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LA CONTENANCE AVANT LA CONTENTION

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S’il est entendu que contention et isolement sont des mesures ultimes, « faute de mieux », pis-aller face à l’ingérable, à l’extrême fin du possible, il est non seulement légitime mais surtout indispensable de s’interroger sur ce qui constitue les ressources préalables à l’urgence. Autrement dit, il s’agit de travailler à la prévention des explosions paroxystiques des résidents et patients, afin d’éviter la survenue des crises. C’est la notion de contenance et son institution au sein des structures d’accueil et de soin qui devient la priorité. Les conditions de son instauration résident dans le fonctionnement institutionnel des équipes.
La question de la contenance s’impose comme une réflexion et une action préalable à tout effort de gestion des comportements incontrôlés. Contenir, c’est contribuer à « tenir ensemble ». Il s’agit donc de mettre en place suffisamment de solidité, de repères, de stabilité aux niveaux individuels, environnementaux et institutionnels pour que ces sujets y trouvent une réponse satisfaisante aux sentiments de morcellements et/ou des failles de leurs enveloppes et pare-excitation psychiques qu’ils subissent. Ceci suppose de la rigueur (dans les engagements, la vie quotidienne, les activités, les repérages spatiaux, temporels, fonctionnels), de la maintenance des locaux (que dire de l’écho du morcellement si l’on vit dans des lieux délabrés !), de leur claire différenciation, de la fiabilité (dans le temps, la permanence suffisante des personnels en place (1)) et de la cohérence dans le fonctionnement. Cette notion de cohérence est un synonyme étymologique de la contenance : du latin cohaerencia, cum-haerencia, qui signifie adhérer ensemble, au sens de « coller », d’être en accord. Ceci suppose un travail de construction de cette cohérence au sein de l’équipe, ce qui impose un véritable effort : la pathologie éclatée des patients est contagieuse et génère plutôt divergences et clivages si l’on y prend garde.
Il s’agit aussi de développer cette fonction contenante au sein de l’institution qui consiste, comme Bion l’a expliqué, à permettre de donner du sens aux événements et avatars existentiels qui submergent chacun lorsqu’il ne peut les détoxiquer grâce à une interprétation qui leur donne signification, les rend sensible, justement perceptibles, ni trop ni trop peu, et les situe dans le cursus de l’existence. Cette fonction consiste en la capacité conquise par l’enfant d’appréhender la réalité en lui donnant sens. Cette compétence s’étaye sur les rêveries maternelles qui interprètent les éprouvés chaotiques exprimés par son nourrisson. Ce faisant, la mère les lui restitue en les nommant, ce qui permet à l’enfant de les (re)connaître et donc de les apprivoiser. Une fois intégrée, cette fonction permet au sujet d’affronter les éléments pulsionnels et sensoriels d’abord ressentis comme sauvages et dangereux qui l’assaillent. La fonction alpha permet de les gérer. Faute de quoi, le sujet se perçoit persécuté et ne peut se défendre que de façon archaïque et souvent explosive. Néanmoins, il reste possible de développer ultérieurement cette fonction grâce aux échos renouvelés d’un environnement fiable et structurant, même à l’âge adulte, à condition d’une stabilité éprouvée d’un cadre à la fois phorique (qui soutient celle ou celui qui tremble de sa fragilité), sémaphorique (qui fait signe de sollicitude) et métaphorique (qui donne sens aux symptômes avec l’éclairage du transfert) (2).
Bion nous explique ce processus comme participant à la genèse de la pensée. Pour cet auteur, la pensée se construit sur le substrat des protopensées : éléments pulsionnels purs, impressions sensorielles perçues comme désagréables car incohérentes, étranges et déconcertantes, désagréables, donc source de terreur sans nom, dit en substance l’auteur. Ces protopensées, inacceptables et inassimilables (au double sens du terme) ont pour destin d’être rejetées car elles ne peuvent être en l’état métabolisées par la mentalisation : le sujet ne peut absorber, en raison du caractère encore rudimentaire de la psyché de certains patients, ces excitations sensorielles et les vécus émotionnels qui en découlent ou y sont associés. Le psychisme fonctionne alors comme un muscle expulsant ces sensations intolérables, ce qui se traduit par les crispations, les pleurs, les tensions toniques, voir les cris, et l’agitation psychomotrice. Ces modalités corporelles n’ont d’autre but que de tenter de rejeter l’angoisse hors de soi. Ces sensations violentes sont ce que Bion désigne comme les éléments « beta » (b).
