Avec certains patients, la contention devient nécessaire. Elle doit alors s’exercer physiquement, toujours avec calme et sérénité, utilisant au besoin des médiateurs, comme des draps ou des couvertures, voire le corps propre du soignant. Il est aussi souvent nécessaire d’avoir recours à la maintenance de certains patients, pour des durées contrôlées, en des lieux dont la destination est spécifique. Les espaces dévolus à cette fonction sont pudiquement appelés « espace d’apaisement » car on ose plus les dénommer « chambres d’isolement ». L’Anesm admet pourtant dans ses recommandations pour gérer la violence des adolescents la possibilité d’y avoir recours pour des durées, bien sûr limitées : « De façon exceptionnelle, il est nécessaire d’isoler temporairement celui qui commet un acte grave dans un lieu d’apaisement particulier. » (1)
Il ne s’agit pas de lieux d’exclusion puisqu’ils sont au-dedans de l’institution et qu’ils sont conçus dans le contexte d’une continuité de l’accompagnement. Il importe également de ne pas considérer ces moments d’isolement comme des sanctions, d’autant qu’ils sont la plupart du temps imposés dans la chambre, laquelle doit rester signifiante de repos, d’intimité et de ressourcement et ne pas se charger de significations ambiguës et ambivalentes. La sollicitude doit alors être prévalente : la sanction, nécessaire en certains cas, viendra plus tard, nous le verrons. C’est la contention, lorsque celle-ci fait sens, qui devient l’outil de la contenance.
Il n’y a donc pas rupture de continuité entre contenance et contention, mais un continuum, interactif avec, pourrait-on dire, le mantèlement comme transition. Pour répondre au démantèlement décrit par Meltzer, des instances de liaison sont importantes : elles passent par un « recours au calme », grâce à la clarification des limites, individuelles et sociales.
Eu égard à la violence, aux conduites sans limites, ces instances assurent une sorte de « gradient d’entours » : d’abord la prévention, et la sécurisation et si nécessaire la réparation des frontières du self, en s’appuyant progressivement sur la mise en signes (la contenance), puis sur la mise en mots (le mantèlement) et enfin la mise en actes éventuelle (la contention). Ce processus est résumé par le schéma ci-contre (2).
L’exemple d’Alexandre
La situation d’Alexandre illustre ce que peut être une telle prise en charge, ici dans le cadre d’un IMP.
Alexandre est âgé de 11 ans et quelques mois lors de la rédaction de cette vignette clinique. Il est le cadet d’une fratrie de trois. Ses parents, aujourd’hui séparés depuis 5 ans, présentent des difficultés tant sociales que psychologiques et cognitives. À l’instar de l’un de ses frères, Alexandre est atteint par une maladie génétique rare. Cette atteinte se caractérise par un retard du développement important avec déficience mentale et difficultés de langage, ainsi que, sur le plan somatique, des difficultés respiratoires et cardiaques.
De fait, Alexandre présente une déficience mentale, avec d’importants troubles mnésiques, et le retard de son développement a été marqué par des acquisitions (marche, parole) tardives, une hyperactivité et des colères clastiques. Au premier mois de sa vie, il a subi un épisode de bronchiolite suivi d’un arrêt cardiaque. Il a suivi un parcours d’abord en scolarisation traditionnelle, puis en Clis, assorti d’un accompagnement en Sessad et l’aide d’un AVS, et enfin en IME à l’âge de 9 ans. Au cours de l’enfance, son hyperactivité est signalée, ainsi que des comportements envahissants, avec recherche fusionnelle, tant physique qu’affective. Avant son admission à l’IMP en 2013, Alexandre est connu pour des crises de colères et des « caprices », déjà considérés comme violents.
