[Traité sur l’Union européenne, article 19, paragraphe 3 sous b ; traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, article 267, recommandations de la CJUE à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles, JOUE C 338 du 6-11-12]
Le mécanisme de renvoi préjudiciel est un instrument de coopération judiciaire entre les juges nationaux et la Cour de justice, permettant une application uniforme du droit européen dans l’ensemble de l’Union européenne. C’est la procédure la plus connue et la plus utilisée. Concrètement, le renvoi préjudiciel permet aux juridictions nationales des Etats membres de saisir la Cour de justice d’une question sur un problème de droit de l’Union européenne dont la résolution est nécessaire pour trancher les litiges portés devant elles. Il peut poursuivre un double objet. La CJUE est en effet compétente pour statuer, à titre préjudiciel sur l’interprétation des traités et sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de l’Union européenne. En pratique, la grande majorité des questions préjudicielles posées par les juridictions nationales concerne une demande d’interprétation. Le juge national saisit plus rarement la Cour de justice d’une question relative à la validité d’une norme communautaire. Cette faculté est d’autant plus importante que le juge national n’a pas le pouvoir d’invalider une norme communautaire.
Lorsque la Cour de justice est saisie d’une question préjudicielle en validité, la formulation de la question est directe. Dans l’affaire Inizan, la CJUE a, par exemple, été saisie de la question suivante, relative aux conditions de prise en charge des frais de soins dans un autre Etat membre : « L’article 22 du règlement (CE) n° 1408/71 est-il compatible avec les articles 49 et 50 du Traité ? » (1). La quasi-totalité des arrêts dans la sphère du droit social sont des arrêts en interprétation.
A. LE RÔLE DU JUGE NATIONAL
I. Qu’est-ce qu’une « juridiction nationale » ?
Les questions préjudicielles sont posées par « une juridiction nationale ». Ce concept a donné lieu à un abondant contentieux. Une juridiction est une instance qui doit avoir été instituée par une loi, qui doit être indépendante et juge de droit commun, qui doit appliquer des règles de droit dans le cadre d’une procédure contradictoire et qui rend des décisions ayant une portée obligatoire (2). Cette définition conduit à classer dans le périmètre des juridictions nationales des organismes tels que les conseils de l’ordre (3), des organes professionnels (4) ou des instances administratives (5). Des juridictions de premier degré tout autant que des juridictions dont la décision n’est susceptible d’aucun recours sont des juridictions nationales au sens de l’article 267 du TFUE.
En droit français, les conseils de prud’hommes, les tribunaux des affaires de sécurité sociale, les cours d’appel, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat peuvent poser des questions préjudicielles à la CJUE. Le Conseil constitutionnel est également en droit de le faire et a fait usage de cette possibilité (6). Il en va de même des autres juridictions de l’ordre judiciaire (tribunal d’instance, tribunal de grande instance, tribunal de police...) et administratif.
Par exemple, c’est le tribunal des affaires de sécurité sociale de Nanterre qui a soulevé la question préjudicielle dans l’affaire Inizan précitée. Un juge de référé peut poser une question préjudicielle (7), de même qu’une commission d’une caisse de sécurité sociale (8). Il ne fait pas de doute, dans ce contexte, que les commissions départementales d’aide sociale et la commission centrale d’aide sociale sont des juridictions au sens de l’article 267 du TFUE et qu’elles sont autorisées à poser des questions préjudicielles à la CJUE. Il en va de même de la Commission nationale du droit d’asile.
II. L’opportunité de poser une question préjudicielle
Lorsqu’une question liée à l’interprétation du droit de l’Union européenne ou à la validité d’une norme communautaire est soulevée devant une juridiction d’un des Etats membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la CJUE de statuer sur cette question. Les juridictions nationales sont donc libres d’apprécier l’opportunité de poser une question préjudicielle. Le juge national étant le juge de droit commun de l’Union européenne, il ne doit saisir la CJUE que s’il n’est pas à même, par ses propres ressources, de trancher le litige en faisant application du droit de l’Union.
Devant les juridictions du fond, ce sont généralement les parties qui sollicitent le renvoi préjudiciel. Le juge national sollicité par les parties reste toutefois libre de poser ou de ne pas poser de questions préjudicielles : il lui incombe d’apprécier la nécessité d’une décision préjudicielle pour rendre son jugement (9). Il arrive que la Cour de cassation exerce un contrôle sur le refus du juge du fond de poser une question préjudicielle (10). Le juge national a le pouvoir de poser d’office une question préjudicielle, c’est-à-dire sans que la demande n’ait été formulée par les parties au litige.