Cependant, une autre issue que l’élimination s’offre éventuellement à eux : lorsqu’une intervention extérieure judicieuse se manifeste, ils peuvent être convertis en pensées. C’est le rôle de la fonction alpha, issue de la capacité de rêverie inhérente à la « maternance » (3). Cette responsabilité qui consiste à accueillir, contenir et travailler par le jeu de la libre-pensée interprétative (la rêverie) à l’égard des éléments béta, va donner sens à ceux-ci afin qu’ils prennent une valeur qui dépasse le simple et limité statut d’acceptable. Ils deviennent fonctionnels pour le psychisme, utilisables pour donner sens au réel. Cette capacité de rêverie, c’est donc la faculté de recevoir et d’interpréter, de mettre en mots, en jeux, en gestes et en sentiments les explosions informes des émotions chaotiques. Et pas de les enfermer ! Selon ce modèle, les « contenus » (sensations et émotions insupportables) sont donc projetés dans le bon sein (et/ou l’environnement) « contenant » qui les reçoit et les accueille avant de les rendre détoxiqués et devenus supportables de ce fait. C’est le résultat d’un mode de communication primaire, archaïque, fondé non sur l’échange d’informations, mais sur le partage d’états psychiques. Le bébé, pas plus que certains patients, n’a pas les capacités de réunir les parties de sa personnalité, qui tendent spontanément à se disperser. Il projette vers son objet contenant (sa mère s’il s’agit du nourrisson, ou son substitut thérapeutique dans la dynamique du transfert à l’âge adulte) ces parties clivées de lui-même. À charge pour l’objet contenant de les réunir en un tout cohérent et ainsi de les retourner au bébé sous une forme devenue de fait psychiquement assimilable.
Les éléments « beta » (b) épars sont ainsi transformés, assainis, et restitués en termes intégrables : les éléments « alpha » (a), constituant une membrane semi-perméable permettant les échanges avec le monde extérieur, tout en filtrant certains phénomènes de la réalité encore irrecevables du fait de leur impact émotionnel, encore ingérable avant que les fonctions contenantes ne soient intégrées. Peu à peu, la fonction alpha sera auto assurée, donnant davantage d’indépendance au psychisme petit à petit libéré de la nécessité du recours à une fonction alpha extérieure. C’est, dit Bion, « un appareil à penser les pensées » (4) qui se constitue ainsi : une fabrique de représentations, de sémiotisation et de symbolisation.
La fonction essentielle de l’appareil à penser les pensées est de permettre d’abord au sujet d’agir sur le monde externe autant qu’interne, puis d’aboutir à l’élaboration de concepts, abstractions, hypothèses et langage, constitutifs du penser élaboré. et de la gestion des pulsions agressantes.
En cas d’échec de cette prise de sens, les éléments béta restent des assaillants innommables, des « machins non digérés » par le psychisme dirait-on. À l’instar des aliments qui auraient le même sort lors d’une indigestion, ils ne peuvent qu’être supportés douloureusement ou vomis. Il ne peut y avoir, dit Bion « ni refoulement ni suppression, mais seulement expulsion » (5). Il s’agit, précise l’auteur, de « choses en soi », d’« objets bizarres », lesquels, on le sait peuplent l’univers de nombreux « autistes » : privés de la capacité de représentation des choses, ils sont envahis par l’angoisse indicible de la confrontation permanente au réel non assimilé et donc non maîtrisable. « L’incapacité d’utiliser l’expérience émotionnelle provoque un désastre dans le développement de la personnalité. Je compte au nombre de ces désastres les différents degrés de détérioration psychotiques », précise Bion (6).
