutales ; contentions abusives sans prescription médicale, coups évités suite à l’interposition du témoin principal), et de violences médicamenteuses (comportement iatrogène avec des levers forcés à 5 h 30 du matin pour emmener certains patients aux toilettes malgré leur désir de dormir et ce, même s’ils sont en fin de vie ; refus de changer les draps souillés ou les protections ; non-satisfaction des demandes pour des besoins physiologiques ; non-information du résident à propos du partage des décisions dans le soin).
Ce type de comportement avait précédé mon arrivée dans l’établissement, comme j’ai pu le découvrir suite à des témoignages de faits graves (notamment une résidente en fauteuil roulant mise dehors en hiver sans manteau ni écharpe pour la « punir » de ses cris), faits qui n’avaient pas été transcrits dans le dossier individuel de l’agent et qui n’avaient pas fait l’objet de signalement à l’époque. Ces faits anciens n’ont pu être évoqués par les autres membres de l’équipe que lorsque le témoignage écrit du témoin principal a en quelque sorte brisé la loi du silence.
B. L. : Comment avez-vous réagi face à l’ensemble de ces témoignages ?
Mme S. : J’ai rencontré la personne qui avait témoigné par écrit, et ai évidemment convoqué l’ASH qui a nié en bloc les témoignages et dit qu’elle porterait plainte pour diffamation. J’ai également informé l’agence régionale de santé (ARS) (également contactée par le témoin principal) et suspendu cette professionnelle pour une durée d’un mois en attendant la saisine du conseil de discipline. Elle a refusé de recevoir le rapport circonstancié la concernant et est partie. J’ai effectué un signalement auprès du procureur (également sollicité par les familles de certains résidents ayant subi les agissements de l’ASH) et ce dernier a rapidement diligenté une enquête judiciaire.
Ayant demandé une évaluation auprès du médecin expert, celui-ci, après s’être entretenu avec l’agent, ne lui reconnaît pas d’inaptitude à exercer ses fonctions (« les actes reprochés sont-ils à mettre sur le compte d’une certaine lassitude, d’une certaine routine avec phénomène d’énervement, d’impatience ? ») et recommande « un peu de repos et un suivi médical avant qu’elle puisse reprendre son travail, de préférence le jour ». Par contre, le médecin coordinateur de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) souligne dans son rapport « qu’il paraît inconcevable de permettre à Mme X d’avoir un contact direct avec les résidents compte tenu de tels comportements ». Le maire de l’époque, président du centre communal d’action sociale (CCAS), était très impliqué et a activement soutenu mes démarches.
B. L. : Quelles ont été les suites ?
Mme S. : Le procureur a classé sans suite ce dossier faute de violences suffisamment caractérisées et le conseil de discipline a mis en doute la matérialité des faits reprochés en défendant l’agent.
Le président du CCAS, de son côté, a signé un arrêté signifiant une exclusion de six mois de l’agent en question, qui a attaqué devant le tribunal administratif cette décision. Le juge des référés, dans son ordonnance, a débouté la demande de l’agent, mais ne s’est pas prononcé sur le fond.
La cour d’appel a confirmé le manque de « motivation », même si le juge ne niait pas la réalité des faits.
B. L. : Qu’entendait-il par « motivation » ? Quel type de renseignement complémentaire aurait-il souhaité ?
Mme S. : Cela signifiait que nous aurions dû davantage détailler les faits reprochés dans l’arrêté d’exclusion, comme lorsque l’ASH a dit à un patient souffrant de déficiences cognitives : « Il ne faudra pas oublier de lui mettre sa boîte de mouchoirs dans le cercueil ! », ou à un autre qui avait souillé sa protection : « Espèce de vieux cochon..., je peux aussi te la mettre sur la tête ! » En fait, nous aurions dû reprendre, selon eux, tous les propos qu’elle avait tenus et décrire dans le détail les attitudes inqualifiables qu’elle avait eues. Le tribunal administratif juge en fait d’abord sur la forme avant d’étudier le fond, et il est important de décrire dans le plus grand détail les propos, les attitudes et l’ensemble des faits et des circonstances, ce que nous n’avions pas fait.
Les collectivités et les établissements confrontés à ce type de problématique doivent donc, même devant un tribunal administratif, déposer des dossiers très circonstanciés pour que leurs demandes aboutissent.
B. L. : Pouvez-vous nous préciser le rôle qu’a tenu le maire en tant que président du CCAS ?
Mme S. : Après avoir décidé que cet agent ne pouvait plus exercer au sein de l’établissement, il l’a intégré dans un autre service de la commune. Ce fut un grand soulagement pour mon équipe et moi-même. Cette personne livre maintenant des repas à domicile auprès de personnes vulnérables...
B. L. : Quel a été le rôle de l’ARS ?
Mme S. : Je ne me rappelle pas que l’ARS nous a apporté son concours. Je leur avais demandé à l’époque de me fournir une attestation comme quoi le témoin principal leur avait fait un témoignage, mais en vain, et aucune inspection n’a été diligentée. Je me souviens que mon interlocuteur à l’ARS m’a dit que, dans cette affaire, « de toute façon la personne n’aura rien sur le plan disciplinaire, vous n’obtiendrez rien ». On se sent vraiment très seul dans ce genre de situation. Les choses ont pu bouger au niveau du CCAS grâce à la mobilisation des familles qui ont menacé de porter plainte si cet agent restait dans les murs de l’EHPAD.
B. L. : Comment avez-vous vécu cette épreuve ?
Mme S. : J’ai vécu de grands moments de solitude et j’ai également eu des problèmes de santé. On n’est pas préparé à cela et je n’avais jamais été confrontée à une procédure de ce genre. L’avocat de la partie adverse m’a même accusée d’avoir monté l’affaire.
