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L’affaire de l’hôpital de Bonnétable

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Cette affaire exemplaire montre la complexité de concilier le secret professionnel et la protection des personnes vulnérables en signalant la situation à la justice. Quatre arrêts ont été nécessaires à la condamnation d’un médecin chef de service qui connaissait l’existence de mauvais traitements dans son hôpital mais n’avait pas réagi correctement. L’arrêt de la cour d’appel d’Angers du 28 janvier 2010 a tenté de condamner le médecin sur le fondement de non-information de mauvais traitements. Sur pourvoi de l’intéressé, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse cet arrêt le 27 avril 2011 (n° 10-82200) et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Rennes. Cette dernière condamne le médecin sur le fondement cette fois de non-assistance à personne en danger le 15 novembre 2011 (n° 1467/2011). Enfin, la Cour de cassation, à nouveau saisie, confirme cette décision le 23 octobre 2013 (n° 12-80793). Nous publions ici les deux arrêts de la Cour de cassation.


A. CASS. CRIM., 27 AVRIL 2011 N° 10-82200

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 226-13, 226-14, 434-3 du code pénal et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
« en ce que l’arrêt attaqué a déclaré le docteur X... coupable de non-dénonciation de mauvais traitements, privations ou atteintes sexuelles infligées à une personne vulnérable, puis l’a condamné à la peine d’un an d’emprisonnement avec sursis ;
« aux motifs qu’il résulte des différents témoignages recueillis que le prévenu, contrairement à ce qu’il soutient, a été informé des faits de maltraitance, a constaté certains faits qui ne pouvaient que le conduire à admettre cette situation et que, délibérément, il a décidé de ne pas les révéler ; que Mme Y..., agent hospitalier, a constaté qu’une employée ne donnait pas à manger aux personnes les plus dépendantes, elle jetait à la poubelle les repas les plus mixés ; qu’elle agissait ainsi surtout le soir, moment où il y avait le moins de monde pour le constater ; que cette même personne menaçait de mettre les patients sous la douche pour les calmer ; qu’elle a vu un autre agent pousser brusquement un patient qui était sourd et non-voyant ; qu’elle a vu un troisième agent soulever brusquement une patiente pour qu’elle quitte l’endroit où elle se trouvait ; que le témoin a déclaré s’être opposé au docteur X... par rapport à la maltraitance, ce dernier lui répondait systématiquement que la maltraitance était uniquement institutionnelle ; que cette réponse a été confirmée par Mme Z..., infirmière ; que Mme A... a vu cette même personne asperger brutalement un patient dans le bain, ce résident criait ; qu’elle a entendu dire qu’un agent donnait des doses de Risperdale supérieures à la prescription pour les calmer ; que Mme B... a témoigné que M. X..., informé du comportement de cette personne, a réuni le personnel et a demandé à ce qu’on lui adresse par écrit les témoignages sur le comportement de celle-ci ; qu’il en a référé à la directrice de l’époque, Mme C..., qui a dit « pas de scandale à l’hôpital local » ; qu’elle a eu une autre occasion d’informer M. X... de ces problèmes, alors que ce dernier avait demandé à la voir pour un problème particulier avec un résident ; que Mme D..., qui a été hospitalisée pendant cinq semaines, a rencontré M. X..., a été l’objet de maltraitance, gestes brusques, mise nue sur une jambe (elle est amputée de l’autre), on lui a fait une rapide toilette sans tenir compte d’une fracture du sacrum ; qu’elle lui a dit que notamment deux des employées étaient méchantes et qu’il devait s’en séparer ; que