Le transsexualisme ou dysphorie de genre est le sentiment d’appartenir au sexe opposé à celui assigné à la naissance. Lorsque éléments physiologiques et psychologiques sont en désaccord, certaines personnes peuvent se trouver face à une situation de trouble d’identité de genre et souhaitent modifier leur anatomie et/ou leur état civil. La CEDH a fait évoluer le droit en se basant sur le droit au respect de la vie privée, avant que le droit français n’évolue progressivement vers une conception de plus en plus large du transsexualisme.
A. LA RECONNAISSANCE DE L’IDENTITÉ SEXUELLE PAR LA CEDH
A partir des années 1980, la CEDH a été saisie dans des affaires concernant des transsexuels opérés qui souhaitaient obtenir la modification de leur état civil. C’est en 1992, dans l’affaire « Botella c/ France », qu’elle fit évoluer sa position. La France y fut condamnée pour avoir refusé de façon pure et simple de modifier le répertoire d’état civil, ce qui mettait quotidiennement la requérante « dans une situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie privée » ; en l’occurrence, la multiplicité des documents administratifs (n° INSEE, feuilles de paye, carte d’identité...) qui révélaient la discordance entre le sexe légal et le sexe psychosocial de la personne. Pour la Cour, « rien n’aurait empêché d’introduire dans l’acte de naissance de Mademoiselle B., sous une forme ou une autre, une mention destinée sinon à corriger à proprement parler, une véritable erreur initiale, du moins à refléter la situation présente de l’intéressée. (...) Dès lors même, eu égard à la marge nationale d’appréciation, il y a rupture du juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu »(1). La Cour laisse donc une large marge d’appréciation aux Etats : s’ils ne peuvent pas opposer de refus pur et simple à une modification de l’état civil, ils peuvent rechercher des solutions intermédiaires.
C’est en 2002 que les transsexuels se sont vu reconnaître un véritable droit à la reconnaissance de leur identité sexuelle. En l’espèce, la CEDH condamna le Royaume-Uni qui autorisait la réalisation de traitements ou d’opérations chirurgicales mais n’allait pas au bout de cette logique en n’acceptant pas de modifier les registres de l’état civil(2). Elle fonda sa décision sur le principe de l’autodétermination sexuelle, « notion d’autonomie personnelle [qui] reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain »(3).
En 2015, la CEDH a condamné la Turquie pour avoir refusé le recours à une opération de changement de sexe car le requérant n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer. La Cour européenne a conclu qu’en déniant au requérant la possibilité d’accéder à une opération de changement de sexe, de par sa non-stérilisation définitive, l’Etat turc avait méconnu le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée et violé l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme(4).
B. L’ÉVOLUTION DU DROIT FRANÇAIS : DE L’IDENTITÉ SEXUELLE AU GENRE
La reconnaissance du transsexualisme s’est faite progressivement en France. D’abord en acceptant des atteintes à l’intégrité physique des personnes, l’opération visant au changement de sexe pouvant être réalisée sous réserve qu’elle poursuive un objectif thérapeutique. Ensuite, en autorisant la modification de l’état civil après une intervention chirurgicale.
En effet, après la condamnation de la France par la CEDH dans l’affaire « Botella » en 1992, la Cour de cassation a fait évoluer sa position afin de se conformer au droit européen. Dans un arrêt de principe rendu par l’Assemblée plénière, elle a énoncé que lorsque, « à la suite d’un traitement médical, subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l’apparence »(5).
Au sein de certains tribunaux, comme le tribunal de grande instance de Toulouse, une concertation entre magistrats et équipe médicale avait permis de mettre en place un « certificat de groupe » relatant le parcours hospitalier de la personne transsexuelle dans le cadre d’un protocole tout au long duquel elle était suivie par une équipe dédiée, durant deux ans en moyenne(6). Le document faisait mention de l’état de transsexualisme du demandeur à la procédure et relatait de façon détaillée chaque cas spécifique. Il évitait de recourir à des expertises judiciaires et permettait d’obtenir des décisions définitives. La stérilité de la personne était le corollaire du certificat, pas la perte des attributs.
En 2010, une circulaire du ministère de la Justice(7) a incité les tribunaux à donner un avis favorable au changement d’état civil dès lors « que les traitements hormonaux ayant pour effet une transformation physique ou physiologique définitive, associés, le cas échéant, à des opérations de chirurgie plastique, (…) ont entraîné un changement de sexe irréversible, sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux ».
En 2012, la Cour de cassation a renouvelé sa position : si le caractère obligatoire de l’expertise judiciaire est abandonné, la nécessité de prouver la réalité du syndrome transsexuel est maintenue ; enfin la Cour n’exige plus la preuve d’un traitement hormonal puis d’une intervention chirurgicale mais l’irréversibilité de la transformation de l’apparence de la personne demanderesse(8). L’hormonothérapie seule n’est pas considérée comme suffisante, la crainte sous-jacente étant celle d’une procréation possible pour la personne qui cesserait son traitement.