Avec le recul, je considère que c’est une expérience très importante qui me sera certainement utile dans mes nouvelles fonctions. Je retiens, en tant que directrice d’établissement, qu’il nous faut tout consigner et ne rien laisser passer.
B. L. : Comment a réagi l’équipe suite à cette crise et qu’avez-vous pu construire ?
Mme S. : Le témoin principal, qui assure maintenant seul le service de nuit, n’a fait l’objet d’aucun ostracisme. Une réorganisation des services a été effectuée dans l’établissement, une formation sur la bientraitance a été dispensée, et un comité de vigilance constitué avec le médecin coordinateur.
Mais il faut rester vigilant car j’ai découvert au moment de mon départ de l’établissement qu’un agent était alcoolisé lors de ses interventions auprès des usagers, au su d’autres agents qui n’avaient pas relayé ce comportement à risque. Il faut constamment se réinterroger et réinterroger les pratiques. Ce n’est pas forcément une culture du résultat parce qu’on est dans l’humain et qu’on ne maîtrise pas tout, c’est ce que j’appelle la « culture de l’éveil ». Le directeur ne doit pas uniquement rester dans son bureau et participer à des réunions, mais aussi ne pas hésiter à se rendre tous les jours dans la salle de restaurant et régulièrement dans les chambres des résidents, et à être au contact des agents. Je dois permettre aux familles qui me font confiance de mériter cette confiance et de faire en sorte que les pratiques soient des pratiques bientraitantes dans l’établissement.
G. Témoignage de Claire Beaurain
(Psychologue, a longtemps travaillé en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [EHPAD[, actuellement à mi-temps dans un service de soins infirmiers à domicile [SSIAD[ et également dans un foyer d’accueil médicalisé [FAM[ pour personnes handicapées vieillissantes – 6 juin 2018)
Une des problématiques de la maltraitance, et à mon sens la plus actuelle, est de savoir définir quand on est maltraitant. Le basculement dans la maltraitance peut se faire de manière très insidieuse sans qu’on en ait conscience : les gens maltraitent sans même savoir qu’ils maltraitent.
En effet, en fonction des situations des résidents, le comportement d’un membre d’une équipe peut être maltraitant pour un résident, mais pas pour un autre. La difficulté est d’expliquer aux personnes avec qui on travaille comment un comportement peut devenir maltraitant pour un résident, notamment dans un foyer accueillant des personnes handicapées, vieillissantes, qui manifestent parfois d’importants troubles du comportement avec violence verbale ou physique. L’équipe peut être alors amenée à s’interroger sur la pertinence de sanctions en fonction des personnalités et du contexte de vie des résidents en cause.
Il s’agit fréquemment de personnes atteintes de psychose, mais non démentes, qui ont besoin à un moment donné d’être canalisées. On va leur dire : « Non, là ce n’est pas possible, vous vous faites du mal, vous faites du mal aux autres autour de vous, donc je vous demande d’aller dans votre chambre, de réfléchir à cette proposition, est-ce que vous pouvez aller dans votre chambre pour vous apaiser ? »
Là, je ne suis pas maltraitante, pour autant je dis à quelqu’un : « Vous ne restez pas avec nous dans le salon, vous allez vous isoler. » Cela génère certes une frustration mais ça a aussi du sens, car cela permet à la personne de se recentrer et de lui éviter un passage à l’acte plus important.
D’autre part, une autre problématique majeure de la maltraitance, c’est que même lorsque les gens se rendent compte qu’ils sont maltraitants, souvent ils ne savent ou ne peuvent pas faire autrement. « Je sais que je vais faire quelque chose qui va être plutôt maltraitant mais je n’ai pas d’autres moyens. Je vais faire la toilette de quelqu’un en 10 minutes, la toilette sera forcément mal faite, mais j’en ai encore 14 qui m’attendent. »
Bien sûr, les personnels sont davantage formés et il y a une prise de conscience réelle du bien-être à apporter à l’usager, mais le manque de temps ou de moyens entraînera davantage de frustrations et de souffrances dans les équipes qui ont le désir de bien faire et qui n’en ont pas toujours la possibilité.
Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, on n’accueille plus du tout les mêmes patients : les structures se sont fortement médicalisées et on est amené à gérer davantage des problématiques de fin de vie et de lâcher prise. On accueille maintenant des gens qui arrivent en EHPAD en étant déjà « morts avant d’être morts ». Le deuil de la vie pour eux est déjà très entamé. C’est très énergivore pour toutes les équipes, en énergie physique, mais aussi en énergie psychique. Je pense notamment à la prise en compte de la douleur, et les multiples maltraitances qu’elle peut entraîner : du médecin qui ne sait plus quoi faire, au personnel soignant désemparé, à la famille angoissée, et bien sûr au patient. Je pense à cet homme de 40 ans, atteint de trisomie et de la maladie d’Alzheimer comme presque toutes les personnes âgées atteintes de trisomie, ne pesant plus que 30 kg mais luttant encore, sans qu’on puisse savoir s’il souffre ou non : on n’arrive même plus à définir si on est dans l’ordre de la bientraitance pour lui ou de la maltraitance, les grilles d’évaluation de la douleur n’étant pas adaptées à son cas.
Et puis c’est le temps qui s’étire qui est maltraitant, c’est la maladie qui est maltraitante, c’est Alzheimer qui est maltraitant. C’est la fin de vie qui n’en finit plus qui est maltraitante.