La CJUE demeure compétente pour statuer sur la question préjudicielle aussi longtemps que cette demande n’a pas été retirée par la juridiction dont elle émane ou mise à néant, sur recours, par une juridiction supérieure (11).
III. L’obligation de poser une question préjudicielle
Lorsqu’une question préjudicielle est évoquée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la CJUE. En principe donc, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat sont tenus par cette obligation.
Ce principe souffre cependant d’exceptions. Ainsi, le renvoi ne s’impose pas - mais n’est pas interdit - lorsqu’il existe déjà une jurisprudence interprétative de la CJUE sur le point de droit en cause (12). De même, aucun renvoi préjudiciel n’est obligatoire si l’application du droit communautaire s’impose de manière évidente. En revanche, dès lors que la juridiction de dernier ressort éprouve des doutes sur la validité d’une source de droit de l’Union, la saisine est obligatoire (13).
Surtout, le droit de l’Union ne prévoit aucune procédure permettant de contraindre une juridiction nationale statuant en dernier ressort de faire un renvoi préjudiciel à la CJUE. Aucune sanction pour défaut de saisine de la juridiction européenne n’est prévue. La juridiction nationale est souveraine pour apprécier si l’issue du litige qui lui est soumis en dernier ressort requiert la coopération de la CJUE.
La Cour de cassation fait une application assez libérale de l’obligation de renvoi prévue par le traité. La voie du dialogue avec la CJUE est réservée aux hypothèses où, dans les affaires dont la solution nécessite l’application d’une norme communautaire, la Cour de cassation éprouve une réelle difficulté d’interprétation de la norme communautaire en raison de l’absence de précédent émanant de la CJUE ou lorsque les réponses antérieurement données par celle-ci demeurent insatisfaisantes ou incomplètes (14). Elle ne prend pas la peine de poser de questions préjudicielles, même en l’absence de jurisprudence communautaire, en application de la théorie de l’acte clair (15) ou parce que la réponse à la question d’interprétation invoquée par un moyen de cassation, quelle qu’elle soit, serait sans influence sur la résolution du litige (16).
Cela dit, la Cour de cassation ne se prive pas de poser de nombreuses questions préjudicielles. En matière de sécurité sociale, elle est familière de cette procédure (17), même si, dans certains cas, l’absence de renvoi préjudiciel s’explique par le fait que le pourvoi peut être tranché par application d’une jurisprudence claire de la Cour de justice (18).
Le Conseil d’Etat utilise également le renvoi préjudiciel de manière fréquente. C’est dans le cadre de cette procédure qu’il a statué sur le temps de travail des titulaires d’un contrat de travail d’engagement éducatif (19).
« Les usagers des ESAT sont-ils des travailleurs au sens du droit de l’Union européenne ? »
Une personne handicapée accueillie par un centre d’aide par le travail (désormais ESAT) réclame, pour la période antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 11 février 2005, le droit à des congés payés annuels correspondant à deux années de placement.
Le CAT refuse en se prévalant du fait qu’il n’y a pas contrat de travail. Pour appuyer sa demande, le handicapé invoque l’article 7 de la directive 2003/88 et l’article 31 § 2 de la charte des droits fondamentaux de l’union, lequel proclame que « tout travailleur a droit à une période annuelle de congés payés ». Pour la cour de cassation, se pose la question de savoir si les personnes placées dans un CAT relèvent du statut de travailleur au sens du droit de l’Union européenne alors qu’elles se trouvent dans une structure aménagée aux fins de les faire accéder à une vie tant sociale que professionnelle et qu’elles se trouvent incapables d’exercer dans le secteur ordinaire de production ou en atelier protégé. Décidant de surseoir à statuer en raison des difficultés d’interprétation du droit de l’union, la cour de cassation pose deux questions préjudicielles à la CJUE :
- l’article 3 de la directive 89/391/CEe, à laquelle renvoient les dispositions de l’article 1er de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 qui en déterminent le champ d’application, doit-il être interprété en ce sens qu’une personne admise dans un centre d’aide par le travail peut être qualifiée de « travailleur » au sens dudit article 3 ?