Le dessin reproduit reste très infantile. La présence de deux maisons dont les chemins s’éloignent l’un de l’autre est significative de ce qui se joue pour lui avec la séparation de ses parents et, probablement, les difficultés qu’a Alexandre à se situer face aux clivages qu’il ressent. Il faut noter que cette représentation est néanmoins structurée, que l’espace est correctement investi, de façon confiante. Couleurs et motifs sont réalistes, les limites sont claires et sans failles : on ne note aucun signe ni de dissociation ni d’éclatement psychotique. La dynamique violente en est presque absente, malgré la présence d’une fumée de traits rouges (ici noir foncé sur la maison de droite, du côté de l’action), projection d’une pulsionnalité quelque peu exacerbée (qui « crache ainsi du feu », lui-même, son frère, sa mère ?). Par ailleurs, les « jaillissements » sont plutôt discrets et peu chargés d’agressivité, même si la tension existe et s’exprime dans les nombreux tracés en pointillé, marque d’une énergie musculaire qui se décharge en saccades. La fumée grise piquetée de la maison de gauche (du côté de l’émotion) ne rejoint-elle pas le radieux et chaud soleil ? L’impression d’ensemble reste relativement paisible, ce qui tend à soutenir l’hypothèse que les crises qu’Alexandre manifeste sont davantage réactionnelles que structurelles, et sont donc sensibles à la réponse de réalité que l’on peut leur opposer par la contenance, le rappel à la loi et la sanction. La plupart des dessins produits par Alexandre sont de ce même registre.
Sur le plan familial, il faut noter que sa maman a d’abord dénié ce troisième enfant, non seulement pas désiré mais effectivement rejeté à sa naissance. Dès le premier mois, les parents sont suivis et aidés par une travailleuse familiale à domicile dans le but de contribuer à l’instauration de liens qui se sont avérés inexistants jusqu’à neuf mois. Alexandre n’a bénéficié d’aucun contact corporel de la part de sa maman laquelle ne l’a pas allaité et ne lui a jamais prodigué de câlin pendant cette période de la prime enfance. Le climat familial est de toute façon complexe, dans un contexte de délaissement et de fréquentes disputes entre les parents.
À son arrivée à l’IME, Alexandre se manifeste rapidement par ses crises clastiques. Celles-ci semblent s’accentuer au fil du déroulement de l’année : de plus en plus fréquentes depuis la rentrée de septembre jusqu’à Noël, puis suivant une courbe descendante ensuite. On peut attribuer cette évolution aux effets de la prise en charge à l’IMP, dont les contraintes sont d’abord déstabilisantes après la période estivale, puis s’avère bénéfique au fil du temps.
La conjonction de la pathologie génétique, assortie sans doute d’un vécu psychologique difficile et d’angoisses récurrentes, dans le contexte d’une vie infantile et familiale délétère, avec état de carences éducatives et affectives, a probablement été la cause d’une structuration psychopathologique de perturbation de son équilibre narcissique. La dimension dépressive de cette organisation et de l’autodépréciation qui lui est assortie constitue sans doute le fondement des troubles du comportement qui percutent l’entourage d’Alexandre et l’institution. Les éprouvés abandonniques et leurs conséquences sont également importants. La souffrance de cet enfant est indéniable et s’exprime parfois sans ambages. Lors d’une crise récente, il appelait au secours en réclamant qu’on le tue et que l’on tue les autres. Les conduites d’allure « suicidaires » (en tout cas prenant la signification symptomatique d’appels) ne sont pas rares : il fait mine de se jeter à l’eau, de s’étrangler, de sauter par une fenêtre ou menace de le faire. Les signes de souffrance anaclitique sont patents. Dans ces conditions, le traitement antipsychotique par neuroleptique et anxiolytique-sédatif, sans prise en compte de la blessure narcissique paraît peu approprié. Les psychiatres tâtonnent, sous la pression incessante de la maman, en demande d’un traitement résolutoire. Le médecin de la structure a bien conscience des aspects dépressifs des difficultés d’Alexandre mais ne peut prescrire le psychotrope susceptible d’y répondre en raison du jeune âge du patient.