Une autre maltraitance vient du fait qu’en institution comme à domicile, on se retrouve confronté à une double injonction, flagrante dans les métiers d’aide : vous devez aider et accompagner dans la bientraitance mais ne demandez pas de moyens supplémentaires. Vous faites un travail magnifique, mais ne nous dites pas ce que vous vivez. Cela conduit à un sentiment d’aliénation, on est toujours dans le faire, on ne réfléchit pas assez sur la voie à suivre, faute de temps, de prise de recul et de moyens. Cultivons la pensée !
Elle préserve les équipes et est précieuse pour rester dans la bientraitance. C’est pour cela que les temps de transmission sont tellement importants et riches, tant en informations qu’en émotions !
La notion de « temps » est en effet capitale, davantage encore lorsqu’on travaille avec des personnes souffrant de troubles cognitifs. Les équipes travaillant dans des unités Alzheimer me disent qu’elles pensent pour deux et c’est vrai. Il y a une charge mentale qui est très importante et qui peut aussi être aliénante. Faute de temps pour se recentrer loin du patient, il est très facile de se perdre dans l’autre, et de trop se projeter : « Il a souri, donc c’est qu’il veut me dire ça ! » En fait c’est ce que j’ai envie de voir, l’autre n’existe plus, et puis nous non plus. Cet amalgame est dangereux et peut toucher tout le monde, à commencer par les psychologues eux-mêmes !
Outre le sentiment répandu d’aliénation, les personnels de l’accompagnement souffrent de frustrations liées à un manque de reconnaissance, notamment financière.
Ces métiers très prenants, et physiquement souvent impactants, sont très mal rétribués. C’est alors eux qui subissent une forme de maltraitance.
Une autre frustration répandue dans nos métiers d’aide est d’avoir l’impression que de faire quelque chose ou de ne rien faire change peu de choses : « faire » une toilette, plutôt que d’accompagner, aider quelqu’un dont on sait qu’il va décéder, soutenir une personne qu’on ne connaît pas et qui n’est plus dans la capacité de se raconter.
Une phrase revient souvent chez les professionnels que je côtoie : « Je fais mon travail et puis j’arrête d’y penser, je me protège. » Il se développe une fatalité et un désinvestissement affectif de la relation à l’autre qui sont préoccupants.
À ces frustrations s’ajoute un manque de formation, par exemple en tant que psychologue, il me manque des connaissances juridiques pour gérer les situations de maltraitance.
Toutes ces frustrations peuvent engendrer des tensions au sein d’équipes à flux tendu, à cause de constantes difficultés de recrutement : enjeux de pouvoir, d’ego, de personnes qui veulent être dans le contrôle. On ne maîtrise pas la mort, on ne maîtrise pas le handicap, on ne maîtrise pas les troubles cognitifs, alors on va maîtriser le planning. Il en résulte une souffrance accrue des personnels, qui partent travailler dans un tout autre domaine, ou se confortent dans la plainte pour la plainte.
Je considère la mise en place de la polyvalence comme importante pour lutter contre la maltraitance, tant pour les équipes que pour le patient. Elle introduit de la fluidité et valorise les personnels, à condition de ne pas vouloir être dans la maîtrise et virer insidieusement à la maltraitance. Dans ce cas mon rôle est de les aider à lâcher prise : on soigne mieux l’autre quand on s’accompagne mieux nous-même.
Pour conclure, face à une situation de maltraitance il faut se garder d’uniquement stigmatiser la personne à l’origine des faits ; il faut de l’empathie, et bien analyser le contexte. Je pense que dans de nombreux cas est maltraitant celui qui ne peut pas faire autrement.
Il faudrait développer un vrai travail de partenariat avec l’agence régionale de santé (ARS), le conseil départemental et les autres institutions, non seulement pour l’attribution de plus de moyens mais pour construire davantage de fluidité pour le bien-être des intervenants et des usagers. Dans les EHPAD et SSIAD, des « référents bientraitance » sont maintenant formés et font vivre des réunions avec leurs collègues pour travailler cette question. C’est essentiel, car pratiquement toujours quand une situation est évoquée, ce sont les équipes elles-mêmes qui peuvent le mieux la travailler, et y apporter leur solution pour le bien de la personne qu’elles accompagnent, et aussi pour leur bien-être au travail.
H. Entretien avec Philippe Patry
(Directeur de plusieurs établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [EHPAD[ privés, ancien directeur de services d’aide à domicile durant sept années, de services de soins infirmiers à domicile [SSIAD[, également enseignant à l’université de Caen Basse-Normandie et à la direction scientifique territoriale en charge d’un classeur « Perte d’autonomie et grand âge » aux éditions Territorial – 14 septembre 2018)
B. L. : Trouvez-vous une évolution dans les manifestations des maltraitances ordinaires, leur fréquence et intensité ?
P. P. : Pour ce qui est de la maltraitance au domicile par les familles, je ne suis pas sûr qu’on ait beaucoup avancé. Cela reste difficile à quantifier, il n’y a pas d’action publique de sensibilisation, comme pour les risques domestiques, les violences aux enfants ou aux femmes. C’est une espèce de tabou que nous avons encore dans notre société.
Par contre, je pense que les choses ont progressé pour ce qui est des maltraitances physiques ou psychologiques envers les âgés par des professionnels. Ceux-ci ont de plus en plus conscience que, par exemple, refuser un change ou infantiliser des personnes âgées sont des maltraitances. Il reste cependant des sujets préoccupants : un des points de fragilité reste la mobilité des professionnels.
On se rend compte que les intervenants les plus en difficulté font du nomadisme professionnel et sont très fragiles par rapport à la maltraitance. Par exemple, l’Ile-de-France et les grandes zones urbaines sont confrontées à d’importantes rotations de personnel, souvent peu qualifié et/ou mal formé, voire mal accompagné.
