« Un homme ça s’empêche. » Albert Camus, Le premier homme, NRF, Gallimard, 1994. Posthume
C’est l’un des héros de ce livre qui énonce cet aphorisme, mais on sait qu’il s’agit de Camus lui-même dans ce roman entre fiction et autobiographie : le premier homme, c’est lui, le premier qui dans sa famille a gravi les échelons sociaux. Cormery n’est autre que le nom de jeune fille de la grand-mère paternelle de l’auteur. C’est bien la pensée de Camus qui se traduit quand Cormery déclare, après avoir découvert le corps de son camarade mutilé et égorgé : « A l’aube, quand ils étaient remontés au camp, Cormery avait dit que les autres n’étaient pas des hommes. Levesque, qui réfléchissait, avait répondu que, pour eux, c’était ainsi que devaient agir les hommes, qu’on était chez eux, et qu’ils usaient de tous les moyens. Cormery avait pris son air buté. « Peut-être. Mais ils ont tort. Un homme ne fait pas ça. » Levesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et tout détruire. Mais Cormery avait crié comme pris de folie furieuse : “Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon.” » (1).
Sinon quoi ? Camus laisse le lecteur terminer la pensée, imaginer ce que peut être celle ou celui qui ne sait ou ne peut s’empêcher, ne peut se contrôler, ne peut se retenir d’actes qui ne sont pas acceptés par la culture, par la société : perd il son statut d’être d’humain ? Peut-on, doit-on alors par une intervention externe, sursoir à sa carence de contrôle en la lui imposant ? S’il ne peut s’empêcher de lui-même, doit-il être empêché par un autre, supposé représentant de l’ordre, maîtrisant, lui, la limite, et en tout cas, détenteur du pouvoir ? Au nom de quoi va-t-il agir ?
Qu’on l’appelle contention, confinement, claustration, réclusion, enfermement, attache, contrainte, coercition, que l’on utilise pour cela une camisole, des sangles et bracelets, la mise en chambre dite d’isolement, fermée, ou de façon plus euphémique, espace de soins intensifs, protégé, de retrait, d’apaisement, ou même de réflexion, il s’agit dans tous les cas de priver le sujet de sa liberté de se mouvoir et d’aller et venir à sa guise. Même si elles peuvent être regardées comme difficilement (voire pas du tout) admissibles, intolérables et criminelles au sens commun, ces mesures peuvent-elles pourtant se justifier, voire être considérées comme bénéfiques face à certaines problématiques pathologiques ?
Utilisées à chaque fois que la raison et le langage ne parviennent pas à jouer leur rôle de distanciation des émotions et pulsions, comme dernier recours pour faire face aux débordements, aux épisodes critiques, à des événements ingérables, à l’agitation incontrôlable, voire à la dangerosité, ces mesures constituent au sens littéral, des passages à l’acte, une action ou le corps, son enserrement et/ou son cantonnement viennent supplanter la fonction symbolique. Elles matérialisent l’échec de celle-ci.
L’idée de l’échec implique une blessure narcissique, consécutive à une erreur potentiellement commise, et assortie d’un sentiment de culpabilité : ces mesures sont toujours utilisées « faute de mieux ». Elles sont un pis-aller, sur lequel plane le spectre de la maltraitance. A trop y avoir recours, c’est son sens qui s’amenuise, voire conduit les équipes à développer une attitude dépressive, déconsidérant le travail soignant lui-même. La volonté affichée par les équipes soucieuses d’éthique est de les éradiquer de leurs pratiques : « Objectif zéro isolement, zéro contention », clame fièrement l’équipe de la clinique Jérôme Bosch du pôle santé de Lille Métropole (2), à l’unisson de beaucoup d’autres qui estiment cette procédure délétère et d’un autre âge.