Toujours est-il que les crises violentes s’accentuent, tant en fréquence qu’en intensité avant la mise en œuvre des mesures que nous allons décrire ci-après. Il est même arrivé à Alexandre de brandir un couteau au-dessus de la tête d’un autre enfant, terrorisé. Les crises semblent souvent liées à des évènements familiaux : Gaël, le frère aîné d’Alexandre (il a 5 ans de plus) est lui aussi en proie à des épisodes explosifs, lors desquels il frappe son entourage. Bien que victime de ces coups, Alexandre n’en verbalise rien. Au lendemain de ces passages à l’acte, son éducatrice référente note qu’il paraît sombre. « Son regard est noir, dit-elle : il commence par se prostrer, donne l’impression d’être ailleurs, puis explose soudain en injures, coups de pied et jets d’objets. Il fout tout en l’air. ». Il est alors nécessaire de le contenir physiquement de longs moments avant qu’il se calme, de l’isoler dans une pièce de laquelle on a retiré les objets susceptibles d’être projetés. Après un temps qui peut se prolonger une demi-heure, Alexandre retrouve une respiration apaisée, et se relâche. Il lui arrive de s’endormir. « Il faut éviter de s’adresser directement à lui à ce moment-là, explique l’éducatrice. Le fait de parler entre nous près de lui semble contribuer à le soulager ». On peut comprendre que ce « bain de langage » fonctionne comme une entoure qui l’enveloppe et le tranquillise.
C’est alors que va s’instaurer avec l’équipe et l’institution un travail de gestion de ces accès de violence. La situation est en fait de plus en plus difficile, de plus en plus débordante, de plus en plus alarmante. L’équipe a le sentiment d’être impuissante face au malaise majeur d’Alexandre. La mobilisation va concerner l’ensemble des intervenants de l’institution et pas seulement l’équipe éducative directement impliquée dans le travail auprès de lui : la nécessité d’une cohérence sans faille est devenue évidente.
Plusieurs instances de parole (synthèses, analyse des pratiques, échanges avec divers intervenants, réunion de formation) vont contribuer à comprendre ce qui se passe, tant en ce qui concerne Alexandre qu’au niveau des attitudes des professionnels. Il s’agissait de dépasser l’envahissement et la sidération générée par les crises d’Alexandre et de se dégager de l’impression d’une chappe qui empêchait de penser.
Cette dynamique d’élaboration de la réflexion a permis de considérer les divers aspects des accès de violence d’Alexandre : son malaise, certes, la peur qu’il induit chez les autres enfants, mais aussi la part maîtrisée d’une certaine recherche de toute puissance et de lutte contre la frustration. La seule protection ne suffisait donc pas.
Il est décidé de continuer à agir au niveau de la contenance et quand cela est nécessaire de la contention et de l’isolation de l’espace collectif, mais aussi de signifier à Alexandre le caractère inacceptable de ces comportements. Il est sanctionné, au double sens développé dans cet ouvrage, de punition et de réparation. À la suite de ces clashes, et toujours après réflexion à plusieurs, il est reçu par un membre de la hiérarchie qui le sermonne et lui rappelle fermement la loi. Il peut aussi être privé de récréation et il lui est demandé de faire le travail (de type scolaire le plus souvent) que la crise l’a empêché de réaliser. Il doit également remettre en ordre et réparer autant que possible ce qu’il a saccagé. Il accepte sans difficulté ces mesures. Et ne manque pas d’ailleurs de faire remarquer que son frère mériterait lui aussi d’être sanctionné quand il explose !
