[CEDH, article 14]
La CEDH pose, dans son article 14, un principe général de prohibition des discriminations : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appar tenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. » Ce principe a donné lieu à une jurisprudence abondante qui, à de maints égards, concerne l’aide et l’action sociales.
A. LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LA NATIONALITÉ
I. La jurisprudence de la Cour EDH
a. Les discriminations directes
De nombreuses décisions évaluent les limites que les législations nationales appliquent aux étrangers non communautaires en ce qui concerne l’accès à la protection sociale et aux prestations sociales. Parce que l’article 14 de la CEDH ne peut être invoqué de manière autonome, c’est en combinaison avec l’article 1er du Protocole n° 1 de la CEDH, selon lequel « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens », que la Cour EDH a rendu une décision très protectrice des intérêts des étrangers. L’affaire concernait un ressortissant turc ayant travaillé en Autriche et y résidant, qui réclamait le bénéfice d’une allocation d’urgence versée aux personnes ayant épuisé leurs droits à prestations de chômage. Les institutions compétentes autrichiennes lui avaient dénié ce droit au motif qu’il n’était pas de nationalité autrichienne. Envisageant le droit à l’allocation d’urgence comme un droit patrimonial au sens de l’article 1er du Protocole n° 1, la Cour EDH conclut à la méconnaissance de l’article 14 de la CEDH : la législation autrichienne crée une discrimination fondée sur la nationalité portant atteinte aux droits patrimoniaux des étrangers. Même si le juge européen reconnaît que les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation, seules des « considérations très fortes » peuvent l’amener à estimer compatible avec la CEDH une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (1).
La Cour EDH a apporté une précision importante dans un litige portant sur le refus des autorités françaises de verser à un ressortissant ivoirien l’allocation aux adultes handicapés, motif pris de sa nationalité. Elle juge qu’une prestation sociale non contributive, c’est-à-dire non liée au versement préalable de cotisations sociales, peut tout aussi bien fonder un droit patrimonial au sens de l’article 1er du Protocole n° 1. En l’espèce, la différence de traitement existante entre les ressortissants français ou de pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers ne repose, pour la Cour EDH, sur aucune justification objective et raisonnable. La loi française contrevient donc à l’article 14 combiné avec l’article 1er du Protocole n° 1 (2).
L’intégration des prestations sociales non contributives dans la catégorie des droits patrimoniaux au sens de l’article 1er du Protocole n° 1 a été par la suite renforcée : « Eu égard à la diversité des méthodes de financement et à l’intrication des prestations dans la plupart des systèmes de protection sociale, il apparaît de plus en plus artificiel de considérer que seules les prestations financées par des contributions à une caisse particulière relèvent du champ d’application du Protocole n° 1. De surcroît, exclure les prestations financées par l’impôt général reviendrait à oblitérer le fait que, dans une situation de ce type, nombre d’ayants droit contribuent eux aussi, au travers du paiement de l’impôt, au financement du système » (3).
b. Les discriminations indirectes
Comment la Cour EDH réagit-elle face à des réglementations qui ne visent pas directement la nationalité mais qui, par le biais d’autres critères, reviennent indirectement à défavoriser les étrangers ?
La question a été posée à propos de prestations versées sous condition de résidence sur le territoire de l’Etat débiteur. Une première affaire concernait la législation britannique prévoyant le gel des pensions de vieillesse lorsque le bénéficiaire fixe sa résidence hors de l’Union européenne. La Cour EDH ne voit dans cette réglementation aucune violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1, car la différence de traitement fondée sur le lieu de résidence est « objectivement et raisonnablement justifiée ». Pour la Cour de Strasbourg en concluant des accords de réciprocité avec certains pays mais pas avec d’autres, « l’Etat défendeur n’a pas outrepassé la très large marge d’appréciation dont il jouit en matière de politique macroéconomique » (4). La grande chambre de la Cour EDH a confirmé cette décision, estimant que la situation entre résidents au Royaume-Uni et non-résidents n’est pas comparable (5).
