Alexandrine Laizeau, 25 ans, est campée devant la télévision. Comme tant d’autres soirs, une publicité s’affiche à l’écran. Comme tant d’autres soirs, la jeune femme détourne subitement le regard. Un geste réflexe, acmé du syndrome d’évitement dont elle souffre depuis six mois. Mais à priori incompréhensible, devant des images aussi banales qu’insipides. A ceci près que la scène se joue au travail. Cet univers professionnel qu’Alexandrine, sans en avoir conscience, ne parvient plus à regarder dans les yeux. Pendant des mois, dès la porte de son bureau fermée, la travailleuse sociale fait en sorte d’éviter tout ce qui rappelle le métier d’assistante sociale, qu’elle exerce depuis dix-huit mois. Le « cerveau en alerte » de celle qui n’est encore, à l’époque, qu’une jeune adulte se dérobe. Tout, plutôt que risquer de réveiller cette « petite décharge électrique » qui l’assaille sans prévenir, dès que surgit dans son esprit une bribe de ce qu’elle a vécu ce jour de 1995 dans un quartier populaire du Mans.
Ce moment où, en revenant d’un déjeuner avec une collègue, elle aperçoit un homme qui tambourine à la porte de son bureau délocalisé au cœur d’un ensemble HLM. A peine entré, le bénéficiaire se montre extrêmement menaçant. « D’une grande violence, il semblait prêt à tout pour obtenir un document, raconte l’assistante sociale. Juste avant qu’il parte, je me suis demandé si, visiblement en grande souffrance psychique et dans une désespérance folle, il n’allait pas mettre fin à ses jours devant nous. Après son départ, j’ai sangloté deux heures durant. » Pendant quelques jours, ses collègues l’entourent, son supérieur se montre bienveillant. Mais, enlisée dans un sentiment de solitude croissant, l’assistante sociale fuit ses souvenirs. Sans parvenir à se dégager de « la terreur, la honte, la culpabilité, la colère et un fort sentiment d’impuissance », tenaces, qui la lestent. Victime, comme d’autres travailleurs sociaux, de troubles de stress post-traumatique (SPT).
Une détresse morale connue des acteurs du secteur social, tant les personnes dont ils s’occupent font face à des expériences d’une dureté ou d’une violence extrême telle qu’elles peuvent entraîner des dommages psychiques. Un état de stress aigu qui peut se chroniciser et engendrer un stress post-traumatique à long terme. Chercheur en psychologie à l’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) et auteur d’une publication sur le sujet(1), Maël Virat précise : « Cet état est composé des mêmes caractéristiques, qu’il s’agisse d’un traumatisme primaire, où le professionnel est victime ou témoin d’une agression, secondaire, où il est confronté à une personne exposée à une situation traumatique, ou vicariant, s’il entend des récits traumatiques. » Autrement dit, que les travailleurs sociaux aient participé à la scène traumatique ou qu’ils la vivent par procuration, l’impact est direct. Les rendant susceptibles de ressentir des symptômes tels que des cauchemars, des pensées envahissantes ou des flashs associés à l’événement traumatisant, des comportements d’évitement, un état d’hypervigilance… Des symptômes qui peuvent aussi se manifester par un sentiment d’insécurité ou de détresse, un état dépressif et des difficultés de concentration.
Un métier davantage à risques
Menaces verbales, bagarres, violences graves, mort ou suicide d’un bénéficiaire… Pour ressentir un SPT, peu importe l’intensité de l’événement. « Chaque individu possède un organisme capable d’encaisser le stress jusqu’à un certain point, où il craque subitement. Le traumatisme est cette blessure soudaine qu’on n’a pas vu venir, précise Anne-Catherine Sabas, psychopraticienne, superviseuse de travailleurs sociaux(2). Il n’est pas nécessaire d’avoir vu toute sa famille tuée sous ses yeux pour l’éprouver. » Rien d’étonnant, alors, qu’au regard du contexte de violence exacerbée dans lequel évoluent les professionnels, ils soient des cibles privilégiées. Dans une étude commandée par Groupe Addap13, association de prévention spécialisée des mineurs non accompagnés, Véronique Le Goaziou a enquêté sur le climat de violence qui émaillait le quotidien des travailleurs sociaux en 2021 à Marseille.
Après avoir consulté les travaux de recherches sur le sujet et interrogé plusieurs centaines de personnes, dont 120 travailleurs sociaux, à propos de la notion de « violence » sur le territoire dont ils s’occupent, la sociologue ne peut que le constater : « Au contraire des anciens qui, avec leur attitude “même pas peur, même pas mal”, allaient dans les années 2000 au contact des publics les plus en difficulté sans sourciller, certains éducateurs actuels affirment effectuer un véritable métier à risques, où ils sentent peser sur eux une épée de Damoclès, où personne n’est à l’abri d’une balle qui siffle à ses oreilles. » Mainmise accrue des réseaux de trafiquants dans les quartiers, violence de la précarité, des institutions, agressivité accentuée des habitants les uns envers les autres… Les formes de brutalités s’entremêlent. « La rudesse n’est plus un phénomène à côté de la vie ordinaire, où l’on assiste par moments à des épisodes violents, elle est désormais structurante de ces territoires », analyse Véronique Le Goaziou.