- l’article 31 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit-il être interprété en ce sens qu’une personne telle que celle décrite à la question précédente peut être qualifiée de « travailleur » au sens dudit article 31 ?
La cour de justice devrait statuer fin 2014.
[Cass. soc. 29 mai 2013, n°11-22376]
IV. La rédaction de la question préjudicielle
Si la question, telle qu’elle est rédigée, ne répond pas à la finalité du renvoi préjudiciel, elle sera considérée comme irrecevable. La question préjudicielle doit viser un ou plusieurs actes communautaires ; elle ne doit pas solliciter le juge communautaire en interprétation d’une norme nationale ou en demande de validité d’une telle norme nationale. Sont également irrecevables la question préjudicielle qui n’a manifestement aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal (20), la question qui ne répond pas à un besoin objectif pour la solution du litige au principal (21), la question qui porte sur une disposition communautaire manifestement inapplicable (22).
Toutefois, le refus de la CJUE de statuer sur une demande de décision préjudicielle formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit communautaire n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (23). Autre exemple, n’est pas recevable une question préjudicielle posée par une juridiction nationale afin de lui permettre uniquement de statuer sur les dépens d’un litige résolu entre les parties (24).
La CJUE recourt de manière constante à la faculté qu’elle s’est elle-même reconnue de reformuler les questions préjudicielles, voire de les compléter ou de les regrouper. Les questions relatives à l’interprétation du droit communautaire posées par le juge national bénéficient en effet d’une présomption de pertinence (25).
B. LA PROCÉDURE PRÉJUDICIELLE DEVANT LA CJUE
[Règlement de procédure de la CJUE, articles 37, 38, 93 et suivants, JOUE L. 265 du 29-09-12 ; guide aux conseils, CJUE, février 2009]
I. Les principes généraux
La procédure devant la CJUE est écrite et orale. Les parties doivent se faire représenter par un avocat habilité à exercer devant une juridiction d’un Etat membre. Cependant, la règle de la représentation obligatoire subit certaines modifications dans les affaires préjudicielles : toute personne habilitée à représenter et/ou à assister une partie dans l’affaire au principal devant la juridiction nationale peut le faire également devant la CJUE (26).
Par conséquent, si les règles de procédure applicables devant la juridiction nationale n’exigent aucune représentation, les parties au principal ont le droit de présenter elles-mêmes leurs observations écrites et orales. La représentation devant la CJUE n’a pas à être assurée par l’avocat qui intervient dans la procédure nationale. Lorsque la question préjudicielle émane du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation, la représentation des parties devant la CJUE peut être assurée par un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ou par un avocat au barreau.
La langue de procédure est celle de la juridiction nationale qui a saisi la Cour de justice. Cependant, les juges et les avocats généraux de la CJUE sont libres de poser, à l’audience, des questions dans une des langues officielles de l’Union qui n’est pas la langue de procédure. Une traduction simultanée est assurée.
Les parties en cause devant la juridiction nationale n’ont ni la faculté de saisir elles-mêmes la Cour de justice ni l’obligation d’agir avant que le renvoi ne leur soit signifié par le greffe de la Cour. Après notification, par le greffe de la Cour, de la décision de renvoi, les parties, les Etats membres, la Commission et, le cas échéant, le Conseil, le Parlement peuvent produire un mémoire écrit, désigné sous le nom d’observations écrites, dans un délai de deux mois. Ce délai est impératif et ne peut donc pas être prorogé. La finalité des observations écrites est de suggérer les réponses que la Cour devrait apporter aux questions soulevées, ainsi que d’exposer, succinctement, mais complètement, l’argumentation à l’appui de ces réponses. Il est important de porter à la connaissance de la Cour de justice les circonstances factuelles de l’affaire au principal ainsi que les dispositions pertinentes de la législation nationale en cause.