La deuxième affaire porte sur une réglementation française prévoyant, à la suite des accords d’Evian, que les ressortissants algériens ne sont pas affiliés aux caisses de retraite complémentaire françaises mais le sont auprès des caisses algériennes lorsqu’ils ne résident pas en France. Pour la Cour EDH, cette différence de traitement est conforme à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1, car elle « répond au but légitime d’assurer, par le principe de la territorialité des régimes de retraite complémentaire, le règlement des rapports en la matière entre la France et l’Algérie après l’accession de celle-ci à l’indépendance ». L’objectif des accords franco-algériens est en effet de parvenir « à assurer une répartition cohérente et claire du règlement du passé et des charges respectives incombant aux Etats. [...] La nécessité de répartir la charge des situations passées se justifie d’autant plus, au regard de la préservation de l’équilibre financier du régime, que celui-ci repose sur le principe de la répartition, les pensions étant financées non par les cotisations passées de leur bénéficiaire mais par les cotisations présentes versées par les employeurs et les salariés en activité ». La condition de résidence est, dit la Cour EDH, proportionnée car les intéressés ne sont pas privés de tout droit à prestation : ils recevront la pension algérienne équivalente (6).
II. L’impact en droit français
a. Le critère de nationalité en tant que tel
Le législateur français, sous l’influence de la jurisprudence de la Cour EDH et en particulier de l’arrêt Gaygusuz (cf. supra, § 3, A, I), a réformé les conditions d’accès des étrangers aux prestations non contributives de sécurité sociale en supprimant la condition de nationalité pour plusieurs prestations (7).
Parallèlement, les juridictions françaises ont été saisies de nombreux recours visant à contester l’application de la condition de nationalité par des étrangers non communautaires. Après une courte période pendant laquelle la Cour de cassation a continué à considérer que le droit à prestation sociale pouvait être refusé à un étranger en l’absence de convention de réciprocité (8), le juge judiciaire, appliquant directement la CEDH, s’est inspiré de l’arrêt Gaygusuz faisant corps avec celleci, pour donner raison à des ressortissants turcs résidant en France et réclamant le bénéfice de l’allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité (9). Cette jurisprudence a été confirmée, à propos de l’allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité (10) et de l’allocation aux adultes handicapés (11) réclamées par des ressortissants turcs résidant en France. Cette jurisprudence bénéficie aux personnes de toute nationalité, par exemple aux ressortissants camerounais (12), maliens (13) ou bosniaques (14).
Il reste quelques dispositions de droit interne qui subordonnent le bénéfice de certains avantages à la possession de la nationalité française. Ces situations sont contraires à la CEDH. Ainsi, la faculté de rachat des cotisations d’assurance vieillesse afférentes à certaines périodes d’activité, ouverte par l’article L. 742-2 du code de la sécurité sociale, constitue un bien au sens de l’article 1er du Protocole n° 1, de sorte qu’en réservant aux seuls nationaux le bénéfice du rachat des cotisations afférentes à des périodes d’exercice d’une activité salariée ou assimilée en dehors du territoire français, cet article est constitutif d’une discrimination qui ne repose sur aucune justification objective et raisonnable au sens de l’article 14 de la CEDH (15).
b. La condition de régularité du séjour et de la résidence
Dès lors que ce n’est pas la nationalité en tant que telle qui constitue le critère distinctif, la marge de manœuvre est importante.
Les tribunaux français estiment ainsi que la condition de régularité du séjour n’est pas une discrimination en raison de la nationalité : l’article L. 161-25-2 du code de la sécurité sociale, qui subordonne l’accès aux prestations d’assurance maladie aux ayants droit majeurs de nationalité étrangère d’un assuré social à la condition de résidence régulière sur le territoire français, a été jugé conforme à la CEDH (16).
