La clinique est inhérente à l’institution médico-sociale autant que sanitaire. Elle consiste en un trièdre fait d’une éthique en actes (basée sur la singularité de chacun et de chaque situation), d’une pratique interactive (loin, donc, des autorisations, obligations, protocoles ou encore grilles d’évaluation) et, enfin, d’une analyse théorique (c’est-à-dire d’une réflexion permanente, alimentée par des références théoriques, des hypothèses étayées sur la rencontre avec ce qui se joue lors de la prise en charge, des soins et des thérapies). C’est ce décalage nécessaire de la réflexion qui vient éclairer l’hermétisme des comportements psychotiques ou déments, qui permet d’échapper aux pièges de la psychopathologie, qui vient éviter de s’embourber dans la confrontation au morbide indissociable de la grande dépendance et de la pathologie, lesquelles semblent déshumaniser celles et ceux qui en sont atteints. L’élaboration théorique vient réaliser ce que Bion (1) décrit comme la fonction alpha qui donne sens à l’absurde, à l’irreprésentable, au toxique. C’est cette tentative d’éclairage des comportements qui vient soutenir le travail, lui donner sens.
Cet ensemble dynamique est assorti d’une énergie qui va maintenir actif le « souci de l’autre », considéré par Emmanuel Lévinas (2) comme le fondement de l’humain. Il est vital de manifester, et peut-être de réanimer, l’intérêt et le plaisir de soigner, guidés par les phénoménologues, les psychanalystes qui se sont attachés à décrypter la fonction antalgique des symptômes ou encore les praticiens du quotidien que nous avons cité plus haut, lesquels ont développé des axes de travail et de prise en charge adaptés pour les personnes en souffrance et en difficulté, situant le travail d’accompagnement à la croisée des actes, des mots, du corps et des fantasmes.
Cette approche, étayée sur le respect absolu de l’autre, ne laisse aucune place à l’entrave.
Pourtant, il est clair qu’un homme ça s’empêche. C’est-à-dire qu’un homme doit admettre une limite à ses pulsions, dont l’expression débridée viendrait porter atteinte aux valeurs sociétales et à autrui, qu’elles se traduisent par la violence, la destruction, l’agression sexuelle et tout autre acte agressant. Sinon son auteur s’abaisse au rang de la bestialité sauvage. Peut-on alors le sauver de cette déchéance en lui imposant l’impossibilité d’agir ?
La contention aurait-elle donc quelque chose d’humanisant ? Peut-elle être bienveillante et structurante ? Faut-il admettre cette pratique au rang des vecteurs de l’intégration dans la communauté humaine ? Au-delà de la toute-puissance de celui qui interdit la liberté d’aller et venir, est-elle parfois éducative, voire thérapeutique ? Jusqu’où ne faut-il pas aller trop loin au nom de la loi ou au nom du devoir, de la mission de civilisation ? La visée contenante, au sens psychique du terme, s’exerce non seulement pour punir et éduquer comme le faisait Itard, mais aussi pour soigner, au sens thérapeutique et structurant du terme.
Le paradoxe soulevé par l’affrontement en une même pratique de deux opposés (la maltraitance et le soin) pose ipso facto les conditions de son éventuelle mise en œuvre et de la question de son efficacité.
La réponse à ces questions dépend de la nature même du débordement pulsionnel et de l’origine de la rupture du contrôle, c’est-à-dire de la pathologie de son auteur. Autrement dit, toute mesure de contention et/ou d’isolement devrait être soumise à un diagnostic préalable, base d’une indication en amont dont le sens devrait être explicite. « On ne soigne bien que ce que l’on connaît bien » écrit Michel Lemay (3). À cet égard, il convient donc de réaliser les conditions d’une élaboration continue, longitudinale, en un mot dynamique du diagnostic. Il s’agit bien sûr ici du diagnostic psychopathologique vivant qui s’interroge sur le fonctionnement, l’organisation, et la dynamique psychique à l’œuvre et non pas de la recherche d’une catégorie de la nomenclature nosographique ; en d’autres termes, travailler à l’élucidation des processus psychopathologiques comme fondement de toute démarche de soin.
Qui dit indication implique que l’on se soucie également des contre-indications. Certains patients ne peuvent supporter l’enserrement, d’autres, l’isolement, voire ni l’un ni l’autre. Au contraire de l’intention première de pare-excitation, de rassemblement et d’enveloppement psychique, ceux-là seraient alors sujets à des troubles plus perturbants encore que les difficultés initiales : crises d’angoisse paroxystiques, hallucinations, vécu de morcellement décuplé, sentiment de dépossession corporelle, de persécution violente, etc.