M. X... a constaté des maltraitances ; que Mme E..., qui a été infirmière d’octobre 2001 à mars 2002, a quitté l’établissement en raison de ce qui s’y passait, a fait la déposition suivante : « le docteur X... savait parfaitement qu’il y avait de la maltraitance. Un jour, une patiente du deuxième étage avait une brûlure à la lèvre provoquée par son alimentation. Il l’a examinée à la demande de la surveillante générale, Mme G... » ; que le prévenu a reconnu devant le magistrat instructeur qu’il avait constaté que des membres du personnel faisaient prendre les repas brutalement alors que, selon lui, les repas sont pour ses patients un soin et doivent être pris à leur rythme ; que ces membres du personnel n’ont pas la fibre ; qu’il avait également remarqué des brûlures pour des repas pris trop chauds, que des patients vomissaient pour avoir mangé trop vite ; qu’il s’est interrogé sur des amaigrissements suspects de résidents qui pouvaient être liés à une mauvaise alimentation ; qu’il a également eu des interrogations sur des patients qui présentaient des ecchymoses, lesquelles pouvaient être liées à des violences ; qu’il n’a pas eu de certitudes sur ces maltraitances ; qu’il a également constaté la trop grande consommation de Risperdale par rapport aux prescriptions ; que face à cette situation, il a prescrit ce sédatif sous forme de comprimé ; qu’une surconsommation pouvait entraîner des troubles cardio-vasculaires ; qu’il estime le nombre de personnes maltraitantes à cinq ou six ; qu’enfin, il a reconnu devant le magistrat instructeur qu’il savait depuis plusieurs années qu’il y avait du personnel maltraitant à l’hôpital local de Bonnétable ; qu’il a expliqué son absence de signalement par la rivalité avec l’hôpital de Sillé-le-Guillaume, qu’il considérait mieux traité ; qu’il voulait valoriser les équipes et ne pas faire apparaître que cela n’allait pas ; qu’il admet avoir agi par orgueil et manque de recul ; qu’il résulte de nombreux témoignages que M. X... a choisi de ne pas révéler ; que selon Mme F..., agent administratif, le prévenu et la surveillante générale, Mme G..., qualifiés d’amis intimes, savaient parfaitement que des faits de maltraitance avaient lieu à l’hôpital, mais ils filtraient l’information et lâchaient quelques renseignements aux directeurs, parfois ; qu’il a lui même reconnu, lors de son audition par les enquêteurs et lors de sa mise en examen, qu’il avait eu connaissance dès 1999 d’acte de maltraitance (signalement de certains professionnels le 22 janvier 1999, dont il a été destinataire) ; que cet état de fait lui avait été confirmé par la victime elle-même ; qu’il avait adressé un courrier à la directrice ; que Mme A..., qui a été infirmière à l’hôpital entre 1977 et 2001, a également attesté qu’il ne fallait pas embêter M. X... avec la maltraitance « surtout pas de vague » ; qu’il résulte également du témoignage du docteur H..., médecin chef à la DASS de la Sarthe, que la question de la maltraitance à l’hôpital de Bonnétable a été évoquée au cours d’un comité médical qui s’est tenu le 9 octobre 2001, auquel participait M. X... ; qu’au cours de ce comité, M. X... a conclu son intervention en disant qu’il ne pouvait accepter que cet établissement soit catalogué comme établissement maltraitant ; que le témoin a ressenti que le directeur de l’époque, M. I..., et M. X... étaient très gênés par le signalement parvenu à la DASS ; que M. J..., médecin gériatre, a été contacté par un cadre de santé, Mme K..., en septembre 2001, pour provoquer une réunion sur les actes de maltraitance constatés à l’hôpital de Bonnétable ; qu’à l’issue de cette réunion, le docteur J... a avisé la direction et la DASS ; qu’elle a été contactée par M. X..., qui n’a pas