Les tribunaux judiciaires font preuve de la même mansuétude lorsqu’il s’agit d’évaluer, en dehors du droit communautaire ou d’éventuelles conventions bilatérales, un critère distinctif opposé aux enfants de nationalité étrangère pour le bénéfice des prestations familiales : le fait de subordonner à la production d’un justificatif de la régularité du séjour des enfants mineurs le bénéfice des prestations familiales n’est pas contraire à l’article 14 de la CEDH car il répond à l’intérêt de la santé publique et à l’intérêt de la santé de l’enfant (17). Au contraire, pour la Halde, le refus d’une CAF de verser des prestations familiales au motif que l’enfant étranger ne démontre pas la régularité de son séjour en France constitue une discrimination fondée sur la nationalité incompatible avec, notamment, l’article 1er du Protocole n° 1 combiné avec son article 14 (18).
c. La jurisprudence administrative
Le Conseil d’Etat a fait application de la jurisprudence de la Cour EDH en admettant l’application combinée des articles 14 de la Convention EDH et 1er du Protocole n° 1 à l’occasion de l’examen d’un recours formé contre le décret fixant les conditions de ressources applicables aux allocations familiales (19).
La cristallisation des pensions de retraite applicables aux anciens combattants qui ont opté pour la nationalité de l’Etat ayant obtenu son indépendance a également été jugée comme contraire aux articles 14 de la Convention EDH et 1er du Protocole n° 1, les pensions constituant des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de cette dernière disposition (20). La même solution s’est appliquée à une conjointe survivante d’un ancien combattant qui demande la revalorisation de la pension de réversion (21).
Le législateur est intervenu pour engager le processus de décristallisation des pensions (art. 68 de la loi de finances rectificative n° 2002-1576, 30 décembre 2002, JO du 31-01-03). Une valeur du point de pension a été fixée pays par pays, en fonction du niveau de pouvoir d’achat. La réglementation française n’a donc pas complètement rétabli l’égalité entre les anciens combattants étrangers et français. Pourtant, le Conseil d’Etat a estimé que le nouveau dispositif ne violait pas la CEDH : « S’il est vrai que le critère de résidence n’est pas applicable aux ressortissants français qui résidaient à l’étranger à la date de liquidation de leur pension, cette différence de traitement, de portée limitée, relève de la marge d’appréciation que les stipulations précitées de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales réservent au législateur national, eu égard notamment aux inconvénients que présenterait l’ajustement à la baisse des pensions déjà liquidées de ces ressortissants français qui ont vocation à résider en France (22).
Le Conseil constitutionnel a au contraire jugé, à l’occasion de sa première décision rendue en forme de question prioritaire de constitutionnalité (QPC), que « si le législateur pouvait fonder une différence de traitement sur le lieu de résidence en tenant compte des différences de pouvoir d’achat, il ne pouvait établir, au regard de l’objet de la loi, de différence selon la nationalité entre titulaires d’une pension civile ou militaire de retraite payée sur le budget de l’Etat ou d’établissements publics de l’Etat et résidant dans un même pays étranger ». Dans cette mesure, les dispositions législatives sont contraires au principe d’égalité (23). Conformément à l’article 211 de la loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 de finances pour 2011 (24), une nouvelle méthode de cristallisation a été mise en place au 1er janvier 2011, répondant aux critiques du Conseil constitutionnel.
A l’instar de la Cour de cassation, le Conseil d’Etat ne voit pas dans le critère de la régularité de séjour une violation de la CEDH. En subordonnant à une condition de résidence régulière le bénéfice pour les étrangers de l’affiliation à un régime obligatoire de sécurité sociale et aux prestations correspondantes, le législateur « a entendu tenir compte de la différence de situation entre les étrangers selon qu’ils satisfont ou non aux conditions de résidence et de régularité posées par la loi et par les engagements souscrits par la France », et s’est fondé ainsi sur un critère rationnel et objectif en rapport avec les buts de la loi. Dès lors, il ne peut être soutenu que l’exigence de la régularité du séjour est incompatible avec les stipulations combinées de l’article 14 de la CEDH et de l’article 1er du Protocole n° 1, qui ouvrent à chacun le bénéfice du droit au respect de ses biens sans discrimination (25).