Un gros travail reste également à faire concernant la maltraitance économique pour laquelle je pense que là aussi les pouvoirs publics n’ont pas vraiment pris la mesure.
B. L. : Pouvez-vous nous parler davantage de la maltraitance économique au vu de votre expérience ?
P. P. : La maltraitance économique, c’est d’abord l’appropriation du bien d’autrui. Prenons l’exemple – hélas trop fréquent – d’une personne en perte d’autonomie ayant besoin d’un recours important à un service d’aide à domicile : ses enfants pourront faire le choix de ne pas trop altérer l’héritage plutôt que de satisfaire les besoins, le confort et la dignité de leur parent ; ceci parfois avec la complicité de la personne âgée qui souhaite transmettre quelque chose à sa postérité. Mais pas toujours : je me rappelle, il y a cinq à six ans, au domicile d’une bénéficiaire qui était dénutrie, sa fille nous expliquait qu’il fallait couper la tranche de jambon en deux et qu’il ne fallait pas qu’elle avale une tranche de jambon par jour.
C’est une problématique récurrente que nous avons à affronter au domicile car nos structures n’y ont pas le pouvoir qu’elles ont en institution.
J’entends par là qu’en présence d’une emprise familiale trop prégnante, un directeur d’établissement peut saisir un juge des tutelles, discuter, négocier. Un directeur d’une structure d’aide à domicile n’a pas cette capacité-là. Cela pourrait même lui porter préjudice.
B. L. : Sur qui les services d’aide à domicile peuvent-ils donc compter ?
P. P. : Je vous rappelle que les services d’aide à domicile ont comme organisme de tutelle et autorité de tarification le conseil départemental. Au vu d’un certain nombre de faillites des services départementaux dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE), je pense qu’il faut être prudent sur les espoirs qu’on peut nourrir vis-à-vis des départements dans le cadre de la protection des âgés.
Pour vous citer un exemple, en 2011, j’ai embauché une auxiliaire de vie en suivant la procédure habituelle, notamment la demande du volet 3 du casier judiciaire, qui était vierge. Après lui avoir confié un certain nombre de bénéficiaires, je reçois une alerte d’une famille qui m’interpelle sur le fait que les missions prévues pour cette auxiliaire dans le cadre du plan d’aide ne sont pas respectées et que celle-ci organise son temps de travail surtout autour des courses. Je sors cet agent du dispositif et la repositionne sur d’autres missions sans recevoir d’autres alertes. C’est incidemment, en échangeant avec une autre collaboratrice qui avait eu des affaires judiciaires avec une enseigne de distribution, qu’elle m’apprend avoir vu au tribunal cette auxiliaire de vie, accusée pour un abus financier au domicile commis de nombreux mois auparavant. Peu après, je m’aperçois que cette personne a continué à travailler hors structure, directement avec la personne âgée dont je l’avais éloignée et qu’elle a détourné en tout environ 6 000 euros. Je la licencie. J’ai ensuite appris qu’elle était partie avec quatre clients chez l’un de mes collègues, qui m’a raconté avoir eu également des problèmes avec elle.
J’ai bien sûr signalé au conseil départemental cette professionnelle qui a un antécédent d’abus financier sur personne fragile et continue d’être dans le circuit : quelles sont les mesures qui peuvent être prises pour faire cesser ce type de situation ? Je n’ai jamais eu de réponse. Je n’ai jamais eu la moindre réponse.
B. L. : N’y a-t-il donc personne de missionné pour gérer les problématiques de maltraitance au domicile ?
P. P. : C’est le Président du conseil départemental qui est responsable de la protection des personnes fragiles pour le domicile. Il semble qu’il y ait une espèce d’impuissance face à ce type de situation, un manque de moyens législatifs et, surtout, d’une base de données recensant les professionnels déviants. Le volet 3 du casier judiciaire ne ferait en effet aucune mention des jugements aboutissant à moins de deux ans de prison. Par ailleurs, les greffes du tribunal mettent à peu près un an à inscrire une sanction : dans le cas cité ci-dessus, il avait bien été écrit que l’agent n’avait plus le droit de travailler auprès de personnes âgées mais nous l’ignorions au moment de l’embauche, faute d’inscription à ce volet 3.
B. L. : Vous n’avez donc pas véritablement d’outils d’évaluation ?
P. P. : Et puis tout simplement pas de cadre juridique. Comment s’assure-t-on de n’être pas en train de recruter un professionnel qui vient d’abuser de personnes âgées ? Il n’y a pas toujours d’enquêtes de référence, qui sont de toute façon très mal encadrées juridiquement.
Le seul outil reste le volet 3 apporté par le salarié. Et d’après mes collègues directeurs d’établissement, on ne peut pas le demander tous les ans pour des raisons de protection de la vie privée. Par contre, pour la petite enfance, le volet 2 du casier judiciaire est demandé : pourquoi pas dans le cas des professionnels accompagnant des personnes âgées vulnérables ?
L’abus sur personne vulnérable par les professionnels est un vrai problème auquel tout encadrant de structure est exposé. Les réponses a priori sont fragiles, liées à la bonne volonté des autres, et les directeurs de services d’aide à domicile parfois dépassés ont peu d’appuis quand il s’agit d’évaluer ce type de situation : par exemple, un directeur peut se voir obligé de licencier une collaboratrice suite à un dépôt de plainte pour vol au domicile, et découvrir par la suite que la plainte, fondée ou non, a été retirée par une plaignante procédurière et ambiguë ou sous influence.
B. L. : Est-ce qu’il y a pour vous un changement dans la fréquence et l’intensité des situations de maltraitance ?
P. P. : Bien que n’ayant pas de statistiques pour étayer mon sentiment, j’ai quand même l’impression que non seulement la fréquence, mais surtout l’importance diminuent.