Aucun des intéressés, c’est-à-dire les parties en cause à la procédure nationale, les Etats membres, la Commission et, le cas échéant, le Conseil, n’a la possibilité de répondre par écrit aux observations écrites présentées par les autres intéressés. Toute réponse aux observations écrites des autres intéressés doit être apportée oralement lors de l’audience. Un rapport d’audience est établi lorsque la procédure dans l’affaire comporte une audience de plaidoiries. Environ trois semaines avant l’audience, le rapport d’audience est envoyé aux conseils des parties, des intéressés et d’autres participants à la procédure. Dans les procédures préjudicielles, l’audience de plaidoiries a pour but principal de permettre aux parties de répondre aux arguments présentés par d’autres participants dans leurs écrits. Plus globalement, l’objet de la procédure orale consiste :
- à donner suite aux demandes éventuelles de concentration de plaidoiries ;
- à approfondir le contradictoire, en mettant en lumière et en approfondissant les points les plus importants pour la décision de la Cour ;
- à présenter éventuellement les arguments nouveaux tirés d’événements récents intervenus depuis la clôture de la procédure écrite et qui n’auraient pu, de ce fait, être exposés dans les mémoires écrits ;
- à répondre aux questions de la Cour. Les réponses aux éventuelles questions posées, dans la convocation à l’audience pour réponse orale, doivent être incluses dans les plaidoiries.
L’audience commence en principe par les plaidoiries des conseils des parties. Celles-ci sont suivies par les questions posées par les membres de la Cour. L’audience se termine, si nécessaire, par de brèves répliques des conseils qui le souhaitent.
La Cour reste saisie d’une demande de décision préjudicielle tant que la juridiction qui l’a saisie de cette demande ne l’a pas retirée. Toutefois, la CJUE peut, à tout moment, constater que les conditions de sa compétence ne sont plus remplies.
II. La gratuité de la procédure
[Règlement de procédure de la CJUE, articles 102, 115, 116, 118 et 143 ; guide aux conseils, CJUE]
La procédure devant la CJUE est gratuite : aucune taxe ni autre droit n’est payable. Il appartient à la juridiction nationale de statuer sur les dépens de la procédure préjudicielle. Chaque partie peut, à tout moment, demander le bénéfice de l’assistance judiciaire (ou aide juridictionnelle) si elle se trouve dans l’impossibilité de faire face en totalité ou en partie aux frais de l’instance. La CJUE peut accorder une aide destinée à faciliter la représentation ou la comparution d’une partie dans une affaire préjudicielle. Toutefois, dans une affaire préjudicielle, la partie doit, par priorité, rechercher l’assistance judiciaire gratuite auprès de l’autorité compétente de son propre pays. Afin d’établir son indigence, la partie doit soumettre à la CJUE tous les renseignements utiles à cette fin, notamment un certificat justificatif de l’autorité compétente. L’ordonnance accordant ou rejetant la demande n’est pas susceptible de recours. L’octroi du bénéfice de l’assistance judiciaire n’exempte pas la partie assistée d’une condamnation éventuelle aux dépens. Lorsque la Cour de justice décide l’admission à l’assistance judiciaire, son ordonnance décide qu’un avocat sera désigné pour assister le bénéficiaire.
Dans les procédures préjudicielles, il n’y a pas d’obligation d’élection de domicile, la signification étant effectuée par envoi postal recommandé avec accusé de réception. Une partie peut, cependant, expressément consentir que des significations lui soient adressées par télécopieur ou par tout autre moyen technique de communication.
III. Les délais
[Règlement de procédure de la CJUE, article 105 ; statuts de la Cour de justice, articles 20 et 23 ; guide aux conseils, CJUE]
L’avocat général rend ses conclusions dans un délai variable, souvent quelques semaines après les plaidoiries. L’arrêt sera rendu plusieurs mois après les conclusions. Ainsi, entre la décision du juge national par lequel il sursoit à statuer et sollicite la CJUE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, et le prononcé de l’arrêt par la CJUE, il s’écoule un délai minimal de 12 mois, rarement moins. Aucun délai maximal n’est posé par la CJUE, mais il peut s’écouler jusqu’à deux ans avant le prononcé de l’arrêt. Le délai moyen est d’environ 18 mois. Il existe cependant des procédures accélérées, comme décrites ci-dessous.
Les délais peuvent être considérablement raccourcis lorsque la Cour décide de statuer sans conclusions de l’avocat général. Tel est le cas lorsque l’affaire ne soulève aucune question de droit nouvelle. C’est une procédure fréquemment utilisée. Une procédure en référé existe aussi devant la CJUE ; cependant, elle n’est pas applicable dans le cadre de renvois préjudiciels. Une procédure d’urgence est également permise pour les renvois préjudiciels relatifs à l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Enfin, la Cour peut mettre en œuvre la procédure simplifiée lorsqu’une question posée à titre préjudiciel est identique à une question sur laquelle la Cour a déjà statué, lorsque la réponse à une telle question peut être clairement déduite de la jurisprudence ou lorsque la réponse à la question posée à titre préjudiciel ne laisse place à aucun doute raisonnable. A tout moment, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, elle peut décider de statuer par voie d’ordonnance motivée. Les ordonnances ont la même force que les arrêts (27).