Pareillement, « en fixant la liste des titres et documents justifiant la régularité du séjour pour l’application des dispositions de l’article L. 821-9 du Code de la sécurité sociale, et en ne mentionnant pas dans cette liste les autorisations provisoires de séjour », le gouvernement pouvait, sans méconnaître le principe d’égalité devant la loi et l’article 14 de la CEDH, « établir des listes différentes des titres et documents justifiant de la régularité du séjour d’une personne de nationalité étrangère pour l’affiliation à un régime obligatoire de sécurité sociale, d’une part, et pour le bénéfice de l’allocation aux adultes handicapés, d’autre part » (26).
B. LES DISCRIMINATIONS FONDÉES SUR LE SEXE
I. La jurisprudence de la Cour EDH
La Cour EDH fait preuve d’une grande sévérité à l’égard des différences de traitement fondées sur le sexe, la marge d’appréciation laissée aux Etats étant minime : « Seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement » exclusivement fondée sur le sexe (27).
Les victimes des discriminations, souvent liées à une vision stéréotypée du rôle des hommes et des femmes, peuvent être aussi bien les femmes que les hommes. L’affaire Van Raalte c/ Pays-Bas (28) est une bonne illustration de l’approche judiciaire visant à combattre l’approche stéréotypique : constitue une discrimination fondée sur le sexe une disposition du droit néerlandais qui oblige un homme célibataire à payer des cotisations sociales au titre des allocations familiales alors que les femmes célibataires sans enfants et âgées de plus de 45 ans sont exonérées de cette obligation. En effet, par l’application combinée de l’article 14 de la CEDH et de l’article 1er du Protocole n° 1, si les Etats conservent une certaine marge d’appréciation dans la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement concernant les droits patrimoniaux, « seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe ». En l’espèce, le désir de ménager la sensibilité des femmes d’un certain âge n’ayant pas d’enfants ne peut pas être considéré comme une justification valable. En d’autres termes, le respect du droit aux biens exige qu’hommes et femmes soient traités sans discrimination en matière de cotisations sociales.
De même, dans une affaire portant sur le refus de verser deux prestations de sécurité sociale britanniques à un veuf père de famille qui s’était arrêté de travailler, à la suite de la maladie puis du décès de son épouse, pour s’occuper de leurs enfants, la Cour EDH a jugé que le refus, fondé exclusivement sur le fait que le demandeur était un homme, violait l’article 14 de la CEDH combiné avec l’article 1er du Protocole n° 1.
Après avoir considéré qu’un homme et une femme se trouvaient dans une situation analogue quant au droit aux prestations litigieuses, le juge a conclu que la différence de traitement entre hommes et femmes manquait de « justification objective et raisonnable » (29).
La Cour EDH a jugé incompatible avec l’article 14 CEDH et l’article 1er du Protocole n° 1 la loi néerlandaise privant une veuve d’une pension de survivant à taux plein au motif que son ex-époux avait travaillé une partie de sa carrière en Allemagne, alors qu’un veuf dont l’ex-épouse aurait accompli des périodes hors des Pays-Bas aurait eu droit à une pension à taux plein : « La différence de traitement entre femmes mariées et hommes mariés relativement au droit aux prestations ne se fondait sur aucune justification objective et raisonnable. » Il n’y avait pas de « raisons très fortes » pouvant l’amener à estimer compatible avec la CEDH une distinction fondée sur le sexe et le statut marital (30).
La Cour EDH considère qu’un pays qui réserve le congé parental aux mères viole l’article 14 de la CEDH car « pour ce qui est du congé parental et de l’allocation de congé parental, les hommes se trouvent dans une situation analogue à celle des femmes ». Pour la Cour, « des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe » (31). Cette dernière décision constitue un revirement de jurisprudence, puisque dans une décision antérieure afférente à la législation autrichienne la Cour EDH avait jugé que la différence de traitement (matérialisée par le fait que seules les mères recevaient une allocation de congé parental) n’est pas discriminatoire en vertu de la marge d’appréciation dont disposent les Etats membres et dont l’étendue varie selon les circonstances, le domaine et le contexte, la présence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants pouvant constituer un facteur pertinent à cet égard (32).