L’hypothèse d’une contention et ou d’un isolement temporaire éventuel doit répondre absolument, comme ce devrait être le cas pour tout traitement, qu’il s’agisse de médicaments, d’actions sociales ou psychiques, au principe hippocratique du « primum non nocere ». Il faut en priorité se soucier des avantages en évitant au maximum les inconvénients qui pourraient nuire à ceux que l’on prétend aider. Le droit, le respect, l’éthique sont essentiels. Ce sont les débordements de ces principes, qui sont condamnables et justement condamnés, on le verra dans les pages qui suivent. Faut-il pour autant considérer que la contention est rédhibitoire dans l’absolu ?
Les missions dévolues aux traitements sont de soigner, résorber ou prévenir les maladies, si possible, et au minimum, de soulager les souffrances du patient. Eu égard à leurs finalités, la frontière est cependant ténue entre le bénéfice recherché pour le patient lui-même et le seul intérêt pour l’entourage en termes de modifications comportementales normalisées. Les risques de dérives existent et imposent de questionner les intentions explicites et implicites de toute indication. Faute de quoi, c’est la dérive qui prévaut : c’est ce qui se développe aujourd’hui au sein de beaucoup trop de services psychiatriques.
À l’instar de l’utilisation des médicaments (encore désignés parfois de « camisoles chimiques »), les procédures contensives éventuelles ne peuvent se concevoir que de façon strictement individualisée, ciblant par exemple la souffrance sous-jacente aux comportements déviants. Entre la défiance sceptique et l’engouement inconsidéré, c’est probablement du côté du discernement, de la considération de la balance bénéfices-inconvénients et d’une appréciation judicieuse des effets attendus et constatés que les actions et procédures souvent décriées parfois trop hâtivement, tout autant que les médications psychotropes, trouveront une juste place dans la dynamique de la bientraitance des patients en proie aux dérives de la maîtrise d’eux-mêmes.
Aujourd’hui, la visée de la satisfaction du patient est devenue la norme exclusive. Il faudrait proscrire toute intervention qui pourrait être source de désagrément. À ce titre, il faudrait alors vouer aux gémonies tous les dentistes et autres chirurgiens afin de les dissuader d’accomplir leurs coupables besognes. En effet, cette référence exclusive au plaisir occulte le caractère parfois désagréable du soin, devenu nécessaire. Une interprétation de la loi relative à la rénovation de l’action sociale (4) tend à nous conduire à se limiter à combler la demande. Ainsi, on voit surgir au sein des institutions des principes qui visent la seule réponse à la requête manifeste de ceux que l’on cantonne alors au rôle d’usager bénéficiaire de prestations. Trop souvent les institutions sont devenues des « Clubs Med » pour handicapés, oubliant à la fois leur mission éducative et pédagogique et leur fonction thérapeutique. Si la question des loisirs et du plaisir est essentielle, elle ne peut être considérée comme exclusive. Les personnes en difficulté attendent aussi, même si cela ne s’exprime pas explicitement, un accompagnement qui les fasse avancer vers une citoyenneté intégrée (c’est le rôle de l’éducatif), une maîtrise de l’environnement et de ses outils (c’est le rôle du pédagogique) et une liberté d’agir et de penser, au-delà des souffrances et des symptômes (c’est le rôle du thérapeutique). En outre, la demande explicite ne recouvre pas nécessairement, comme le ferait un calque, l’implicite de cet appel exprimé. Entendre un souhait n’implique pas d’y répondre hors de tout discernement, de toute réflexion, nécessaire à la fois pour comprendre les sens qu’elle recouvre (en évitant les confusions de langue dans la lecture de ce qui est dit (5)) et aussi pour écouter la dynamique inconsciente qui motive véritablement cette attente.
De plus, pour évoluer, il faut parfois affronter le frein, qu’il soit imposé par l’obligation, le proscrit, le système de valeur sociétal, les règles culturelles, portées par celles et ceux qui ont pour mission non seulement de les faire respecter, mais aussi d’en transmettre les bornes : n’est-ce pas par ces voies que se profile l’autonomie, la loi honorée par soi-même, l’intégration du Surmoi, permettant ainsi au sujet de rejoindre la communauté humaine ?
(1)
Wilfred Ruprecht Bion (1897-1979) est un psychiatre, psychanalyste anglais, d’origine indienne. Il a beaucoup travaillé sur la dynamique des groupes et la compréhension des psychoses.
(2)
Emmanuel Lévinas (1906-1995) est un philosophe français. Il est surtout connu pour ses réflexions sur l’éthique et la condition humaine. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur ces thèmes.
(3)
Michel Lemay, pédopsychiatre, le diagnostic en psychiatrie infantile, Fleurus Paris 1976.
(4)
LOI n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, JORF du 3 Janvier 2002.
(5)
A l’instar de ce que souligne Sandor Férenczi, Confusion de langues entre les adultes et l’enfant, (1932), Œuvres complètes, tome IV, Payot, 1982.