Dans le même temps, une séance de psychothérapie hebdomadaire lui a été proposée. Il semble investir cet espace de parole et commencer à s’en saisir pour évoquer ses tourments (avec son frère, la peur de la mort de sa maman, mais aussi les reproches qu’il fait à cette dernière.). Les échanges ont lieu également pendant les temps de prise en charge quotidienne. « Plus il en dit, moins il en montre », dit l’éducatrice. Il se raconte. On sait l’importance du récit pour mettre à distance, symboliser et juguler les angoisses : l’accès à la fonction narrative peut être considéré comme un indicateur de la capacité à se dégager de l’emprise de la souffrance et à la métaboliser en temps qui passe, en attente, impatience et espoir. Ainsi l’enfant se fabrique ce que Daniel Stern a nommé une enveloppe prénarrative. Il devient capable de se raconter ses malheurs. (3)
Son emploi du temps a été aménagé afin de le valoriser (il passe quelques heures dans le « groupe des grands », ses dessins sont mis en exergue, il est intégré à la pratique du football, ce qu’il apprécie beaucoup, etc.). Ce cadre précis, fiable et rigoureux, l’aide à se repérer dans la réalité qui lui apparaît moins dangereuse que celle qu’il a connue jusqu’alors et qu’il vit encore au domicile de sa maman. Il manifeste son plaisir de venir à l’IMP chaque matin.
Aujourd’hui, malgré une situation qui ne s’améliore pas dans la vie d’Alexandre, malgré les parasitages de la réalité familiale et une souffrance toujours très présente, l’enfant fait moins de crises et semble trouver beaucoup de réconfort grâce à l’accompagnement qui a été mis en place. Le statut des crises au sein de l’institution a changé : on sait les gérer et elles font donc moins peur. Alexandre a intégré que celles-ci seront contenues et reprises et il en fait moins. Dans le même temps, son état évolue, avec certaines régressions, jugées négativement sur le plan pédagogique, mais dont on peut admettre le caractère positif : ne s’agit-il pas en effet d’une expérience de réactivation constructive, d’une tentative inconsciente de rejouer cette part traumatique de l’enfance d’une façon plus acceptable ? N’appelle-t-il pas son éducatrice « maman », signe d’un transfert massif, direct, non symbolisé, mais signifiant des besoins de reconstruction de liens maternels stables et plaisants ? Ces références maternelles nouvelles se réélaborent ainsi selon un étayage narcissique ou la « mère-éducatrice suffisamment bonne », selon le concept qu’en développe Winnicott, prend une place prépondérante et thérapeutique de fait. Le travail effectué institutionnellement par cette équipe permet à Alexandre de « se retrouver », d’accepter certes la réalité de grandir, et même d’en jouir, mais en s’appuyant sur un retour à l’enfance qu’il rejoue, via cette régression, afin d’en reprendre avec une tonalité différente peut-être, les aspects douloureux et traumatiques. Ces moments sont complexes, laborieux, pénibles (tant pour lui que pour les professionnels), mais c’est en fonction de la pérennité de ces efforts qu’Alexandre pourra évoluer favorablement et se libérer en partie de sa personnalité pathologique pour gagner une identité plus harmonieuse.
Pour résumer : le tableau ci-après reprend les différents axes d’intervention vis-à-vis de la violence (et des conduites problématiques) (4). On voit que la contention n’apparaît en fait que dans des situations très spécifiques, exceptionnellement en première intention (dans notre tableau, cette occurrence est indiquée par une inscription en gras soulignée) uniquement dans le cas de personnes souffrant de psychoses de morcellement, archaïques ou dans des situations de grande déficience. Il faut néanmoins souligner qu’elle est ici considérée comme faisant partie des outils thérapeutiques, et pas seulement déployée « en dernier recours », car elle s’avère parfois nécessaire pour contribuer à l’évolution positive du patient, loin donc d’une mise en œuvre rétorsive.
(1)
« Conduites violentes dans les établissements accueillant des adolescents : prévention et réponses » Anesm Recommandations de bonnes pratiques professionnelles juillet 2008
(2)
Michel Brioul, Comprendre et gérer la violence en institution médico-sociale, de la souffrance aux coups, ESF, 2017
(3)
Daniel Stern, « L’enveloppe prénarrative. Vers une unité fondamentale d’expérience permettant d’explorer la réalité psychique du bébé », in Bernard Golse et Sylvain Missonnier, Récit, attachement et psychanalyse, Eres, 2008, pp 29-46
(4)
Michel Brioul, Comprendre et gérer la violence en institution médico-sociale, de la souffrance aux coups, ESF, 2017