C. LA PORTÉE DES ARRÊTS DE LA CJUE
I. Leur caractère obligatoire
Les arrêts de la CJUE sont contraignants (28). La Cour de justice a insisté sur le caractère obligatoire des arrêts préjudiciels à l’égard des juridictions nationales (29). Le caractère obligatoire n’empêche pas le juge national de saisir à nouveau la CJUE si les réponses données par celles-ci suscitent de nouvelles questions préjudicielles. Les juridictions nationales apprécient si elles s’estiment suffisamment éclairées par la décision préjudicielle rendue sur leur demande ou sur la demande d’une juridiction inférieure, ou s’il leur apparaît nécessaire de saisir à nouveau la Cour (30). Ainsi, les conditions d’accès aux prestations familiales françaises des travailleurs migrants dont la famille réside hors de France ont donné lieu à deux arrêts successifs (31).
Toutes les juridictions de droit interne qui, par le jeu des voies de recours, auraient à connaître du litige ayant donné lieu à un arrêt de la CJUE ont l’obligation de respecter cette décision. Les interprétations de la CJUE font corps avec les textes interprétés. Par conséquent, et ce même si le renvoi préjudiciel ne donne pas à celle-ci le pouvoir de faire disparaître une norme de droit interne, toute autre juridiction de tout Etat membre qui aurait à connaître d’un litige dont l’issue dépend de la disposition communautaire interprétée a l’obligation de se soumettre à l’interprétation retenue par la Cour de justice.
Les arrêts de la Cour de justice ont l’autorité de la chose interprétée. La force obligatoire des arrêts de la CJUE contraint le juge national, selon les cas, à annuler la règlementation litigieuse ou à en écarter l’application.
II. Leurs effets dans le temps
En principe, les arrêts de la Cour ont un effet rétroactif. L’interprétation que la Cour donne d’une disposition de droit communautaire se limite à éclairer et à préciser la signification et la portée de celle-ci, telle qu’elle aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de son entrée en vigueur (32). Par principe, les effets de l’arrêt d’interprétation de la CJUE remontent à la date de l’entrée en vigueur de la règle interprétée (33).
Cependant, à titre exceptionnel, la Cour de justice peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique communautaire, être amenée à limiter dans le temps la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Seule la Cour de justice est habilitée à limiter ses arrêts dans le temps ; elle doit y procéder directement dans l’arrêt en question et selon les modalités qu’elle décide (34). Les conséquences financières qui pourraient découler pour un Etat membre d’un arrêt rendu à titre préjudiciel ne justifient cependant pas, par ellesmêmes, la limitation des effets dans le temps de cet arrêt.
La CJUE ne porte atteinte à l’effet rétroactif que dans des circonstances bien précises, à savoir :
- lorsqu’il existe un risque de répercussions économique. s graves dues en particulier au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée comme étant validement en vigueur ;
- et qu’il apparaît que les particuliers et les autorités nationales ont été incités à un comportement non conforme à la réglementation communautaire en raison d’une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions communautaires, incertitude à laquelle ont éventuellement contribué les comportements mêmes adoptés par d’autres Etats membres ou par les institutions communautaires (35).
La limitation des effets dans le temps des arrêts de la Cour est régulièrement invoquée en matière sociale par les Etats. La CJUE a ainsi accepté de limiter les effets dans le temps d’un arrêt rétablissant l’égalité hommes-femmes en matière de rémunération : « Compte tenu du nombre élevé des personnes intéressées, de telles revendications, imprévisibles pour les entreprises, pourraient avoir des effets graves sur la situation financière de celles-ci, au point d’acculer certaines d’entre elles à la faillite. De plus, dans l’ignorance du niveau global auquel les rémunérations auraient été établies, des considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l’ensemble des intérêts en jeu, tant publics que privés, empêchent en principe de remettre en cause les rémunérations pour des périodes passées » (36).