compris cette démarche et lui a demandé si elle voulait détruire l’hôpital, qu’elle aurait dû l’avertir avant toute démarche ; que Mme L..., inspectrice de la DASS, a rédigé suite à ce signalement un rapport ; que le prévenu l’a appelé en criant au téléphone et en lui demandant de changer son rapport ; que l’ensemble de ces éléments démontre que le prévenu savait que des actes de maltraitance étaient commis à l’hôpital, qu’il en a constatés et choisi de ne pas les révéler ; que ces actes ne peuvent être couverts par le secret médical qui concerne des informations à caractère confidentiel reçues de la personne protégée ; que l’élément intentionnel existe manifestement comme il a été démontré dans les motifs sus-exposés ; que la culpabilité sera confirmée ; que M. X... avait d’ailleurs admis cette culpabilité au cours de la procédure ;
« et aux motifs à les supposer adoptés des premiers juges, que M. X... se trouvait donc bien en présence d’une option de conscience, qui lui permettait de choisir en conscience entre la dénonciation et le secret ; que ce dernier n’a pas opté, au moment où la dénonciation devait être effectuée, soit immédiatement après, avoir eu connaissance des mauvais traitements ou, en tout cas, le plus tôt possible, pour le respect de son secret professionnel tout en prenant toutes les dispositions nécessaires pour que les faits de maltraitance cessent ; qu’au contraire, il s’est contenté de taire volontairement les faits de maltraitances dont il avait eu connaissance pour des raisons que le tribunal ne pourra que qualifier de mauvaises et en tout cas éloignées de l’intérêt de ses patients ; [...] qu’ainsi la volonté de ne pas révéler de faits de mauvais traitements dans le souci de respecter la vie privé de ses patients et la confiance nécessaire à la relation patient/médecin était totalement éloignée de la préoccupation de M. X... à l’époque où il devait exercer sa liberté de conscience, son choix de ne pas révéler que l’établissement dont il dirigeait le service médical ne fonctionnait pas aussi bien que son égo le souhaitait ; que M. X... ne peut donc valablement arguer avoir fait jouer son option de conscience ; [...]
Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et du jugement qu’il confirme que M. X..., médecin attaché au pôle gérontologique Nord-Sarthe, alors qu’il avait eu connaissance à plusieurs reprises d’actes de maltraitance physique et psychologique subis, entre 2001 et le 2 février 2005, par plusieurs pensionnaires dépendants de l’hôpital de Bonnétable, membre du pôle, s’est abstenu de dénoncer ces faits aux autorités judiciaires en invoquant, notamment, le respect du secret médical ; que, pour déclarer le prévenu coupable de non-dénonciation de mauvais traitements infligés à des personnes vulnérables, les juges énoncent que le médecin a choisi de ne pas révéler ces actes alors qu’ils ne pouvaient être couverts par le secret médical, ce dernier ne concernant que des informations à caractère confidentiel reçues de la personne protégée ;
Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, par des motifs erronés relatifs à la portée du secret médical, et sans rechercher si le prévenu avait reçu l’accord des victimes, condition imposée, pour la levée du secret médical, par l’article 226-14 2° du code pénal, dans sa rédaction applicable à la date des faits, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision ;
D’où il suit que la cassation est encourue ;
Par ces motifs :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt susvisé de la cour d’appel d’ANGERS, en date du 28 janvier 2010, et pour qu’il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Rennes, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil [...]. »


