Les mesures en direction des enfants délinquants sont, par certains aspects, relativement proches de celles prises pour protéger les enfants en danger au sein de leur famille. Historiquement, ces deux types de publics sont d’ailleurs assimilés au sein du droit, on parle ainsi d’enfants « inadaptés » au début du XXe siècle. Cette histoire n’est pas sans effet sur le dispositif actuel, et certains établissements bénéficient encore aujourd’hui d’une double habilitation « ASE-PJJ », recevant, à ce titre, à la fois des mineurs délinquants et des enfants en danger.
En pratique, si tous les enfants en danger ne sont pas des enfants délinquants, la plupart des enfants délinquants connaissent une situation familiale particulièrement difficile. Selon certains auteurs, « le fait qu’un mineur est, par essence, un individu en cours de construction implique que les actes de transgression qu’il commet ne peuvent être réduits à l’expression de sa seule volonté éclairée, mais sont aussi la résultante d’un environnement familial et social pouvant être défaillant, ou tout simplement de son immaturité psychique » (1).
Au-delà de leur histoire commune, ces deux catégories de public relèvent désormais de législations différentes. Alors que les mineurs en danger sont pris en charge selon les règles du code de l’action sociale et des familles et du code civil, la situation des enfants ayant commis des actes de délinquance est régie par l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante. En outre, la décentralisation de la protection de l’enfance a marqué une distinction très claire entre les acteurs compétents pour mettre en œuvre les décisions prises par le juge des enfants : en matière civile le président du conseil départemental, et en matière pénale l’Etat, principalement les services de la protection judiciaire de la jeunesse.
A. LES FONDEMENTS DE L’ORDONNANCE DU 2 FÉVRIER 1945
L’ordonnance du 2 février 1945 consacre des règles de droit pénal dérogatoires au droit commun. Ce texte pose notamment les principes de spécialisation de la justice des mineurs (2) et de primat de l’éducatif (3). Il fait du juge des enfants un juge tout à fait original statuant non seulement sur les passages à l’acte du passé, mais aussi sur le comportement présent et l’avenir de l’enfant qui se trouve devant lui. En d’autres termes, sa priorité n’est pas de punir un comportement pénalement répréhensible, mais bien de répondre aux besoins éducatifs, psychologiques et affectifs de l’enfant délinquant, et ainsi assurer sa réinsertion. L’ordonnance du 2 février 1945 a été réformée à de nombreuses reprises, poursuivant tantôt des logiques complémentaires, tantôt des logiques contradictoires, allant du renforcement de la prise en charge éducative à la volonté d’une plus grande fermeté à l’égard des mineurs délinquants.
Les chiffres publiés par le ministère de la Justice (4) donnent une photographie de l’activité du juge des enfants en matière civile et en matière pénale. En 2015, les juges des enfants ont été saisis en assistance éducative de la situation de 103 885 mineurs en danger (soit une baisse de 3,5 % depuis 2014). Ce chiffre est à comparer avec les 61069 saisines du juge des enfants en matière pénale.
B. L’ÉVOLUTION RÉCENTE DU DROIT PÉNAL DES MINEURS
Au début des années 2000, le droit pénal des mineurs a été profondément modifié. Pour donner quelques exemples, la loi Perben I (5) a durci les textes et permet au juge de prononcer une sanction éducative dès l’âge de 10 ans (ord. du 2 février 1945, art. 15-1). Ce texte a également créé les centres éducatifs fermés et institué les établissements pénitentiaires pour mineurs. La loi Perben II prévoit, quant à elle, un régime de garde à vue exceptionnelle en cas de criminalité organisée applicable aux mineurs de plus de 16 ans (6). S’ajoute à ces réformes la loi relative à la prévention de la délinquance (7) qui autorise le recours à la procédure de composition pénale dès l’âge de 13 ans (ord. du 2 février 1945, art. 7-2). La loi renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs (8) instaure des peines planchers (supprimées depuis (9)) et élargit les exceptions relatives à l’excuse de minorité pour les mineurs de 16 à 18 ans (ord. du 2 février 1945, art. 20-2). En 2011, la loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs (10) durcit encore le système en créant notamment un tribunal correctionnel pour mineurs qui est supprimé en 2016 (11). Enfin, la loi de programmation relative à l’exécution des peines cherche à garantir la célérité et l’effectivité de l’exécution des peines prononcées et à améliorer la prise en charge des mineurs délinquants. Elle insiste sur les mesures d’investigation relatives à la personnalité et à l’environnement social et familial du mineur (12).