Lorsque, la CJUE limite les effets dans le temps d’un arrêt, elle préserve les droits des personnes qui, avant la date de prononcé de l’arrêt, auraient pris en temps utile des initiatives pour sauvegarder leurs droits (37).
(1)
CJCE, 23 octobre 2003 aff. C-56/01, Patricia Inizan et CPAM Hauts-de-Seine.
(2)
CJCE, 30 juin 1966, aff. 61/65, Vaassen-Göbbels.
(3)
CJCE, 6 octobre 1981, aff. 246/80, Broekmeulen.
(4)
CJCE, 17 octobre 1989, aff. 109/88, Danfoss.
(5)
CJCE, 30 juin 1966, aff. 61/65, préc.
(6)
Décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013, JO du 7-04-13.
(7)
CJCE, 24 mai 1977, aff. 107/76, Hoffmann-La Roche AG.
(8)
CJCE, 30 juin 1966, aff. 61/65, préc.
(9)
CJCE, 9 février 1995, aff. C-412/93, Leclerc-Siplec.
(10)
Cass. civ., 1re, 8 mars 2005, n° 00-22.093.
(11)
CJCE, 9 mars 1978, aff. 106/77, Simmenthal.
(12)
CJCE, 6 octobre 1982, aff. 283/81, CILFIT.
(13)
CJCE, 17 juillet 1997, aff. C-334/95, Krüger.
(14)
Cour de cassation, « La pratique du renvoi préjudiciel », in rapport annuel 2006, troisième partie : Etude « La Cour de cassation et la construction juridique européenne », disponible sur www.courdecassation.fr/publications
(15)
Selon cette théorie, si l’acte en cause est clair, le juge interne est compétent pour l’appliquer ; il n’y a question préjudicielle que dans l’hypothèse d’une difficulté sérieuse d’interprétation, cf. CJCE, 6 ct. 1982, CILFIT, aff. 283/81.
(16)
Cass. com., 28 janvier 2003, n° 00-21606.
(17)
Cass. civ. 2e, 21 juin 2005, n° 04-30050 : versement de l’allocation du Fonds de solidarité vieillesse à un retraité résidant en Espagne.
(18)
Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-44856 : détermination du droit à une pension de vieillesse pour un assuré ayant travaillé et cotisé dans plusieurs Etats membres.
(19)
Conseil d’Etat, 2 octobre 2009 et 10 octobre 2011, n° 301014.
(20)
CJCE, 28 mars 1996, Anglo Irish Beef processors International, aff. C-299/94.
(21)
CJCE, 17 mai 1994, Corsica Ferries, aff. C-18/93.
(22)
CJUE, 1er juillet 2010, Sbarigia, aff. C-393/08.
(23)
CJUE, 20 mai 2010, Ioannis Katsivardas - Nikolaos Tsitsikas, aff. C-160/09.
(24)
CJUE, 14 octobre 2010, Reinke, aff. C-336/08.
(25)
CJUE, 20 mai 2010, Ioannis Katsivardas - Nikolaos Tsitsikas, aff. C-160/09, préc.
(26)
Guide aux conseils, CJUE, février 2009, consultable à l’adresse suivante : http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2008-09/txt9.pdf
(27)
CJCE, 17 avril 2007, aff. C-276/06, El Youssfi : sur le refus de la Belgique de verser le revenu minimal pour les personnes âgées à une ressortissante marocaine qui a atteint l’âge de 65 ans et réside légalement sur le territoire belge.
(28)
CJCE, 14 décembre 1991, avis 1/91.
(29)
CJCE, 11 juin 1987, aff. 14/86, Pretore di Salo.
(30)
CJCE, 18 octobre 1979, aff. 40/70, Sirena.
(31)
CJCE, 15 janvier 1986, aff. 41/84, Pinna I ; CJCE 2 mars 1989, aff. 359/87, Pinna II.
(32)
CJCE, 20 septembre 2001, aff. C-184/99, Grzelczyk.
(33)
CJCE, 19 octobre 1995, aff. C-137/94, Richardson.
(34)
CJCE, 2 février 1988, aff. 24/86, Blaizot.
(35)
CJCE, 29 novembre 2001, aff. C-366/99, Griesmar.
(36)
CJCE, 8 avril 1976, aff. 43/75, Defrenne II.
(37)
CJCE, 17 mai 1990, aff. 262/88, Barber.