D’autres décisions font preuve d’un plus grand conservatisme de la part de la Cour EDH. Ainsi, elle ne condamne pas la réglementation tchèque qui a abaissé l’âge auquel les femmes qui ont élevé des enfants ont le droit de percevoir une pension, tandis que les hommes placés dans la même situation ne bénéficient pas de cet abaissement. Pour la Cour de Strasbourg, la différence de traitement prend sa source « dans des circonstances historiques spécifiques » et sera justifiée « jusqu’à ce que les changements sociaux et économiques rendent obsolète le besoin d’un « traitement spécial » pour les femmes (33).
II. L’impact en droit français : majoration de la durée d’assurance réservée aux femmes
Dans sa version antérieure à la loi du 24 décembre 2009, l’article L. 351-4 du code de la sécurité sociale, selon lequel « les femmes assurées sociales bénéficient d’une majoration de leur durée d’assurance d’un trimestre pour toute année durant laquelle elles ont élevé un enfant, dans des conditions fixées par décret, dans la limite de huit trimestres par enfant », posait la question de la licéité de l’avantage réservé aux femmes.
Cet avantage, qui avait été jugé conforme au droit de l’Union européenne (34), n’a pas passé le test de la Convention EDH auquel la Cour de cassation l’a soumis dans le cadre d’un contrôle de conventionnalité (35) : « qu’il résulte de l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’Homme, que, d’une part, dès lors qu’un Etat contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale, que l’octroi de celle-ci dépende ou non du versement préalable de cotisations, cette législation engendre un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1, que, d’autre part, une différence de traitement entre hommes et femmes ayant élevé des enfants dans les mêmes circonstances ne peut être admise qu’en présence d’une justification objective et raisonnable ; qu’en l’absence d’une telle justification, l’article L. 351-4 du Code de la sécurité sociale qui réserve aux femmes le bénéfice d’une majoration de carrière pour avoir élevé un ou plusieurs enfants, est incompatible avec ces stipulations » (36). C’est à la suite de cette décision que la loi a profondément modifié les conditions d’attribution de la majoration (cf. encadré).
C. LES AUTRES DISCRIMINATIONS
I. La jurisprudence de la Cour EDH
L’article 14 de la CEDH est utilisé pour contester le refus d’attribution, le mode de calcul, le gel ou le retrait de prestations sociales. Par exemple, la différence de traitement dans les conditions d’attribution entre personnels militaires d’une pension de retraite, qui est un droit patrimonial au sens de l’article 1er du Protocole n° 1, ne repose sur aucune justification objective et raisonnable (37).
De même, la suppression de la pension de retraite à un agent ayant fait l’objet d’une condamnation pénale constitue une atteinte à son droit de propriété car elle fait peser sur l’intéressé une charge excessive et disproportionnée, qui ne saurait se justifier par la nécessité de dissuader les fonctionnaires de commettre des infractions et d’assurer le bon fonctionnement de l’administration et la crédibilité du service public. Une sanction qui comporterait la déchéance totale de tout droit de pension de retraite et de couverture sociale, y compris l’assurance santé, constitue non seulement une double peine, mais a pour effet d’anéantir le principal moyen de subsistance d’une personne qui a atteint l’âge de la retraite (38). Pour la cour de Strasbourg, est incompatible avec la CEDH le refus de prendre en compte le travail effectué en prison dans le calcul de droits à pension (39).
Le caractère de droit patrimonial n’offre pas une protection absolue. Ainsi, il ne garantit, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant déterminé (40). L’article 1er du Protocole n° 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les Etats contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (41).
La Cour EDH est attachée au droit au respect de la vie privée et familiale, mais elle laisse une grande marge d’appréciation aux Etats membres. Ainsi, la législation suédoise, qui fixe différents niveaux de pensions pour différentes catégories de personnes selon qu’elles vivent en couple ou seules, relève clairement de la marge d’appréciation dont bénéficient les Etats en matière de politique économique et sociale, de même que la décision que les autorités ont prise sur le fondement de cette législation (42). En revanche, il est disproportionné que l’Etat espagnol, après avoir reconnu le statut de famille nombreuse, octroyé une couverture de santé à la famille et perçu ses cotisations de sécurité sociale pendant plus de 19 ans, ne veuille pas reconnaître les effets du mariage rom de l’intéressée en matière de pension de réversion (43).