C. LE RÔLE IMPORTANT DE LA JURISPRUDENCE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
Le durcissement des textes a été possible en raison d’une position particulièrement souple du Conseil constitutionnel. Ainsi, en 2002, la Haute Juridiction reconnaît « l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées ». Ce principe est qualifié par le Conseil constitutionnel comme un principe fondamental reconnu par les lois de la république (13). Néanmoins, la Haute Juridiction rappelle que le primat de l’éducatif reconnu au sein de l’ordonnance de 1945 n’empêche pas le prononcé de peines. Selon le Conseil constitutionnel, ce principe « ne consacre pas de règle selon laquelle les mesures contraignantes ou les sanctions devraient toujours être évitées au profit de mesures purement éducatives ; qu’en particulier, les dispositions originelles de l’ordonnance du 2 février 1945 n’écartaient pas la responsabilité pénale des mineurs et n’excluaient pas, en cas de nécessité, que fussent prononcées à leur égard des mesures telles que le placement, la surveillance, la retenue ou, pour les mineurs de plus de 13 ans, la détention ; que telle est la portée du principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs ». Le Conseil constitutionnel fixe une seconde limite à l’application de ce principe en affirmant que « lorsqu’il fixe les règles relatives au droit pénal des mineurs, le législateur doit veiller à concilier les exigences constitutionnelles énoncées ci-dessus avec la nécessité de rechercher les auteurs d’infractions et de prévenir les atteintes à l’ordre public, et notamment à la sécurité des personnes et des biens, qui sont nécessaires à la sauvegarde de droits de valeur constitutionnelle ».
Par conséquent, le Conseil constitutionnel entend largement les limites susceptibles d’être apportées à l’atténuation de responsabilité pénale pour les mineurs. Il confirme par exemple la constitutionnalité des dispositions relatives à l’institution de sanctions éducatives pour les mineurs de 10 à 13 ans, en déclarant que « les principes constitutionnels propres à la justice des mineurs ne s’opposent pas à ce que leur soient infligées des sanctions » (14). L’application de règles de procédure pénale identiques pour les majeurs et pour les mineurs n’induit pas non plus automatiquement une méconnaissance des exigences constitutionnelles, ni une violation du principe de procédure appropriée en matière de justice pénale à l’égard des mineurs (15). Le Conseil constitutionnel a une jurisprudence assez souple sur le sujet. Il estime ainsi que la loi peut prévoir des exceptions à l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs pour des faits commis en état de récidive et punis de plusieurs années d’emprisonnement. Cette possibilité l’a conduit à reconnaître, en 2011, la constitutionnalité des tribunaux correctionnels pour mineurs pourtant vivement critiqués par une partie de la doctrine (ces tribunaux ont d’ailleurs été supprimés depuis) (16).
Il faut finalement attendre 2011 pour que le Conseil constitutionnel censure des dispositions légales, en considérant que celles-ci portaient atteintes à un principe fondamental regroupant à la fois l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, et la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées. Il en est ainsi, d’une part, de l’article de la loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs qui envisageait la possibilité d’une assignation à résidence avec surveillance électronique des mineurs âgés de 13 à 16 ans sous contrôle judiciaire (17) et, d’autre part, des dispositions de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure qui prévoyaient un principe de peines minimales applicables à des mineurs jamais condamnés pour crimes ou délits (18), ou encore la possibilité pour le procureur de la République dans certaines conditions de poursuivre le mineur devant le tribunal pour enfants par convocation par officier de police judiciaire (19).
La logique répressive adoptée par le législateur et légitimée en grande partie par le Conseil constitutionnel dans le traitement de la délinquance juvénile a conduit les juges européens et nationaux à s’interroger sur les garanties procédurales offertes par le juge des enfants. Le respect des droits de la défense devient en effet indispensable si les décisions du juge ne sont plus seulement éducatives, mais aussi répressives.