Dans l’ouvrage collectif Les Troubles liés aux événements traumatiques (éd. Hermann, 2019) auquel il a contribué, Steve Geoffrion, spécialiste canadien du SPT, met en avant l’ampleur des événements traumatiques dans le monde du travail. Parmi les premiers secteurs, celui de l’aide. Selon une enquête québécoise menée en 2012 sur 2 289 personnes et relayée par le psychologue, les travailleurs du secteur de la santé et des services sociaux s’avèrent les plus nombreux à être victimes ou témoins d’actes de violence (81 %), devant les policiers (77 %). Face à cette exposition démultipliée, le stress post-traumatique, autrefois réservé aux sauveteurs intervenant en urgence ou aux thérapeutes accompagnant des personnes ayant survécu à des crimes ou à des guerres, concerne aujourd’hui tout autant les professionnels du secteur social. « S’il est difficile de mesurer précisément le nombre de personnes touchées, on estime qu’environ 30 % des travailleurs sociaux présentent des symptômes les situant en état de SPT », assure Maël Virat. Un phénomène massif, donc, qui ne semble pas forcément causé par un événement unique. « Certaines situations moins extrêmes peuvent, dans le temps, par accumulation, entraîner les mêmes symptômes », précise le chercheur.
Utile et impuissant à la fois
L’exposition à la violence ne semble pas être le seul facteur de la souffrance qui atteint les travailleurs sociaux. « Le durcissement provoqué par une série d’éléments socio-économico-politiques engendre un très important sentiment d’impuissance qui affecte le travail social de façon générale », remarque Véronique Le Goaziou. Une sensation d’injustice devant des situations inextricables qu’Alexandrine Laizeau ressent régulièrement : « Quand j’ai commencé à travailler, il y avait des financements et du personnel en nombre suffisant. Ce maillage institutionnel et associatif permettait presque toujours de trouver une solution aux problématiques des publics. Aujourd’hui, il s’est énormément affaibli. On se retrouve face à des publics en très grande vulnérabilité. Pour les personnes sans papiers, par exemple, notre travail tient davantage de l’humanitaire. Concernant la petite enfance, les conditions d’exercice sont elles aussi très difficiles à vivre : c’est atroce de constater qu’un enfant est très gravement en danger dans sa famille, qu’on sait quelles solutions seraient possibles, mais que cela ne se met pas en place faute de moyens. »
Ancien éducateur spécialisé, aujourd’hui ingénieur social, formateur et superviseur, Pierre Dugué observe, quant à lui, différents types de souffrance en fonction des générations. « L’arsenal législatif définit désormais le travail social à la place des professionnels. La loi vient faire des injonctions et orienter les pratiques. Les plus chevronnés, plus engagés politiquement, vont être en grande souffrance dans les situations où ils sont contraints de devoir rogner sur leur système de valeurs. Chez les plus jeunes, c’est la complexité des situations de travail qui les met en difficulté. »
Des formes de stress traumatique dont l’exposition prolongée engendre de l’épuisement professionnel et un cocktail explosif baptisé « fatigue de compassion ». Pour ce mal, les données de Maël Virat recueillies auprès des éducateurs de la PJJ dans le cadre de son enquête en cours « Etudes des expériences professionnelles des éducateurs et des contraintes et ressources au travail » sont encore plus alarmantes. « Bien que mon échantillon ne soit pas encore assez représentatif, le nombre d’éducateurs concernés s’élève à l’heure actuelle à 50 % », s’inquiète-t-il. Pourtant, cette confrontation avec la souffrance des publics n’entraîne pas les mêmes effets chez tous. « On peut aussi observer des professionnels qui ressentent d’abord du plaisir dans leur action d’aider, remarque-t-il. C’est aussi ça, le défi de ce type de métier : si on peut y faire face, on y trouve une satisfaction. » Au point que certains acteurs du secteur éprouvent les deux à la fois. « Ce fort sentiment d’impuissance leur fait dire que leur rôle n’est pas vain, relate Véronique Le Goaziou. D’ailleurs, le sentiment d’utilité est proportionnel au sentiment d’impuissance. »
Facteurs de risques
Mais pourquoi certains sont-ils touchés par le SPT et d’autres, non ? « Chaque sujet étant singulier, sa réponse sera toujours singulière. Elle est bien évidemment dépendante aussi d’éléments transitoires, aléatoires, extérieurs qui vont venir fragiliser à un moment plutôt qu’à un autre. Chaque élément est ainsi médiatisé par l’appareil psychique de chacun et certains événements vont nous toucher plus que d’autres », explique Sydney Gaultier, cadre de l’unité transculturelle de l’enfant et de l’adolescent (UTEA) du Centre hospitalier universitaire vaudois, à Lausanne (CHUV), et ancien enseignant-chercheur et psychologue dans des maisons d’enfants à caractère social françaises.