B. CASS. CRIM., 23 OCTOBRE 2013, N° 12-80793

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 110-4 du code de la santé publique, 223-6, alinéa 1er, 226-13 et 226-14 du code pénal, 388, 512 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
« en ce que l’arrêt attaqué a jugé M. X... coupable du délit d’abstention volontaire d’empêcher, par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour des tiers, un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle de la personne et, en répression, l’a condamné à la peine de dix mois d’emprisonnement avec sursis ;
« aux motifs que l’article 434-3 du code pénal dispose en ces termes : “Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13” ; qu’il s’en suit que le prévenu ne pouvait s’affranchir du secret médical sans avoir reçu l’accord des victimes, conformément aux dispositions de l’article 226-14 (2°) du code pénal, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits ; qu’il ne ressort pas des pièces de la procédure que cet accord ait pu être donné ; que l’infraction n’est pas caractérisée ; que, néanmoins, il appartient au juge de rechercher l’exacte qualification des faits d’abstention ou d’inaction pouvant être imputés au prévenu ; [...] que l’infraction dite de non-assistance à personne en danger correspond en réalité à deux types d’infractions sanctionnées par le même article 223-6 du code pénal mais dont la structure est différente ; que l’alinéa premier incrimine l’omission d’empêcher une infraction, l’alinéa second, l’omission de porter secours à personne en péril ; qu’aux termes de l’article 223-6, alinéa 1, du code pénal, « quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende » ; qu’il résulte de la relation des agissements du personnel soignant que des voies de faits ont été commises à l’égard de personnes dont il n’est pas établi qu’elles aient entraîné d’incapacité de travail mais avec cette circonstance que ces voies de faits ont été perpétrées sur des personnes particulièrement vulnérables, s’agissant de patients hospitalisés au sein d’une unité de gérontologie, totalement dépendants pour se nourrir, s’habiller, se laver ; que ces faits ont été perpétrés de façon régulière entre courant 1999 et courant 2004 ; que M. X... savait que plusieurs membres du personnel soignant étaient maltraitant, tout comme il connaissait l’état de particulière vulnérabilité des victimes, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même devant le juge d’instruction en déclarant qu’il s’agissait de patients “non communiquants” et “non comprenants” ; qu’il est vrai, le prévenu ne pouvait davantage s’affranchir du secret médical pour dénoncer les agissements délictueux auprès de l’autorité judiciaire sans méconnaître les dispositions de l’article 226-13 du code pénal ; qu’à tout le moins, cette dénonciation présentait un risque pénal pour lui-même ; que sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait intervenir au sein même de l’établissement pour faire cesser ces agissements délictueux ; que s’il n’avait pas autorité sur le personnel soignant, il pouvait néanmoins solliciter de l’encadrement infirmier que soient prises toutes dispositions utiles pour prévenir la réalisation de nouvelles infractions, en particulier par une meilleure surveillance du personnel soignant subalterne, les manquements constatés étant de nature à interférer dans l’acte médical relevant de sa responsabilité ; qu’en cas de carence de l’encadrement infirmier, il lui appartenait alors de s’entretenir de la situation avec la direction de l’hôpital pour que toutes mesures appropriées soient prises en interne afin de préserver la qualité des soins à laquelle il était immanquablement associé ; qu’en s’abstenant volontairement de le faire, il n’a pas permis d’empêcher, par son action immédiate, le renouvellement des délits d’atteinte à l’intégrité des personnes hospitalisées ; que ce faisant, il s’est rendu coupable du délit prévu et réprimé par l’article 223-6, alinéa 1, du code pénal ; que c’est en vain que le prévenu excipe de la prescription de l’action publique par suite de la disqualification des faits alors que le délit d’omission d’empêcher une infraction trouve son fondement dans la même absence de réaction du médecin après avoir eu connaissance des agissements délictueux ; que le prévenu n’a jamais été condamné ; qu’un avertissement solennel sera suffisant qui prendra la forme d’une peine d’emprisonnement assortie du sursis simple d’une durée de dix mois ; [...]
Attendu qu’il résulte de l’arrêt déféré que M. X..., médecin attaché au pôle gérontologique Nord-Sarthe, a été poursuivi pour s’être abstenu d’informer les autorités judiciaires ou administratives de mauvais traitements infligés par des membres du personnel de l’hôpital de Bonnétable envers des pensionnaires hors d’état de se protéger ; que la cour d’appel a requalifié les faits et déclaré M. X... coupable du délit d’omission d’empêcher une infraction prévu par l’article 223-6, alinéa 1er, du code pénal ;
Attendu, en premier lieu, que le demandeur ne saurait se faire un grief de la requalification contestée au moyen dés lors que celle-ci, qui ne portait pas sur des faits nouveaux, a été soumise au débat contradictoire, qu’elle a fait l’objet de réquisitions du ministère public et que le prévenu a été mis en mesure de s’en expliquer ;
Attendu, en second lieu, que pour déclarer le prévenu coupable du délit d’omission d’empêcher une infraction, l’arrêt relève, en substance, que le Dr X..., sachant que plusieurs membres du personnel avaient un comportement maltraitant envers des pensionnaires âgés et dépendants, s’est abstenu d’intervenir auprès de l’encadrement des infirmiers, même s’il n’avait pas autorité sur le personnel soignant, afin que soient prises des dispositions, telles qu’une meilleure surveillance, tendant à prévenir le renouvellement de faits constituant des atteintes à l’intégrité de personnes hospitalisées ; que l’arrêt ajoute qu’en cas d’échec de cette démarche, il lui appartenait de s’entretenir de la situation avec la direction de l’hôpital afin que la qualité des soins prodigués aux pensionnaires soit préservée par des mesures appropriées ;
Qu’en l’état de ces énonciations, la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, et sans méconnaître le principe du secret médical, caractérisé les éléments constitutifs du délit précité ; d’où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ;[...]
REJETTE le pourvoi. »


B. L’affaire de la crèche Baby Loup

Concernant le débat sur la laïcité, l’affaire de la crèche Baby Loup a également été l’objet d’un véritable feuilleton judiciaire (cf. supra, A savoir aussi, encadré p. 88). Nous publions ici, le premier arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013 (n° 11-28845) et l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 novembre 2013 (n° 13/02981). Notons que l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation est attendu pour le 16 juin 2014.