D. LES DROITS DE LA DÉFENSE
Le système créé par l’ordonnance du 2 février 1945 s’organise autour de règles procédurales dérogatoires au droit commun, avec pour principal objectif le primat de l’éducatif. Le juge des enfants cumule ainsi pendant longtemps les fonctions d’instruction, de jugement, et de suivi de l’exécution des peines. Cette organisation est motivée par l’intérêt, pour l’enfant, d’être suivi par le même professionnel, ayant connaissance de son histoire et de son parcours judiciaire.
Le renforcement des peines susceptibles d’être prononcées par le juge des enfants conduit à remettre en cause cette organisation au nom du droit de l’enfant d’être jugé par un tribunal impartial. En 2010, la Cour européenne des droits de l’homme met en évidence l’équilibre à trouver entre d’un côté la spécialisation de la justice pénale des mineurs et, de l’autre, les droits des justiciables. A cette occasion, la cour rappelle que « lorsqu’un mineur est en cause, la justice est avant tout tenue d’agir en respectant dûment le principe de la protection des intérêts supérieurs de l’enfant. Ainsi, un enfant accusé d’une infraction se doit d’être traité d’une manière qui tienne pleinement compte de son âge, de sa maturité et de ses capacités sur le plan émotionnel et intellectuel » (20). Cette affirmation semble appeler la mise en place, par les Etats membres, d’une justice spécialisée, susceptible d’être dérogatoire au droit commun. Cependant, ce premier principe doit être concilié avec le respect des droits de la défense protégée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. A ce titre, la cour estime que « le principe d’impartialité est un élément important de la confiance que les juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique » (21).
En l’espèce, en Pologne, un enfant ayant commis des actes de délinquance est jugé (comme cela a longtemps été le cas en France) par le juge qui a instruit le dossier. La Cour européenne des droits de l’homme explique qu’elle ne décèle pas dans quelle mesure le cumul des fonctions d’instruction et de jugement pouvait contribuer « à assurer la meilleure protection de l’intérêt supérieur de l’enfant » (22). La Cour en déduit, qu’en ce qui concerne le tribunal pour enfant, le cumul des fonctions d’instruction et de jugement du juge des enfants n’est pas nécessairement favorable à l’intérêt du mineur en cause.
Le juge constitutionnel français, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le même sujet, adopte une position proche de celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Il censure ainsi la disposition législative qui prévoit que « le tribunal pour enfants est composé d’un juge des enfants, président, et de plusieurs assesseurs » (C. org. jud., art. L. 251-3, al. 1), sans s’assurer que le juge des enfants qui préside cette juridiction est un juge distinct de celui qui a instruit l’affaire. En la matière, le juge constitutionnel recherche un équilibre entre l’intérêt de l’enfant d’être suivi par un même juge et la nécessité de protéger les droits de la défense reconnus à l’enfant en tant que justiciables (23). Le nouveau texte voté en 2011 (24) ajoute donc que « le juge des enfants qui a renvoyé l’affaire devant le tribunal pour enfants ne peut présider cette juridiction » (C. org. jud., art. L. 251-3, al. 2).
Les évolutions textuelles et jurisprudentielles qui viennent d’être décrites mettent en évidence l’attention croissante portée, en France comme au niveau européen, aux droits des justiciables dans le cadre des procédures engagées devant les tribunaux. En la matière, les droits de l’enfant ont d’abord conduit à renforcer la protection accordée aux mineurs délinquants ; ils ont aujourd’hui pour effet de repositionner le juge des enfants au sein d’un système prônant le respect des droits de l’enfant, mais aussi de la société dans son ensemble. Ils conduisent à ne plus voir l’enfant délinquant seulement comme un enfant en danger, mais également comme un enfant responsable de ses actes. L’enfant délinquant se différencie alors clairement de l’enfant mis en danger au sein de sa famille, puisqu’il doit faire l’objet non plus seulement de mesures éducatives, mais aussi de mesures répressives, visant à protéger l’ordre public.