Enfin, alors que de nombreux pays ont récemment légiféré sur cette question(9), la France a adopté en 2016 une législation qui libéralise de façon importante le changement de sexe en facilitant les conditions d’une modification de l’état civil et en consacrant par là même l’identité de genre.
I. Une loi en faveur de l’assouplissement du changement de sexe
La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle(10) a introduit dans le code civil une nouvelle section intitulée « De la modification de la mention du sexe à l’état civil » qui comprend quatre articles (C. civ., art. 61-5 à 61-8). Le Conseil constitutionnel a validé la loi, et notamment les dispositions relatives au transsexualisme. Selon lui, « en permettant à un personne d’obtenir la modification de la mention de son sexe à l’état civil sans lui imposer des traitements médicaux, des interventions chirurgicales ou une stérilisation, les dispositions ne portent aucune atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine »(11).
Désormais, le code civil prévoit que « toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification » (C. civ., art. 61-5, al. 1er). A rebours de la jurisprudence, la loi française permet donc désormais d’obtenir un changement de sexe sans traitement médical, sans opération chirurgicale et même sans stérilisation (C. civ., art. 61-6, al. 3).
II. Quelle procédure pour demander la modification de l’état civil ?
La procédure est toujours judiciaire puisque la demande est présentée devant le tribunal de grande instance (C. civ., art. 61-6, al. 1er) devant lequel la représentation par un avocat est obligatoire. Le demandeur peut être un majeur ou un mineur émancipé (C. civ., art. 61-5, al. 1er), c’est-à-dire qu’un mineur non émancipé ne peut pas présenter de demande par l’intermédiaire de ses représentants légaux, en l’occurrence ses parents (le plus souvent). Quid du majeur protégé ? En l’absence de disposition spécifique de la loi, c’est le droit commun qui s’applique. Si la personne majeure est sous curatelle, l’article 468 du code civil prévoit que l’assistance du curateur est « requise pour introduire une action en justice » (C. civ., art. 468, al. 3). La demande sera donc faite par le curatélaire assisté de son curateur. Mais si le curateur refuse de l’assister pour intenter une telle action (ou estime que cela sort de ses attributions dans le cas d’un mandataire judiciaire à la protection des majeurs [MJPM]), le curatélaire peut demander au juge de l’accomplir seul (C. civ., art. 469, al. 3). Si la personne est sous tutelle, c’est son tuteur qui la représente en justice (C. civ., art. 475). Cependant, pour les actes extrapatrimoniaux (comme la demande de rectification de l’état civil), il ne peut agir en justice que s’il y a été autorisé par le juge des tutelles ou le conseil de famille s’il en a été constitué un (C. civ., art. 475, al. 2). S’agissant d’un acte éminemment personnel (C. civ., art. 459, al. 1er), si le tuteur refuse de saisir le juge afin qu’il l’autorise à agir en justice, le majeur protégé pourra saisir lui-même le magistrat. Car, en la matière, la question n’est pas tant procédurale que de fond, c’est celle du consentement.
En effet, la loi prévoit désormais que le demandeur doit faire état de son « consentement libre et éclairé » (C. civ., art. 61-6, al. 2). Si certains auteurs se sont étonnés de cette formulation, et notamment de l’articulation de la notion de « consentement » avec celle, procédurale, de « demande en justice », « le magistrat peut simplement vérifier que l’individu concerné possède ou pas cette capacité juridique pour déposer sa demande dans le cadre de cette procédure de changement d’état civil »(12). A notre sens, il faut distinguer la demande en justice (C. civ., art. 61-6, al. 1er), qui doit être effectuée par le tuteur avec l’autorisation du juge des tutelles ou conjointement par le curateur et le curatélaire, de la volonté de faire rectifier l’état civil (C. civ., art. 61-6, al. 2), qui relève de façon strictement personnelle de la personne protégée. L’important demeure de savoir si elle peut donner un consentement libre et éclairé, termes que l’on retrouve par ailleurs concernant les majeurs protégés, notamment en matière de santé (C. santé. publ., art. L. 1111-4). Et ce consentement relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, qu’il s’agisse d’un mineur émancipé ou d’un majeur, protégé ou non.
A l’appui de sa demande, la personne doit produire des éléments de preuve (C. civ., art. 61-6, al. 2 in fine) démontrant que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond plus à celui dans lequel elle se présente. La loi propose une liste non limitative d’éléments de fait, qui peuvent être prouvés par tout moyen. Il s’agit du fait que la personne se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué, qu’elle est connue comme étant du sexe revendiqué par son entourage familial, amical ou professionnel, et/ou qu’elle a obtenu le changement de son prénom (C. civ., art. 61-5). Cette réunion de faits évoque le mode d’établissement de la filiation par la possession d’état où plusieurs éléments factuels sont susceptibles de prouver la réalité vécue d’un lien de filiation et de parenté entre un enfant et la famille à laquelle il est dit appartenir, en l’occurrence le traitement, la renommée et le nom (C. civ., art. 311-1)(13). La jurisprudence est constante en la matière, cette liste n’est pas exhaustive et plusieurs faits doivent être établis et concordants, mais tous ne sont pas exigés. La loi retient donc le sentiment d’appartenance tel que le définissait Robert Stoller : « Le genre est le comportement manifeste que l’on révèle en société(14). » L’identité de genre « repose ainsi sur le seul sentiment d’identité concrétisé par l’apparence sociale que la personne s’est choisie »(15) et toutes les conditions d’ordre médical ont été supprimées. Il est bien entendu toujours possible de recourir aux traitements médicaux et à la chirurgie, mais ce n’est plus une obligation légale et la question de l’irréversibilité n’est plus non plus évoquée (y compris la question de la stérilisation).
Dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, des personnes accompagnées peuvent souhaiter modifier leur anatomie puis leur état civil. Les professionnels devront accompagner la personne si elle le souhaite, et notamment proposer un soutien psychologique. Par exemple, dans un ESAT, un travailleur handicapé a souhaité modifier son apparence puis son anatomie en recourant dans un premier temps à un traitement médicamenteux. S’il se rendait seul aux rendez-vous médicaux, les professionnels de l’ESAT et les autres travailleurs handicapés l’ont soutenu dans sa démarche et ont bien accepté la modification de son apparence physique, alors même que la famille de la personne s’y opposait. Les autres travailleurs de l’ESAT se sont montrés particulièrement respectueux de son choix, estimant que ce qui comptait, c’était « qu’il se sente bien ».
III. Quelles incidences des nouvelles modalités de modification de l’état civil ?
La décision de modification de sexe, et le cas échéant des prénoms, est « portée en marge de l’acte de naissance de l’intéressé à la requête du procureur de la République, dans les quinze jours suivant la date à laquelle cette décision est passée en force de chose jugée » (C. civ., art. 61-7, al. 1er), c’est-à-dire lorsqu’il n’est plus possible de faire appel ou de former un pourvoi en cassation.
Les modifications de prénoms ne sont portées en marge des actes de l’état civil du conjoint et des enfants que s’ils en sont d’accord (C. civ., art. 61-7, al. 2).
De nombreuses interrogations ont fait suite à l’adoption de ces nouvelles dispositions, la plus récurrente étant celle relative à la possibilité d’avoir encore des enfants après la modification de l’état civil(16). Même si la prise d’hormones sur une longue période induit fréquemment une baisse de la fertilité, qu’elle soit féminine ou masculine(17), il demeure possible qu’une personne ayant vu son état civil modifié ait des enfants grâces aux organes génitaux de son sexe d’origine. La question est alors celle de son statut de parent, père ou mère.
(1)
CEDH, 25 mars 1992, req. n° 13343/87, B. c/ France.
(2)
(2) CEDH, 11 juillet 2002, req. n° 28957/95, Goodwin c/ Royaume-Uni ».
(3)
Ibid., consid. n° 90.
(4)
CEDH, 10 mars 2015, req. n° 14793/08, . Y. Y. c/ Turquie.
(5)
Cass. ass. plén., 11 décembre 1992 (2 arrêts), n° 91-11900, Bull. civ. ass. plén., n° 13, JCP G 1993, II, 21991, concl. Jéol M.
(6)
Aufière P. et Barousse C., « Transsexualisme : prémices de la jurisprudence aux permissions de la loi – 40 ans de pratique de transsexualisme », in Modernisation de la justice du XXIe siècle, Dossier, AJ famille, décembre 2016, n° 12, p. 581.
(7)
Circulaire DACS n° CIV/07/10 du 14 mai 2010, NOR : JUSC1012994C BOMJ n° 2010-03.
(8)
Cass. civ. 1re, 7 juin 2012 (2 arrêts), nos 10-26947 et 11-22490.
(9)
Cf. par exemple la loi argentine n° 26743 du 23 mai 2012 relative au droit à l’identité de genre, qui permet de choisir librement son genre sans avoir à changer physiquement, sans traitement médicamenteux et sans opération chirurgicale : lorsque la personne veut changer de sexe, il suffit qu’elle présente sa demande au Registre national des personnes (en revanche, si elle veut à nouveau le modifier, une demande en justice s’impose).
(10)
Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, JO du 19-11-16.
(11)
Décision n° 2016-739 DC du 17 novembre 2016, JO du 19-11-16.
(12)
Aufière P. et Barousse C., « Transsexualisme : prémices de la jurisprudence aux permissions de la loi – 40 ans de pratique de transsexualisme », préc.
(13)
Code civil, article 311-1 : « La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir.
Les principaux de ces faits sont :
- 1° que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents ;
- 2° que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ;
- 3° que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ;
- 4° qu’elle est considérée comme telle par l’autorité publique ;
- 5° qu’elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. »
(14)
Stoller R., Recherche sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Gallimard, 1978, p. 29.
(15)
Paricard S., « Une libéralisation du changement de sexe qui suscite des interrogations majeures », in Modernisation de la justice du XXIe siècle, préc., p. 585.
(16)
Cf. par exemple : Paricard S., « Une libéralisation du changement de sexe qui suscite des interrogations majeures », préc., p. 587.
(17)
Aufière P. et Barousse C., « Transsexualisme : prémices de la jurisprudence aux permissions de la loi – 40 ans de pratique de transsexualisme », préc. p. 584.