A contrario, rares sont ceux qui voient les vertus thérapeutiques de la mise en œuvre de la contention ou de l’isolement. À titre d’exemple de cette conception, citons l’éclairage de Marie Rajablat, Infirmière au pôle psychiatrie enfants adolescents à l’hôpital de jour « La villa » du centre hospitalier de Saint-Liziers, en Ariège. Après avoir douté dans un premier temps, elle est convaincue de l’intérêt de la chambre dite de réflexion, gérée dans une véritable dynamique thérapeutique : « Tous savent donc que c’est dans cet espace que patients et soignants mènent corps à corps les combats les plus formidables, contre la rage, le désespoir et les angoisses les plus archaïques. Tous savent qu’ils sortent victorieux de cette arène et les expériences vécues dans cet espace sont souvent des moments fondateurs pour les patients comme pour les soignants. » (3)
D’autres soulignent qu’il est possible d’organiser les lieux d’isolement, non comme des cellules, mais comme de véritables lieux de soin. C’est le cas d’une équipe de l’hôpital Gérard Marchant à Toulouse, dont le projet est présenté par David Fritsch (4) : « Une équipe soignante toulousaine a réfléchi sur le sens clé de cet acte si particulier pour le patient mais aussi pour le soignant que de gérer l’agitation ou le débordement psychique par la mise en chambre d’isolement. En donnant sens à la rééducation, à la réhabilitation sociale, l’idée de créer un espace d’apaisement a mûri. Élaborer un espace dédié exclusivement à la prise en charge, à la gestion de l’agressivité, de l’angoisse, du mal-être et du débordement. L’idée de départ, pour un soin plus adapté, a donc été de créer un espace d’apaisement où le patient serait accompagné par le soignant, afin de mettre des mots sur ce qui le bouleverse, de diminuer l’émotion qui le mobilise, de rendre moins vives ses réactions face à cette émotion, de le rassurer, de lui permettre de se décontracter, de dissiper parfois un malentendu, d’alléger sa charge émotionnelle, de lui permettre de se décrisper, de se détendre, de se soustraire un moment aux yeux des autres sans pour autant être isolé. S’agissant de créer un contenant matriciel, le postulat de départ des soignants était de concevoir un lieu de forme ovale ou arrondie, forme adoucie, d’y adjoindre du mobilier avec des formes douces. L’harmonie des couleurs a également été travaillée : le bleu pour apaiser (la mer, le ciel, le calme), le vert pour l’harmonie et l’équilibre (la nature, la végétation, la vie), l’orangé pour chasser les idées noires et retrouver le sourire, le rouge rosé pour favoriser la créativité, le violet pour amener la relaxation et la méditation, le tout parsemé de touches « chocolat », représentant la nuit pour s’apaiser, se reposer. L’atmosphère est créée par une ambiance musicale empreinte de sons liés à la nature, de bruits de fontaine, de senteurs et de plantes vertes. »
Dans le cadre des structures médico-sociales, la question n’est abordée que rarement. Il s’agit, là aussi, de considérer ces mesures comme un « dernier recours », un pis-aller qui n’accorde que peu de place à la clinique. C’est la réflexion éthique qui prévaut, manifestant la même défiance vis-à-vis de la mise en œuvre de la contention et de l’isolement, jamais utilisés de façon prolongée.
Entre horrible à rejeter et idyllique à atteindre, y a-t-il une voie pour une prise en charge optimale, au mieux du service dû aux personnes en souffrances qui nous sont confiées et qui se confient à nous, au risque du soin ? Quels sont les écueils à éviter ? Les lois et les textes régulateurs suffisent-ils pour tracer le chemin qui mène à faire de ces pratiques délicates un éventuel outil de travail au service des patients et usagers ? Ce sont des questions éthiques, cliniques, pratiques, organisationnelles, institutionnelles autant que juridiques, culturelles et sociétales qui se posent et s’entremêlent au seuil de cette réflexion.
Bien évidemment, ces considérations laissent des blancs, des espaces vides où s’insinue la pensée du lecteur, ses désirs peut-être, les finalités de son travail. Comme dans le texte de Camus cité en exergue, roman inachevé, parsemé de phrases flottantes, ces vides laissent la place à l’expérience du lecteur, à son imaginaire, à ses fantasmes, et à son inconscient : que se passe-t-il dans le for intérieur de l’acteur lorsqu’il enserre ou enferme celle ou celui qu’il est censé libérer, sinon de ses souffrances, de l’emprise de ses symptômes, à tout le moins de contribuer à ce qu’il trouve un apaisement ?
Une once de culpabilité, certes. Et, pour s’en dégager, la recherche d’une justification : la nécessité absolue, la dangerosité, la protection et la sécurité. Mais probablement aussi une remise en question de sa fonction, des finalités de cet engagement à aider l’autre. Quelles sont-elles, et comment la contention peut-elle s’y inscrire dans une perspective éducative et/ou thérapeutique ? L’empêchement peut-il être l’essence de l’humain comme semble le présumer Camus ?
(1)
Albert Camus, Le premier homme, NRF, Gallimard, 1994 (Posthume).
(2)
Coline Goulez et coll, in « Santé mentale », N° 222, Novembre 2017, pp 56-62.
(3)
Marie Rajablat, « chambre de réflexion », Santé Mentale, n° 169, Juin 2012, pp 16-17.
(4)