Evidemment, beaucoup de professionnels n’ont pas embrassé leur métier par hasard. « Chez les travailleurs sociaux, on va trouver des capacités empathiques. Parmi ces profils, une grande proportion de personnes ont elles-mêmes côtoyé la souffrance », pointe Anne-Catherine Sabas. Toutefois, les prédispositions individuelles ne sont pas les seuls facteurs de risques. Selon Sydney Gaultier, la question de la solitude au travail est fondamentale : « Quand on est seul, on a plus de mal à se dégager du traumatisme, et les espaces dédiés à l’écoute sont souvent mis en place quelques jours après. A ce moment-là, le traumatisme a déjà eu le temps d’agir en vous. »
Par ailleurs, l’idée que les professionnels soient impactés n’a pas bonne presse dans le secteur. Ils doivent composer avec une culture de banalisation de la violence, perçue comme inévitable et inhérente au métier par la plupart d’entre eux. Sydney Gaultier a récemment pu le constater en observant la réaction d’un éducateur. « A la suite d’une bagarre au couteau entre deux jeunes, j’ai reçu la victime avec son accompagnateur. C’était un épisode violent où, sans l’intervention de l’adulte, le jeune attaqué y serait sûrement resté. Quand j’ai demandé à l’éducateur s’il allait bien, il a beaucoup minimisé, tout en laissant entendre que ça l’avait touché. Quelques semaines après, il a eu un arrêt maladie assez long. Il y a une dimension de honte à rapporter ce que soi-même on a vécu. »
Libérer les émotions
Alexandrine Laizeau s’est murée dans le silence. « On en a reparlé les jours suivants, mais il m’était difficile d’aborder ce sujet par peur que la réaction de mon équipe ne corresponde pas au réconfort dont j’avais besoin », se rappelle l’assistante sociale. Du reste, aucun suivi ne lui est proposé. Elle croit avoir compris qu’il faut « encaisser ». En témoigne la « virilité » avec laquelle ses collègues aguerris racontent les épisodes de violences qu’ils ont subies, romanesques narrations habilement agrémentées d’héroïsme et d’humour. « Ces récits me mettaient très mal à l’aise, se souvient-elle. Ils ne correspondaient pas ma souffrance. »
Pourtant, malgré les tabous, les modifications de l’état émotionnel sont bien là. « C’est un long processus d’expositions répétées qui fait qu’à un moment on se rend compte qu’émotionnellement on ne réagit plus de la même façon, décrit Sydney Gaultier. A certains moments, il s’agit davantage d’isolation de l’affect, de prise de distance avec les publics. Mais à d’autres, au contraire, on est submergé par des émotions fortes. Autrement dit, quelque chose s’est dérégulé dans notre capacité à contrôler nos émotions. »
Si les professionnels ne s’autorisent pas à révéler leurs souffrances, c’est aussi que ces dernières sont souvent considérées comme une faiblesse. « J’ai vu parfois des équipes complètement fracturées après une agression parce que l’anéantissement psychique de certains était considéré comme de la lâcheté, se rappelle Alexandrine Laizeau. Le néolibéralisme, qui suppose de rationaliser le travail, a fait que les travailleurs sociaux se sont retrouvés coincés à ne plus parler de leurs émotions. Les protocoles mis en place ont été compris comme un marquage des interventions de A à Z, à appliquer à la lettre. Cet encadrement n’est positif qu’à condition qu’on sache s’en libérer et s’autonomiser. Pour cela, il ne faut pas être seul. C’est le collectif qui élabore par les échanges la distance à prendre et la nécessité de laisser une place aux affects. » Encore faut-il réussir à les identifier et à les analyser. Ce qui suppose d’avoir du temps. Un luxe aujourd’hui dans le travail social, foudroyé par un manque de moyens humains et matériels qui fait le lit des vulnérabilités des acteurs. D’autant que l’institution ne répond pas toujours favorablement aux besoins de ses salariés traumatisés.
Or la fréquence des SPT varie suivant les structures et les modalités d’accompagnement. « En l’état actuel des recherches, les personnels travaillant en hébergement paraissent plus sujets au développement de ces pathologies. Les conflits dans les équipes semblent aussi augmenter les risques », affirme Maël Virat. Aujourd’hui, Alexandrine Laizeau a appris à « se protéger » des situations de violences. « Jusqu’à 30 ans, j’en ai été plusieurs fois victime. Passé cet âge, je me suis rendu compte qu’il était nécessaire de comprendre individuellement ses réactions et de les transmettre aux autres. C’est important d’avouer nos faiblesses. Parce que, finalement, ce n’en sont pas : il s’agit juste de réactions saines dans des situations dramatiques très difficiles. Nos collègues ont aussi besoin de pouvoir s’en libérer. Si quelqu’un dans une équipe a cette capacité de dire les choses telles qu’il les vit, ça rend finalement service à tout le monde. »
.>>> A lire notre enquête sur le stress post trauma des travailleurs sociaux