LES OUTILS DE L’AUTONOMIE MAXIMALE

Elle consiste à transmettre des connaissances. En IME, les principaux ouvriers de la pédagogie sont pourvus par l’Éducation nationale dans le cadre d’une convention et se nomment « professeurs des écoles détachés ». Ils sont parfois spécialisés dans le cadre de « postes à exigence particulière ». Mais ce ne sont pas les seuls à participer à ce travail. Il s’agit d’enseigner (« gogein » en grec à celui qui ne sait pas, « péda ») à lire, à compter, mais aussi à lacer ses chaussures ou à prendre le bus. Il s’agit aussi d’instruire, et, selon les pistes auxquelles l’étymologie nous invite, il s’agit d’« insérer, de bâtir, d’établir » : c’est le sens du latin « instruere ». Quant à enseigner, nous l’avons importé également du latin « in-signare », qui indique que l’on imprime une marque (sa marque, son empreinte) pour marquer son appartenance... « c’est mon élève, et s’il devient bon, c’est grâce à moi. c’est moi qui l’ai fait » ! Bonjour Narcisse ! Du coup, ce n’est pas facile d’enseigner à ceux qui ne se laissent pas faire ou qui ne comprennent rien. Bonjour l’usure !

Éduquer, c’est « conduire vers dehors », (ex-ducere en latin), socialiser. Éduquer peut être compris comme le synonyme de civiliser. Rendre l’asocial civil c’est lui imposer les lois citoyennes, les valeurs qui fondent la vie en collectivité. Cela va de « mouche ton nez et dit bonjour à la dame » à « ne frappe pas la dame même si elle fait peur », en passant par tout ce que nous ont transmis nos parents pour nous permettre d’être intégrés. D’aucuns appellent ça le surmoi. Cette mission éducative s’articule aux notions de culture et de loi et aux moyens déployés pour en transmettre l’esprit tout autant que la lettre... La fin justifie-t-elle tous les moyens, y compris le dressage par la méthode A.B.A. (1) ? De fait, éduquer consiste à normaliser, à rendre le sujet conforme à la loi civile. Éduquer, lorsqu’il s’agit de s’adresser à des personnes en difficulté qui tentent de juguler leur souffrance, leur différence, leurs angoisses avec des symptômes, consiste à les en priver : « soit poli », « ne crie pas », « arrête de t’agiter comme ça », « écoute ce que je te dis », « prends ton médicament ». Entre laisser le sujet choisir sa bouée de sauvetage et la lui enlever au risque qu’il se noie au prétexte de lui apprendre à nager, l’éducateur a choisi le plus dangereux. Éduquer et soigner c’est impossible disait Freud (2). Et en plus ça nous rend névrosés ! Bonjour le burnout !

L’action thérapeutique n’est pas réservée à celles et ceux à qui on attribue le titre de thérapeute. L’acte thérapeutique s’inscrit nécessairement dans le concret, l’ordinaire de la vie puisque « thérapein » en grec signifie « prendre soin, servir ». Ne sommes-nous pas tous au service de celui qui a besoin de cet étayage ? Le thérapeutique ne se limite pas à l’analyse symbolique savante du psy qui fait « hum hum ». bien sûr, ce travail exige une prise de recul sur ce que l’on fait et sur ce qui se joue en termes de transfert : c’est l’analyse des pratiques qui remplit cette fonction, mais avant tout la dynamique clinique qui se parle. Nous y reviendrons. Il ne faut pas occulter néanmoins l’intérêt de thérapies spécifiques, verbales, à médiation corporelle à médiation ludique ou créative, en individuel ou en groupe que l’on rassemble sous le nom de psychothérapies. Il ne faut pas non plus négliger l’aspect éventuellement médicamenteux de l’action thérapeutique. Déjà Platon le disait : « Pour faire passer d’une disposition moins bonne à une autre qui est meilleure, le sophiste utilise la parole, alors que le médecin le fait par les traitements. » (3). Les techniques pointues sont d’autres moyens. La psychomotricité, l’orthophonie, la kinésithérapie, les soins infirmiers, sans oublier l’animation ou la vie quotidienne, à nous de rendre ces moyens pertinents, adéquats et de choisir ceux que nous estimons de la meilleure qualité. C’est comme les clés anglaises ou les pinces multiprises : il vaut mieux acheter de la qualité que du matériel peu coûteux mais fragile et peu fiable. Pour autant, la thérapie n’est pas une technique, mais un art qui suppose créativité à chaque instant, adaptabilité constante, modelage de la matière (les mots, les dessins, mais surtout les actes aux mille couleurs). Cette activité relève de l’esthétique, de la passion, de l’intelligence et du savoir-faire. Et la matière, ça éclabousse, ça dégouline, ça s’imprègne et c’est difficile à laver même avec le super détachant avant lavage (analyse des pratiques, supervision, régulation.) qui cible pourtant les taches (tâches ?) rebelles. Bonjour l’angoisse !

Quant à gouverner, autre métier impossible. Pierre Bonjour, ancien directeur et coordinateur des avis déontologiques, intitule « comment échouer un peu mieux » le chapitre qu’il consacre à cette question dans l’ouvrage que j’ai coordonné (Chroniques médico-sociales) (4). Il conclut qu’entre paradoxes et utopies, les cadres sont tout à la fois victimes d’injonctions paradoxales (ce qui rend fou) et tenus de déployer une forte énergie pour qu’adviennent les solutions que l’on espère plus. Les cadres sont menacés par la dépression.

Bonjour tristesse !

Non seulement ces métiers sont impossibles, mais ils sont très dangereux !

Et c’est une réalité statistique : nos métiers sont parmi les plus atteints par les réactions psychologiques douloureuses. De plus, pour nous protéger, nous défendre en fait, nous risquons d’utiliser des moyens peu adaptés, voire préjudiciables à ceux et celles que nous prétendons aider : ce sont les affres du contre-transfert, où se tapit probablement quelque rationalisation de l’empêchement.

On m’a appris que le normal s’éclaire de son contraste avec le pathologique. C’est ainsi devenu ce que l’on appelle une déformation professionnelle aux yeux des observateurs, un outil de travail pour moi : la première question que je pose c’est « comment ça va mal ? ».