II. L’impact en droit français : le droit au respect de la vie privée et familiale
Le juge français s’est prononcé sur la conformité à la CEDH de situations susceptibles d’affecter le droit au respect de la vie privée et familiale.
Pour l’assemblée plénière de la Cour de cassation, « les articles L. 512-2 et D. 512-2 du code de la sécurité sociale, dans leur rédaction issue respectivement de la loi n° 2005-1579 du 19 décembre 2005 et du décret n° 2006-234 du 27 février 2006, subordonnent le versement des prestations familiales à la production d’un document attestant d’une entrée régulière des enfants étrangers en France et, en particulier pour les enfants entrés au titre du regroupement familial, du certificat médical délivré par l’OFII ; que ces dispositions qui revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un état démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants, ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale garanti par les articles 8 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (44). La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a repris à son compte cette argumentation (45).
La condition de nationalité et la Constitution
Le droit français excluait les ressortissants étrangers non communautaires ou non soumis à une convention bilatérale de réciprocité du bénéfice de nombreuses prestations sociales non contributives (allocation aux mères de familles, allocation aux vieux travailleurs salariés, etc.). Les tribunaux français ont contesté le critère de la nationalité sur le fondement constitutionnel du principe d’égalité (46). Le conseil constitutionnel a estimé que l’exclusion des étrangers résidant régulièrement en France du bénéfice de l’allocation supplémentaire du fonds de solidarité vieillesse, dès lors qu’ils ne peuvent se prévaloir d’engagements internationaux ou de règlements pris sur leur fondement, méconnaît le principe constitutionnel d’égalité (47). La position du conseil constitutionnel fut réitérée, non plus sur le fondement de l’égalité mais sur celui du respect des droits et libertés fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la république (48).
L’article L. 351-4 du code de la sécurité sociale est-il compatible avec la CEDH ?
Nous l’avons vu, l’article L. 351-4 du code de la sécurité sociale, dans sa version antérieure à la loi du 24 décembre 2009, n’avait pas été jugé compatible avec la convention EDH. Il a de ce fait été modifié par la loi n° 2009-1646 du 24 décembre 2009, afin de tenter de rétablir l’égalité de traitement entre pères et mères (JO du 27-12-09). Cet article a été modifié à plusieurs reprises par la suite, en dernier lieu par la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013. Néanmoins, par application de l’article 65-ix de la loi du 24 décembre 2009, une différence de traitement subsiste entre les mères et les pères pour les enfants nés avant le 1er janvier 2010. La majoration est en effet attribuée à la mère sauf si, dans un délai de un an à compter de la publication de la loi, le père de l’enfant apporte la preuve auprès de la caisse d’assurance vieillesse qu’il a élevé seul l’enfant pendant une ou plusieurs années au cours de ses quatre premières années ou des quatre années suivant son adoption. Dans ce cas, les majorations sont attribuées au père à raison d’un trimestre par année. Cette différence de traitement dans les conditions d’acquisition de la majoration pourrait être incompatible avec la CEDH.
(1)
Cour EDH, 16 septembre 1996, req. 17371/90, Gaygusuz c/ Autriche.
(2)
Cour EDH, 30 septembre 2003, n° 40892/98, Koua Poirrez c/ France.
(3)
Cour EDH, 6 juillet 2005, décision sur la recevabilité des requêtes nos 65731/01 et 65900/01, STEC c/ Royaume-Uni.
(4)
Cour EDH, 4 novembre 2008, req. n° 42184/05, Carson c/ Royaume-Uni.
(5)
Cour EDH, 16 mars 2010, req. n° 42184/05, Carson c/ Royaume-Uni.
(6)
Cour EDH, 29 octobre 2009, req. n° 29137/06, Si Amer c/ France.
(7)
Loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l’entrée et au séjour des étrangers et au droit d’asile, JO du 12-05-98.
(8)
Cass. soc., 22 janvier 1998, n° 96-14824 : arrêt antérieur à la loi du 11 mai 1998.