A. CASS. SOC., 19 MARS 2013 N° 11-28845

« Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ; qu’il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail ; qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, L. 1133-1 et L. 1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que, suivant contrat à durée indéterminée du 1er janvier 1997, lequel faisait suite à un emploi solidarité du 6 décembre 1991 au 6 juin 1992 et à un contrat de qualification du 1er décembre 1993 au 30 novembre 1995, Mme X... épouse Y... a été engagée en qualité d’éducatrice de jeunes enfants exerçant les fonctions de directrice adjointe de la crèche et halte-garderie gérée par l’association Baby Loup ; qu’ayant bénéficié en mai 2003 d’un congé maternité suivi d’un congé parental jusqu’au 8 décembre 2008, elle a été convoquée par lettre du 9 décembre 2008 à un entretien préalable en vue de son éventuel licenciement, avec mise à pied à titre conservatoire, et licenciée le 19 décembre 2008 pour faute grave aux motifs notamment qu’elle avait contrevenu aux dispositions du règlement intérieur de l’association en portant un voile islamique ; que, s’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses, Mme X...épouse Y... a saisi la juridiction prud’homale le 9 février 2009, à titre principal, en nullité de son licenciement ;
Attendu que, pour dire le licenciement fondé et rejeter la demande de nullité du licenciement, l’arrêt retient que les statuts de l’association précisent que celle-ci a pour but de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier, qu’elle s’efforce de répondre à l’ensemble des besoins collectifs émanant des familles, avec comme objectif la revalorisation de la vie locale, sur le plan professionnel, social et culturel sans distinction d’opinion politique ou confessionnelle, que conformément à ces dispositions la crèche doit assurer une neutralité du personnel dès lors qu’elle a pour vocation d’accueillir tous les enfants du quartier quelle que soit leur appartenance culturelle ou religieuse, que ces enfants, compte tenu de leur jeune âge, n’ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse, que tel est le sens des dispositions du règlement intérieur entré en vigueur le 15 juillet 2003, lequel, au titre des règles générales et permanentes relatives à la discipline au sein de l’association, prévoit que le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche, que les restrictions ainsi prévues apparaissent dès lors justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché au sens des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail, qu’il résulte des pièces fournies, notamment de l’attestation d’une éducatrice de jeunes enfants, que la salariée, au titre de ses fonctions, était en contact avec les enfants ;
Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que le règlement intérieur de l’association Baby Loup prévoit que “le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche”, ce dont il se déduisait que la clause du règlement intérieur, instaurant une restriction générale et imprécise, ne répondait pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail et que le licenciement, prononcé pour un motif discriminatoire, était nul, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres griefs visés à la lettre de licenciement, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 27 octobre 2011, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris. »