L’apport de Bion s’avère d’une grande pertinence tant pour comprendre certains symptômes que pour aider au travail thérapeutique et institutionnel : que font les équipes qui tentent d’élucider les comportements des patients, sinon mettre en œuvre l’appareil à penser les pensées ? La fonction alpha s’avère essentielle pour éviter l’enlisement dans la morbidité à laquelle nous confrontent au quotidien les personnes en grande difficulté, envahis d’éléments beta qui s’expriment avec violence. La rêverie est l’outil indispensable qui protège de la tentation d’éliminer ces « choses en soi », mauvaises et insupportables, de se limiter à gommer les symptômes incompréhensibles pour s’en débarrasser, sans les reconnaître comme les outils antalgiques qu’ils sont pour les patients qui les utilisent. Se donner les moyens de penser et de rêver aux hypothèses qui aident à débroussailler le bizarre est un acte authentiquement thérapeutique dont les soignants et éducateurs ne peuvent se passer : c’est Bion qui nous guide sur cette voie, et c’est la réalité contagieuse des affects « sauvages » qui nous impose cette rêverie, garante de bientraitance.
La fonction alpha est également mise en œuvre très directement auprès de ceux qui nous manifestent des souffrances indicibles : la sollicitude, les mots que nous pouvons mettre sur ces difficultés, les signes tangibles de notre empathie sont autant de messages qui contribuent à donner sens et aident à la distanciation, ce qui rend les angoisses moins insupportables.
Il faut ajouter que Bion nous donne à partir de ces concepts un outil d’analyse du fonctionnement psychotique : Cette structure, dit-il, se manifeste par une entrave des processus de pensée, une carence de « l’appareil à penser les pensées », doublée de processus actifs d’attaques contre les liens.
Le fonctionnement des personnes en grande difficulté psychique se caractérise par une tendance à tenter de détruire les jonctions entre deux éléments du réel, dont le prototype serait les assauts défensifs fantasmés contre l’environnement. Dans la clinique, cela va par exemple se traduire par les véritables efforts développés par le patient pour détruire les relations qui s’engagent, pour anéantir le travail interactionnel mis en œuvre par les soignants, tel Bernard qui transformait systématiquement en morsure les bises qu’il réclamait. L’induction d’un clivage au sein des membres de l’équipe présente la même fonction de division, de séparation de ce qui apparaît comme uni. Il nous appartient, bien sûr, dans une perspective thérapeutique, de résister à ces assauts contre les fonctions de rassemblement. Chez de nombreux patients, ces pulsions destructrices s’articulent avec l’angoisse d’un anéantissement immanent qui ronge en permanence le sujet, interdisant toute relation d’objet, lesquelles demeurent immatures et ténues. Ainsi, même les rudiments de la pensée sont compromis, laissant le patient perdu dans un flot d’objets bizarres, éléments beta non métabolisés et douloureusement perçus comme toxiques. Il construit donc une véritable haine des réalités internes comme externes, des outils de leur perception (les sensorialités qu’elles soient internes, proximales ou distales) et de la conscience même. À nous de ne pas alimenter cette haine en l’agressant réellement par exemple.
Sans nul doute, Bion nous propose, tant dans le développement de sa pensée que dans les aboutissements que nous pouvons exploiter, de véritables leçons cliniques auxquelles il nous appartient de puiser chaque jour.
Les contenants proviennent et s’organisent dans le contexte et dans la dynamique des premières relations et les interactions actuelles font écho à leurs failles originelles éventuelles. Il importe donc de suffisamment structurer l’environnement matériel, organisationnel et humain pour établir les conditions de leur instauration ou restauration en se consacrant à la clinique individuelle et à la compréhension des processus à l’œuvre hic et nunc.


(1)
Voir à ce propos ce qu’il en est de la « mode » de mobilité du personnel destinée, selon ses promoteurs, mais à mon sens de façon illusoire, à répondre à la pénibilité du travail. Ce point est détaillé dans le chapitre « Ce que soigner veut dire ».


(2)
Delion Pierre, Fonction phorique, holding et institution, Théma/psy, Eres, 2018.


(3)
Je propose cette expression pour marquer que cette fonction n’appartient pas en propre ou en exclusive à la mère, mais est également portée par les autres personnes investies affectivement dans l’accompagnement du nourrisson.


(4)
Wilfred Ruprecht BION « Aux sources de l’expérience » PUF – Bibliothèque de psychanalyse - Paris 1991 (réédition 2005, puis 2011).


(5)
Bion Ibidem op cité.


(6)
Bion Ibidem op cité.

SECTION 3 - L’INSTAURATION DE LA CONTENANCE PSYCHIQUE

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