On est davantage sur de la maltraitance psychique et sur de mauvaises pratiques professionnelles, dues à des manques éducatifs plus qu’à des problèmes psychiatriques. Il est rarissime qu’une salariée frappe un résident, comme me l’a rapporté une adjointe présente avant moi dans l’un des établissements que j’ai eu à diriger. C’est aujourd’hui principalement une question de recrutement et d’animation d’équipe.
B. L. : Parlons du recrutement : quels sont vos critères d’embauche ?
P. P. : Le recrutement reste un art plus qu’une science. Outre les éléments objectifs (CV, diplômes), l’entretien de recrutement reste fondamental pour le choix de la personnalité que je vais introduire dans les équipes. Je me focalise beaucoup plus sur les motivations et sur l’histoire du parcours professionnel avec des questions permettant de cerner la personnalité et les intentions. Ce que j’essaye d’identifier, c’est une appétence à aider les autres et en particulier les personnes âgées. Ça, c’est le cadre. Après je suis comme tout le monde, je me plante. J’ai droit à un deuxième tour, c’est la période d’essai, c’est rare, ça arrive, mais même après en contrat en durée indéterminée, il y a des gens qu’on se doit de sortir des effectifs. La « cause réelle et sérieuse », qui peut être invoquée comme motif de licenciement dans le secteur privé, n’existe pas dans le public.
Il faut travailler la sélection de l’équipe, son état d’esprit, tout en gardant le résident au centre de tous les projets et changements d’organisation de l’établissement. Il faut mobiliser son équipe de direction autour de ces objectifs, il faut que ça rayonne. Le directeur ne doit pas se cantonner dans le discours, il lui faut parcourir l’établissement, reconnaître et saluer les résidents, montrer l’exemple, introduire des projets spécifiques pour le bien-être des résidents. J’ai par exemple introduit ou relancé dans les établissements que je dirige la balnéothérapie, la stimulation sensorielle de type Snoezelen, et nous montons avec les soignants d’autres projets construits autour des résidents et pour les résidents avec en toile de fond la démarche Montessori.
Au domicile, il est également possible de mobiliser des professionnels motivés autour du bien-être des résidents et de leur projet de vie malgré l’isolement des personnels et des temps de présence contraints.
B. L. : Avez-vous été confronté à une situation de maltraitance qu’il vous a fallu signaler au service du procureur, à l’ARS ou au conseil départemental ?
P. P. : Oui, deux apprentis qui, un soir vers 20 heures, après le dîner en plein été, se sont amusés à faire paniquer une résidente très désorientée. Ils lui laissaient entendre qu’il y avait eu un meurtre et qu’elle était la meurtrière. Une troisième apprentie, témoin de la scène et très mal à l’aise, a alerté le personnel de nuit à leur arrivée en leur signalant que la résidente était très agitée. Apprenant cela le lendemain, je repositionne ces salariés dans un autre service à distance des résidents, mais ne peux procéder à leur licenciement à cause de mon gestionnaire de l’époque et de la complexité des procédures de rupture des contrats d’apprentissage pendant la période des vacances d’été. J’ai fait un signalement au procureur, ainsi qu’à l’agence régionale de santé et au département. Il n’y a eu aucune suite, si ce n’est les mesures disciplinaires que j’avais prises et deux formations sur la bientraitance.
B. L. : Comment avez-vous géré l’après-crise ?
P. P. : Que ce soit pour un comportement professionnel justifiant un licenciement ou un événement indésirable, je communique les faits aux équipes. Sans citer de noms, mais généralement les professionnels savent quels sont les auteurs, je décris la situation et la grille de lecture institutionnelle de façon à ce que tout le monde en prenne conscience. Il s’agit le plus souvent de situations d’ignorance, et de méconnaissance de ce qu’est la maltraitance. Je dénonce régulièrement et systématiquement ces dysfonctionnements dans des réunions d’équipe, et ai lancé un plan de formation sur la bientraitance.
B. L. : Quels sont les retours des équipes ?
P. P. : Dans les situations que j’ai eues à gérer, les collaborateurs sont toujours ahuris par ces situations.
Ils ont du mal à réaliser que cela se produise dans leur propre établissement. Ils sont toujours volontaires pour une formation sur le sujet même s’ils ne se sentent pas réellement concernés.
B. L. : Qu’aimeriez-vous transmettre à vos collègues sur la gestion de crise, et les signalements ?
P. P. : De ne rien dissimuler. On a toujours trop tendance à pondérer les situations : mettre le licenciement envisagé en balance avec les difficultés de recrutement, excuser le conflit qui a conduit à la maltraitance par le caractère insupportable du résident...
Je conseillerais d’être « sans filtre », et de décider, en tant que directeur, de ne jamais pondérer : il s’agit d’exemplarité, c’est inconditionnel par rapport à la bientraitance, pour que nos structures deviennent réellement plus bientraitantes.
Il faut qu’un cadre soit donné, que soient établis les rites de fonctionnement de base, que les règles soient écrites ou non, et les messages doivent être clairs.
B. L. : Comment organiser une vie d’équipe bienveillante, collaborative, engagée et responsable autour de l’accompagnement des patients/usagers en perte d’autonomie ? Comment maintenir une culture de l’éveil avec une interrogation sur ses pratiques et sur son organisation ?