B. COUR D’APPEL DE PARIS 27 NOVEMBRE 2013, N° 13/02981

A la suite d’un rappel des faits et d’un résumé des demandes opposées par les parties, la cour d’appel de Paris rejette la requête de l’intéressée aux motifs que son refus de se conformer à l’obligation de neutralité exprimée précisément dans le règlement intérieur de la crèche, constitutif d’une faute grave, aurait justifié son licenciement.
« Considérant qu’une personne morale de droit privé, qui assure une mission d’intérêt général, peut dans certaines circonstances constituer une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel dans l’exercice de ses tâches ; qu’une telle obligation emporte notamment interdiction de porter tout signe ostentatoire de religion ;
Considérant qu’aux termes de ses statuts, l’association Baby Loup a pour objectif de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes sans distinction d’opinion politique et confessionnelle ;
Considérant que de telles missions sont d’intérêt général, au point d’être fréquemment assurées par des services publics et d’être en l’occurrence financées, sans que cela soit discuté, par des subventions versées notamment par l’État, la région Ile-de-France, le département des Yvelines, la commune de Chanteloup-les-Vignes et la Caisse d’allocations familiales ;
Considérant qu’au regard tant de la nécessité, imposée par l’article 14 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant, que de celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, dans un environnement multiconfessionnel, ces missions peuvent être accomplies par une entreprise soucieuse d’imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse ;
Considérant qu’en ce sens, l’association Baby Loup peut être qualifiée d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés ; que sa volonté de l’obtenir résulte suffisamment en l’occurrence des dispositions tant de ses statuts que de son règlement intérieur, que ce soit celui adopté lors de sa création en 1990, selon lequel le personnel doit dans l’exercice de son travail respecter et garder la neutralité d’opinion politique et confessionnelle en regard du public accueilli, ou celui modifié, entré en vigueur le 15 juillet 2003, aux termes duquel le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche ;
Considérant que la formulation de cette obligation de neutralité dans le règlement intérieur, en particulier celle qui résulte de la modification de 2003, est suffisamment précise pour qu’elle soit entendue comme étant d’application limitée aux activités d’éveil et d’accompagnement des enfants à l’intérieur et à l’extérieur des locaux professionnels ; qu’elle n’a donc pas la portée d’une interdiction générale puisqu’elle exclut les activités sans contact avec les enfants, notamment celles destinées à l’insertion sociale et professionnelle des femmes du quartier qui se déroulent hors la présence des enfants confiés à la crèche ;
Considérant que les restrictions ainsi prévues sont, pour les raisons ci-dessus exposées, justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché au sens des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail ; qu’au vu de l’ensemble des considérations développées, elles ne portent pas atteinte aux libertés fondamentales, dont la liberté religieuse, et ne présentent pas un caractère discriminatoire au sens de l’article L. 1132-1 du code du travail ; qu’elles répondent aussi dans le cas particulier à l’exigence professionnelle essentielle et déterminante de respecter et protéger la conscience en éveil des enfants, même si cette exigence ne résulte pas de la loi ;
Considérant que le comportement de Mme A., qui a consisté à se maintenir sur les lieux de travail après notification de la mise à pied conservatoire consécutive au refus d’ôter son voile islamique et à faire preuve d’agressivité envers les membres de la direction et de ses collègues de la crèche dans les conditions et selon les circonstances relatées par la lettre de licenciement, au contenu de laquelle il est expressément fait référence, résulte suffisamment des déclarations concordantes de Mme B., directrice de la crèche, G., directrice adjointe, G., éducatrice, Z. épouse A., animatrice, E.K., éducatrice, S., employée de ménage ;
Considérant que les rétractations de Mme E.K. et S., qui sont revenues sur leurs premiers témoignages en faveur de l’association, ont été expliquées ensuite par les intéressées par le fait que Mme A. avait fait valoir la solidarité entre musulmanes et leur avait dicté de nouveaux témoignages, tandis que les attestations dont se prévaut l’appelante doivent être appréciées à la lumière des précisions de Mme B. épouse B., ancienne salariée de l’association, qui a reconnu avoir rédigé en faveur de Mme A. sous sa dictée, ou encore de parents d’enfants inscrits à la crèche qui, ayant témoigné en faveur de l’association ou refusé de le faire au profit de la salariée licenciée, ont déposé des mains courantes pour signaler les insultes, menaces et pressions de la part de celle-ci ;
Considérant que ce comportement, alors que la mise à pied reposait, pour les raisons ci-dessus exposées, sur un ordre licite de l’employeur au regard de l’obligation spécifique de neutralité imposée à la salariée par le règlement intérieur de l’entreprise, caractérise une faute grave nécessitant le départ immédiat de celle-ci ;
Considérant que cette faute grave justifie le licenciement ainsi qu’en a décidé le conseil de prud’hommes dont la décision sera en conséquence confirmée, sauf à relever que Mme A. ne revendique pas le statut de cadre autrement que pour chiffrer ses demandes consécutives à la rupture du contrat de travail ; [...]
PAR CES MOTIFS
CONFIRME le jugement du conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie du 13 décembre 2010 ;
REJETTE toutes autres demandes [...]. »

ANNEXE 2 - QUELQUES ARRÊTS DE JURISPRUDENCE : L’AFFAIRE DE L’HÔPITAL DE BONNÉTABLE ET L’AFFAIRE BABY LOUP

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