Le psychiatre est naturellement intéressé par la déclinaison des normes sociales qui tentent de différencier l’anormal du normal mais son art consiste surtout à distinguer et à soigner ce qui, dans l’anormalité sociale, relève du pathologique, c’est-à-dire d’un processus lié à un trouble mental. La distinction classique entre « névrose » et « psychose » offre ensuite un bel éclairage pour ne pas s’égarer dans le vaste champ des troubles psychiatriques.
A. LES FRONTIÈRES ENTRE LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE
S’il est difficile d’établir des normes sociales (cf. supra, § 1, A), ce n’est toutefois pas à la science médicale de les inscrire dans le marbre, et d’en juger. Car ces notions, de « normal » et d’« anormal », sont empreintes de valeurs qui appartiennent à la société dans son ensemble et non au seul corps médical.
Le serment médical, version à la fois plus récente et plus sociale ou humaniste que le fameux serment d’Hippocrate, stipule que le médecin préservera son indépendance, n’entreprendra rien qui dépasse ses compétences et donnera ses soins à l’indigent et à quiconque les lui demandera, en respectant leur autonomie et leur volonté et sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. Ce que confirme le code de déontologie médicale, notamment en son article 7 repris dans le code de la santé publique (art. R. 4127-7) : « Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quelles que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard. »
Pour le médecin, la seule cause plaidable est le soin. Autrement dit, pour lui, la normalité se résume à l’absence de maladie, et l’anomalie à la pathologie survenant lorsque les capacités naturelles d’adaptation sont dépassées (1). Qu’importe que le sujet soit en tout ou partie « marginal » tant qu’il ne souffre pas. La psychiatrie tient évidemment compte des échelles normatives de la société dans laquelle elle œuvre, mais elle s’attache plus particulièrement à déterminer ce qui relève de la pathologie parfois dans un comportement, un discours, des idées voire des situations, en recherchant à la fois les causes (étiologie) et les mécanismes psychiques (psychopathologie) de la maladie.
Cependant, force est de constater que « la problématique de la déviance est inhérente à celle de la maladie mentale [...]. En ce sens, les maladies mentales, déviances sociales stigmatisantes, sans doute plus que les autres maladies, font l’objet de l’imposition de valeurs et de normes communes, par le pouvoir médical et psychiatrique, lui-même “instrumentalisé” par le pouvoir politique. Autrement dit, contrairement à d’autres maladies, non psychiques, la désignation du comportement déviant participe au diagnostic. La société intervient donc dans l’établissement du diagnostic en pointant du doigt la différence, le décalage avec la norme établie qui se transforme en stigmate. » (2)
La désignation d’un comportement déviant par la société peut effectivement participer au diagnostic car le comportement décrié peut être un symptôme – en fait, rarement suffisant à lui seul mais de grande valeur lorsqu’il est associé à d’autres signes cliniques, à d’autres éléments biographiques et anamnestiques. C’est un ensemble de symptômes qui fait converger vers un syndrome puis vers un diagnostic. Autrement dit, la déviance repérée par la société est parfois le symptôme d’une maladie et parfois un symptôme... de la société.
Même si la psychiatrie n’est pas une science exacte, avec ses parts de subjectivité et d’inconnues comme dans toute science humaine, et même s’il existe une marge d’erreur possible lors d’une évaluation notamment pronostique, le psychiatre reste le plus à même d’évaluer ce qui relève ou non d’un trouble psychiatrique, car il est confronté, de par son activité clinique quotidienne, à démêler ce qui relève de la psychose, de la névrose, de la détresse psychosociale ou de toute autre « déviance ».
L’ensemble de ces considérations peut avoir un certain impact lorsqu’il s’agira de décider ou de maintenir des soins psychiatriques sans consentement (cf. infra, chapitre II, section 2).
B. LES DIFFÉRENCES ENTRE NÉVROSE ET PSYCHOSE
Dans le domaine de la pathologie, les psychiatres ont longtemps fait la distinction entre la « névrose » et la « psychose ». Bien que le terme de névrose ait disparu d’une des deux classifications internationales (cf. infra, § 3, A), cette distinction reste une pierre angulaire, théorique mais bien pratique, dans la compréhension des différents troubles psychiatriques.
LES DIFFÉRENCES ENTRE PSYCHOSE ET NÉVROSE
La psychose en psychiatrie n’a rien du sens commun (panique collective) et le groupe des psychoses correspond le plus à la notion de « folie » du fait d’une perte possible de contact avec la réalité. Le groupe des névroses comprend, lui, des troubles où il n’y a pas de rupture de contact avec la réalité.
Les théories psychanalytiques se fondant sur la distinction psychose-névrose ne sont pas partagées par tous les professionnels, ce qui constitue une limite, théorique ici, à ce genre de classification. Il existe aussi des limites cliniques en pratique, notamment liées à la prise en charge : par exemple, un psychotique va progressivement critiquer son délire sous l’effet des traitements. Les psychiatres les plus expérimentés relèvent même que les « grands tableaux cliniques » (les descriptions classiques des anciens) ont tendance à disparaître en pratique au profit de formes atténuées. Aussi, la question de maladies distinctes ou de continuum entre ces maladies est ouverte (5). Enfin, une autre limite à cette distinction tient dans l’élargissement contemporain des missions de la psychiatrie avec, notamment, le concept de « santé mentale » défini comme un bien-être qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.
Quoi qu’il en soit, les troubles psychotiques sont en général plus invalidants que les troubles névrotiques et, du fait de cette perte potentielle de contact avec la réalité, les sujets atteints de psychose nécessitent plus souvent des hospitalisations voire des hospitalisations sans leur consentement.
(1)
Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 13 mai 2009, 11e éd., p. 240.
(2)
Roelandt J.-L., Caria A., Defromont L., Vandeborre A. et Daumerie N., « Représentations sociales du “fou”, du “malade mental” et du “dépressif” en population générale en France », préc.
(3)
Le déni « psychotique » est une négation « inconsciente » de la réalité, ce qui le distingue du déni « utilitaire» ou simple mensonge.
(4)
La dénégation est un procédé inconscient par lequel on exprime le contraire de quelque chose (désir, sentiment ou pensée) qui est pourtant bien présent en soi mais refoulé.
(5)
Meynard J.-A., « Troubles bipolaires : le continuum schizophrénie-troubles bipolaires et le trouble schizo-affectif », L’information psychiatrique, vol. 81, n° 10, 2005, pp. 891-896.