P. P. : C’est le quatrième EHPAD que je prends en charge, et je rappelle toujours deux fondamentaux lors de ma prise de fonction : la bientraitance des résidents et la bienveillance entre salariés, l’une ne va pas sans l’autre. Recrutement, rigueur dans le travail, qualité au travail, projets, tout tourne autour de ces deux axes. Je travaille au bien-être des résidents, et aussi au bien-être des salariés avec les moyens à ma portée. Il faut être cohérent entre notre discours et nos actions, travailler à la qualité de la communication professionnelle avec les salariés, entre salariés, et avec les résidents. Il faut qu’il y ait une cohérence entre ces valeurs et celles qu’on veut faire avancer. On reconnaît votre droit à l’erreur si vous avez une sincérité dans ce que vous faites.
B. L. : Aujourd’hui, compte tenu des outils existants, que vous manquerait-il pour mieux appréhender les problématiques de maltraitance en tant que directeur d’établissement ?
P. P. : Continuer de communiquer sur le sujet est indispensable. Et puis, tout simplement, avoir plus de choix dans les recrutements, avoir plus de personnel formé et qualifié.
Je dispense des formations de responsable de secteur sur le recrutement et ne cesse de leur répéter de ne pas attendre d’avoir 100 heures à caser pour recruter leur prochain collaborateur. Commencez par recruter parce que vous allez avoir beaucoup plus de peine pour trouver la bonne personne que de collecter des heures.
Si vous ne recrutez le salarié que lorsque vous avez les heures, vous mettrez des mois à répondre à la demande de vos clients de façon satisfaisante.
B. L. : Les choses se font-elles parfois par défaut ?
P. P. : Tout le temps. Je ne sais pas dans quelle proportion, mais on a de vraies difficultés de recrutement en Ile-de-France. On demande aux personnes si elles savent faire des toilettes, si elles ont déjà travaillé au domicile, et si elles savent lire un planning. L’embauche se fait par défaut, on regrette ensuite, on licencie et on cultive les conflits. Les salariés qui restent ne sont pas mis en confiance à cause des plannings insatisfaisants et des contrats précaires, la direction non plus, et au final on ne propose pas à nos aînés des gens prêts à les accompagner.
I. Entretien avec le Dr Christophe Trivalle
(Gériatre à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (APHP) depuis 1997, responsable de l’unité Alzheimer et de l’unité de soins de longue durée, auteur en 2016 de « Abrégé – Gérontologie préventive : éléments de prévention du vieillissement pathologique » [Elsevier-Masson, 2016[ – 26 septembre 2018)
B. L. : Quels sont les critères qui vous permettent d’établir qu’une personne est victime de maltraitance en tant que médecin gériatre ? Et plus particulièrement concernant les patients souffrant de pathologies neurodégénératives Alzheimer et associées ?
C. T. : Nous n’avons pas de critères particuliers. Il est très difficile de se faire une opinion quant à nos patients vivant à domicile. Comme nous travaillons en équipe, avec assistante sociale et psychologue notamment, il peut arriver que nous ayons des suspicions pour certains patients venant en « consultation mémoire » et que nous soyons amenés à faire un signalement.
Nous voyons des familles qui vivent des situations extrêmement difficiles et complexes. Il est fréquent que des enfants, notamment en situation de chômage, s’installent chez leur parent âgé ayant des troubles de la mémoire et autres problèmes cognitifs. Ils s’en occupent, bien ou mal, et bénéficient en même temps du domicile et de ses revenus, mais ils s’en occupent. Si la personne devait aller en institution, ce qui représente un coût important, la famille perdrait le bénéfice de son logement et de ses revenus. Sans le vouloir, des personnes sont maltraitantes parce qu’elles n’ont pas d’autres solutions pour survivre.
Les situations sociales, que ce soit avec les enfants ou le conjoint de la personne malade, sont souvent inextricables. Il y a des familles très complexes avec plusieurs générations vivant sous le même toit, avec des enfants adultes atteints de troubles psychiatriques, des problèmes de chômage... Si l’on s’insère dans la sphère familiale dans l’idée de protéger le patient (institutionnalisation, protection juridique), nous pourrions faire exploser tout le reste de la famille. C’est plus la famille entière qu’il faudrait arriver à soigner ou à gérer, et à accompagner.
B. L. : Est-ce une problématique que vous rencontrez souvent ? Observez-vous des avancées notables ?
C. T. : Ce problème revient très souvent. Le souci en France, c’est le coût prohibitif des maisons de retraite et du long séjour. Peu de gens ont les moyens de payer, beaucoup ne veulent pas demander l’aide sociale de peur des conséquences financières, d’être obligés d’hypothéquer leur bien. Sur la région parisienne, le forfait hébergement est au minimum de 2 500 euros. Peu de retraités disposent de cette somme, 80 % d’entre eux n’ont pas les ressources suffisantes pour payer le prix d’un hébergement en EHPAD, tandis qu’en Belgique, ce prix est aligné sur la retraite moyenne.
Les avancées concernent surtout la communication.
Outre les campagnes régulières d’information, de nombreuses formations sur la bientraitance sont dispensées aussi bien en hospitalisation de court et moyen séjour qu’en long séjour.
B. L. : Parmi les patients qui arrivent du domicile, comment vous positionnez-vous sur les comportements d’emprise des structures familiales ?
C. T. : Chaque cas est particulier et nous l’analysons en équipe collégiale.
Par exemple, une dame qui perd la tête demande à rester chez elle. Son fils, alcoolique et au chômage, s’occupe d’elle, fait n’importe quoi, mais elle veut être avec lui. Est-il maltraitant avec elle quand il a bu ? Mais en même temps, ne l’exploite-t-elle pas trop dans ses demandes ? Comment s’immiscer dans cette situation qui perdure depuis longtemps, sans que ce soit vécu comme une intrusion ?