(9)
Cass. soc., 14 janvier 1999, n° 97-12.487.
(10)
Cass. soc., 7 octobre 1999, n° 97-21.066.
(11)
Cass. soc., 21 octobre 1999, n° 98-10.030.
(12)
Cass. soc., 15 mars 2001, n° 99-18.357.
(13)
Cass. soc., 31 janvier 2002, n° 00-18.365.
(14)
Cass. civ., 2e, 6 avril 2004, n° 03-30.042.
(15)
Cass. civ., 2e, 19 février 2009, n° 07-21.426.
(16)
Cass. soc., 19 décembre 2002, n° 00-22.085.
(17)
Cass. civ., 2e, 15 avril 2010, n° 09-12.911.
(18)
Délibération Halde, n° 2009-342 du 5 octobre 2009.
(19)
Conseil d’Etat, ass., 5 mars 1999, req. n° 194658, Rouquette et al.
(20)
Conseil d’Etat, 30 novembre 2001, n° 212179, Diop.
(21)
Conseil d’Etat, 6 février 2002, req. n° 218953, N’Guyen Thi Lang et Conseil d’Etat, 6 février 2002, req. n° 219383, Bab Hamed.
(22)
Conseil d’Etat, 18 juillet 2006, req. n° 286122.
(23)
Conseil constitutionnel, décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, JO du 29-05-10.
(24)
JO du 30-12-10.
(25)
Conseil d’Etat, 6 novembre 2000, req. n° 204784, GISTI.
(26)
Conseil d’Etat, 12 décembre 2003, req. n° 235234, Ammouche.
(27)
Cour EDH, 27 mars 1998, req. n° 20458/92, Petrovic c/ Autriche.
(28)
Cour EDH, 21 février 1997, req. n° 20060/92.
(29)
Cour EDH, 11 juin 2002, req. n° 36042/97, Willis c/ Royaume-Uni.
(30)
Cour EDH, 4 juin 2002, req. n° 34462/97, Wessels-Bergervoet c/ Pays-Bas.
(31)
Cour EDH, 22 mars 2012, req. n° 30078/06, Konstantin Markin c/ Russie.
(32)
Cour EDH, 27 mars 1998, req. n° 20458/92, Petrovic c/Autriche, préc.
(33)
Cour EDH, 17 février 2011, req. n° 6268/08, Andrle c/ République tchèque.
(34)
Cass. civ., 2e, 15 juin 2004, n° 02-30.978.
(35)
Le contrôle de conventionnalité exercé par la Cour de cassation ne préjuge pas d’un éventuel contrôle, dont la force sera supérieure, opéré par la Cour EDH à condition qu’elle soit saisie.
(36)
Cass. civ., 2e, 19 février 2009, n° 07-20.668.
(37)
Cour EDH, 26 novembre 2002, req. n° 36541/97, Buchen c/ République tchèque.
(38)
Cour EDH, 22 octobre 2009, req. n° 39574/07, Apostolakis c/ Grèce.
(39)
Cour EDH, 11 octobre 2007, req. n° 37452/02, Stummer c/ Autriche.
(40)
Cour EDH, 12 octobre 2004, req. n° 60669/00, Kjartan Ásmundsson c/ Islande, préc.
(41)
Cour EDH, 18 février 2009, req. n° 55707/00, Andrejeva c/ Lettonie.
(42)
Cour EDH, 12 janvier 2010, req. n° 16149/08, Zubczewski c/ Suède.
(43)
Cour EDH, 8 décembre 2009, req. n° 49151/07, Muñoz Díaz c/ Espagne.
(44)
Cass. ass. plén., 3 juin 2011, n° 09-69.052.
(45)
Cass. civ. 2e, 24 janvier 2013, n° 11-26.279.
(46)
Conseil d’Etat, 30 juin 1989, req. n° 78113, Ville de Paris et Bureau d’aide sociale c/ Lévy.
(47)
Conseil constitutionnel, décision n° 89-269 DC du 22 janvier 1990, JO du 24-01-90.
(48)
Conseil constitutionnel, décision n° 93-325 DC du 13 août 1993, JO du 18-08-93.