En pratique, sur la mise en œuvre des mesures prononcées en matière pénale, deux visions s’opposent : certains considèrent que les enfants délinquants sont avant tout des enfants en danger ; d’autres affirment la nécessité d’une prise en charge pénale au sein de structures spécialisées clairement différenciées. Dans ce cadre, certains juges des enfants décident de prendre des mesures de protection au titre de l’assistance éducative, alors même que l’enfant a commis un acte de délinquance. Robert Cario dénonce ces pratiques, en soulignant qu’« il n’est pas rare que les jeunes délinquants échappent à des poursuites pénales à cause de l’ouverture par le juge des enfants d’un dossier (au pénal et au civil), dont seul celui ouvert au titre de l’assistance éducative aboutira » (25). Pour le service de l’aide sociale à l’enfance auquel le jeune est confié, un tel placement n’est pas toujours évident à mettre en œuvre. Certains établissements refusent en effet d’assurer ces accueils, les professionnels considérant qu’ils ne sont pas suffisamment spécialisés pour la prise en charge de ces publics. De manière complémentaire, les passages à l’acte dont l’enfant est l’auteur sont susceptibles de faire courir un risque aux autres enfants présents au sein de l’établissement.
Le placement d’un jeune auprès du service de l’aide sociale à l’enfance lorsque celui-ci est soupçonné d’avoir commis une infraction illustre parfaitement les difficultés rencontrées en la matière. En effet, l’article 10, 1° et 4° de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante rappelle que le juge des enfants, comme le juge d’instruction, peut confier provisoirement le mineur mis en examen à ses parents, ou au service de l’aide sociale à l’enfance. Sur ce fondement, certains juges décident de placer l’enfant mis en examen dans des structures de protection de l’enfance. Cette position tend à préserver la présomption d’innocence ; cependant cette décision fait courir un risque qui n’est pas toujours maîtrisé aux autres enfants présents au sein de l’établissement. Il en est ainsi lorsque le mineur est mis en examen pour un meurtre ou encore pour un viol.
L’ensemble des développements présentés mettent en évidence la porosité des frontières entre la prise en charge des enfants en danger et celle des enfants ayant commis des actes de délinquance, bien qu’il s’agisse juridiquement de deux sujets clairement distincts.
(1)
Gebler L., Guitz I., « Le traitement judiciaire de la délinquance des mineurs. Etat des lieux de l’ordonnance du 2 février 1945 », 3e édition, ASH, Numéros juridiques, juin 2012, p. 20.
(2)
Ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945, article 1.
(3)
Ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945, article 2.
(5)
Loi n° 2002-1138 du 9 septembre 2002, JO du 10-09-02.
(6)
Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, JO du 10-03-04.
(7)
Loi n° 2007-297 du 5 mars 2007, JO du 7-03-07.
(8)
Loi n° 2007-1198 du 10 août 2007, JO du 11-08-07.
(9)
Loi n° 2014-896 du 15 août 2014, article 7, JO du 17-08-14.
(10)
Loi n° 2011-939 du 10 août 2011, JO du 11-08-11.
(11)
Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, article 29, JO du 19-11-16.
(12)
Loi n° 2012-409 du 27 mars 2012, JO du 28-03-12.
(13)
Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002, JO du 10-09-02.
(14)
Décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002, préc.
(15)
Décision n° 2007-553 DC du 3 mars 2007, JO du 7-03-07.
(16)
Décision n° 2011-635 DC du 4 août 2011, JO du 11-08-11.
(17)
Décision n° 2011-635 DC du 4 août 2011, préc., considérants 32 et s.
(18)
Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, JO du 15-03-11, considérants 26 et s.
(19)
Décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, préc., considérants 32 et s.
(20)
CEDH, 4e section, affaire Adamkiewicz c/Pologne, 2 mars 2010, requête n° 54729/00, § 70.
(21)
CEDH, 4e section, Affaire Adamkiewicz c/Pologne, 2 mars 2010, préc., § 99.
(22)
CEDH, 4e section, Affaire Adamkiewicz c/Pologne, 2 mars 2010, préc., § 107.
(23)
Décision n° 2011-147 QPC du 8 juillet 2011, M. Tarek J. [Composition du tribunal pour enfants], Considérant n° 11, JO du 9-07-11.
(24)
Loi n° 2011-1940 du 26 décembre 2011.
(25)
Cario R., Jeunes délinquants. A la recherche de la socialisation perdue, 2e édition, Sciences criminelles, l’Harmattan, 2000, p. 29.