Une autre dame hospitalisée présente à la fois un problème psychiatrique assez ancien et des troubles de mémoire. Son mari, extrêmement épuisé, s’occupe en même temps de leur fille atteinte de troubles psychiatriques, qui a été très violente et s’est retrouvée hospitalisée d’office. Il tient cependant à reprendre sa femme à la maison, disant qu’il s’en occupait très bien et qu’ils ont vécu ainsi depuis des années. L’équipe trouvait que c’était de la maltraitance et voulait empêcher la dame de rentrer à la maison. Une deuxième fille que j’avais vue en entretien s’étant engagée à surveiller la situation, j’ai donné mon accord pour la sortie de sa mère.
Oui, nous prenons un risque, mais de quel droit juger des modes de fonctionnement qui ne sont pas les nôtres ?
Des modes de vie peuvent nous paraître choquants ou inacceptables, des familles peuvent fonctionner différemment de nous, peut-être que c’est pathologique, mais s’ils vivent bien de cette façon, cela nous oblige à être un peu souple et laisser faire.
B. L. : Comment évaluez-vous que la personne est en difficulté, voire en souffrance par rapport au conflit ? Vous le dit-elle parfois ?
C. T. : Même si la personne ne le dit pas toujours de façon ouverte, nous évaluons sa souffrance à travers son attitude et la récurrence de ses propos : si le conjoint veut que sa femme rentre à la maison et que celle-ci n’en manifeste aucune envie, cela peut représenter un critère. Un cas fréquent : un couple âgé dont l’un est malade, l’autre s’occupant de lui à la maison. Les enfants ne sont pas d’accord avec leurs fonctionnements et avec la prise en charge, arguant que la maison est sale, non rangée, que le ménage n’est plus fait, que leurs parents ne mangent pas bien... Ils voudraient séparer le couple et mettre le parent malade en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), ce que leurs parents refusent. Ces derniers ne se rendent pas forcément compte qu’ils ne mangent pas bien, que leur domicile est sale, cette situation ne les gêne pas. Leur imposer, au nom du bien et de leur mieux-être de les séparer, n’est sans doute pas la meilleure solution. Pour le couple, ce sera un drame et cela n’arrangera pas leur situation personnelle. De tels cas peuvent aboutir à de très gros conflits entre enfants et parents âgés, avec parfois des scènes d’une rare violence où ni les uns ni les autres ne se comprennent plus. Pour répondre à ces conflits, nous tentons une médiation en rassemblant le plus grand nombre de membres de la famille pour essayer de trouver la solution la plus pertinente. Parfois nous n’y arrivons pas, par exemple lorsque le fils du patient vient ivre à la réunion.
Un autre exemple concerne un mari qui veut reprendre sa femme à la maison contre la volonté de ses deux filles, nous supposons que le père avait été autoritaire ou violent. L’épouse désirant rentrer à la maison, et personne ne pouvant entendre le point de vue de l’autre, nous prenons le risque car c’est le choix du couple que nous privilégions.
Ou bien le cas d’un mari, ayant épousé une deuxième femme plus jeune, qui devient démente et dont les enfants du premier mariage accusent leur belle-mère de mauvaise prise en charge ou de maltraitance, tout en s’opposant à la mise en institution, alors que la femme est tellement épuisée par la maladie qu’elle craque.
Il est difficile de faire des arbres décisionnels ou des schémas types dans les situations que nous rencontrons. Je suis davantage pour l’adaptation, c’est-à-dire faire des essais même si cela paraît risqué à tout le monde, mais c’est mon rôle de chef de service de proposer. Quand il y a un aidant identifié, que l’on connaît, nous prenons le risque de lui confier le patient même en cas de conflit familial. À l’inverse, quand le patient vulnérable n’a aucun proche aidant et qu’il y a de gros conflits dans les familles, nous demandons une tutelle extérieure à la famille.
Pour soutenir les proches aidants, ont été mises en place des formations et des plateformes d’accompagnement Alzheimer, des accueils de jour... Les formations des aidants à la maladie sont nécessaires pour qu’ils la comprennent, et qu’ils comprennent les nouveaux comportements que celle-ci induit chez le patient : incompréhension, oublis, refus sans raison, agressivité... Les formations « éducations » des aidants permettent de diminuer les risques de maltraitance causés par méconnaissance de la maladie.
B. L. : Avez-vous pu observer les bénéfices de ces formations ?
C. T. : C’est difficile à dire, on a parfois l’impression que les gens ont compris, ce qui est vrai pour certains qui sauront mieux gérer, mais d’autres pensent avoir compris et reproduisent les mêmes erreurs.
B. L. : Qu’en est-il de la problématique de la maltraitance en institution ? Observez-vous des changements d’attitude des équipes sur le sujet grâce à l’approche de la bientraitance ?
C. T. : Le principe de bientraitance en lui-même n’est pas mauvais, mais le côté obligatoire, un peu formel, des formations, qui ne sont pas demandées par les soignants eux-mêmes, fait qu’elles manquent un peu leur but.
En institution, il peut arriver que des personnels soient maltraitants physiquement, verbalement, ou aient des comportements pathologiques, il faut les exclure. Mais l’essentiel de la maltraitance en institution est passive, sans intention de nuire, par manque de soignants : il n’y a pas assez d’aides-soignantes, pas assez d’infirmières. Si les aides-soignantes n’ont pas le temps de faire des toilettes à tout le monde, de donner à manger à tout le monde, de changer les protections en temps et en heure, c’est de la maltraitance. Les soignants en ont conscience, c’est là le drame, beaucoup ont conscience d’être maltraitants parce qu’ils ont fait manger la personne en 10 minutes alors qu’il aurait fallu prendre une heure.
Le soin est fait en 5 minutes alors qu’il aurait fallu y passer un quart d’heure ; or ces soignants sont compétents, aiment leur métier et sont attachés aux personnes âgées dont ils s’occupent. À l’école on leur dit de prendre le temps de discuter avec les patients pour favoriser le contact humain et le lien social, alors qu’ils ne peuvent l’appliquer dans leurs pratiques. Le côté humain, tant prôné par ailleurs, est bâclé, ce qui entraîne des situations de burn-out. Les soignants peuvent alors développer des attitudes de maltraitance : ils sont en contradiction avec ce qu’on leur a appris, ils ne peuvent s’occuper correctement des malades car ils sont en nombre insuffisant.
B. L. : Quels seraient les points à améliorer qui conforteraient significativement le travail des personnels ?
C. T. : Les soignants doivent tout d’abord être en nombre suffisant : il est difficile de faire passer des messages d’amélioration quand les soignants trouvent eux-mêmes qu’ils ne font pas un bon travail. On en arrive au point qu’on hésite à exclure des personnels maltraitants pour assurer la continuité du service.
La première étape, c’est donc d’avoir des ratios de personnel en EHPAD ou en unités de soins de longue durée (ULIS), ou même dans les services classiques de gériatrie, suffisamment élevés pour permettre de construire le relationnel, qu’il y ait autre chose que les soins techniques et du travail à la chaîne.
B. L. : Est-ce qu’il y aurait un ratio idéal professionnel/patient ?
C. T. : Au domicile, il est quasiment de 1/1, et même de 2/1 ou 3/1 grâce à la famille. En institution, il est de 1/1, voire un peu plus dans des pays comme la Belgique, l’Allemagne ou la Suisse. Si nous arrivions en France à 1,2 de ratio entre les personnels soignants (hors administration) et les patients, cela améliorerait bien les choses. En soins longue durée, nous sommes à 0,8 de ratio dans mon service, mais je ne suis pas sûr que tous les soins de longue durée aient ce ratio.
L’enquête faite par les députées Monique Iborra et Caroline Fiat de la mission « Flash » (2) montre des ratios de 0,45 dans les EHPAD. Ce sont des ratios extrêmement bas. Plus les malades ont des troubles cognitifs, plus les malades sont dépendants, plus cela va être difficile pour les équipes, entraînant des risques accrus de maltraitance. L’accompagnement dans les EHPAD est de plus en plus lourd : l’âge moyen d’accueil est de 85 ans, les personnes sont fréquemment en polypathologie et extrêmement dépendantes, c’est l’ultime recours.
Le plan « Grand âge » de 2006 avait fixé comme objectif un ratio de 1 pour 1 mais ce plan n’a jamais été appliqué pour des raisons évidentes de coût. Dans les EHPAD comme à l’hôpital, le personnel est le premier poste budgétaire, de l’ordre de 70 % à l’hôpital. Si on augmente les personnels, on augmente les dépenses.
B. L. : Le travail des médecins n’est pas toujours aisé pour se positionner dans des situations de maltraitance. À l’hôpital vous bénéficiez d’une équipe pluridisciplinaire qui vous épaule, mais qu’en est-il du rôle des médecins référents, de celui des médecins de famille dans des zones géographiques où non seulement il y a une carence importante de médecins mais où l’implication sociale des départements est nettement moins forte faute de moyens. Comment aider les médecins de campagne pour les soutenir lorsqu’ils sont témoins d’une situation de maltraitance ?
C. T. : Les alliés des médecins référents sont par exemple les centres locaux d’information et de coordination (CLIC), quand il y en a, ces derniers pouvant être informés de situations difficiles à domicile. Les CLIC peuvent alerter les administrations concernées, le procureur, le conseil départemental, l’agence régionale de santé (ARS), mairies... Les maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA) et leurs gestionnaires de cas peuvent également intervenir dans certaines situations complexes avec évaluation à domicile. Les réseaux gériatriques peuvent aussi être appelés par le médecin traitant et aller évaluer la situation à domicile.
Ces différentes instances épaulent le médecin traitant dans la stratégie à adopter face à une situation à risque : procédure, hospitalisation...
B. L. : En tant que gériatre, avez-vous rencontré des difficultés face à la gestion d’une situation de maltraitance ?
C. T. : À chaque fois. Nous nous adaptons en fonction de la situation. S’il y a un modus vivendi, si nous considérons que la prise de risque est limitée, nous laissons repartir les patients. Dans le cas contraire, nous faisons un signalement, nous les gardons à l’hôpital et attendons qu’il y ait une mesure de protection juridique, un tuteur de désigné, ce qui prend six mois au minimum dans notre département. Cela veut dire que certaines personnes vont rester des mois, voire des années, à l’hôpital avant qu’une solution soit trouvée. Si la personne doit être institutionnalisée et que le patient n’en a pas les moyens, une demande d’aide sociale est nécessaire, et des conflits risquent d’émerger avec les enfants qui ne voudront pas payer. Ce sont des situations qui n’en finissent pas. Nous avons également des situations d’alcoolisme, ou d’enfants psychiatriques avec de gros troubles du comportement qui nous obligent parfois à leur interdire les visites à l’hôpital.
B. L. : D’après vous, quels sont les points qui bloquent encore le travail de lutte contre la maltraitance ?
C. T. : Il faudrait vraiment une politique sociale énorme qui aurait un coût important. Il faut une volonté sociale majeure. Aucun gouvernement ne l’a.
(1)
Dossier coordonné par Antoine Guillet et issu des travaux de la commission nationale de la vie associative (CNVA) de l’ANAS.
(2)
Rapport d’information AN n° 769 du 14 mars 2018.