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“Les bonnes pratiques sont contradictoires avec l’éthique”

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L’accompagnement social peut placer les travailleurs sociaux devant des questions éthiques. Selon Philippe Merlier, docteur en philosophie, ils se retrouvent souvent très seuls dans leurs pratiques quotidiennes face à ces dilemmes.

 

Comment définir l’éthique dans le travail social ?

Il n’y a pas de définition particulière pour le travail social, l’éthique est une discipline transversale. Elle s’applique dans le social et le médico-social comme dans les soins et la santé. C’est elle qui rend les services sociaux hospitaliers, qui en fait un repaire si on pense aux centres d’accueil et d’hébergement, par exemple, et pas seulement un repère. L’éthique est aussi un ensemble de principes philosophiques et universels qui visent au mieux le juste, au pire le préférable. J’en dégage trois – l’autonomie, la bienveillance et l’équité – auxquels je rattache respectivement le respect, l’empathie et la responsabilité. En effet, en donnant des cours d’éthique à des étudiants en soins infirmiers, j’ai constaté qu’on leur disait de ne surtout pas montrer leurs sentiments s’ils voulaient être de bons professionnels. Or il est important de les identifier pour pouvoir éventuellement les réviser. C’est pareil dans le travail social ne serait-ce que pour garder la « bonne » distance ou faire face à un dilemme éthique. Mettre ses émotions sous le tapis expose davantage au risque d’épuisement professionnel. Le sens est le primat de l’éthique. Quand il n’y en a plus, c’est l’être de soi-même qui s’effiloche et disparaît.

 

Quels sont les cas de conscience auxquels les travailleurs sociaux sont le plus souvent confrontés ?

J’ai réalisé une enquête de terrain auprès d’une trentaine de professionnels auxquels j’ai posé une seule question : quel est le plus gros dilemme éthique que vous avez rencontré dans votre carrière ? Les difficultés liées à l’interculturalité, aux conflits de valeurs et à la confidentialité des données sont fréquemment évoquées. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est le très grand isolement du travailleur social, comme lâché par sa hiérarchie, face à des cas de conscience ou des décisions qui l’empêchent de dormir. Je remarque deux dérives. Soit l’institution laisse le professionnel seul avec des questions éthiques dans la mesure où cela ne concerne pas la « démarche qualité » du service, ce qui est un paradoxe. Soit elle met en place une éthique de façade pour donner une image propre à l’extérieur. De belles chartes éthiques sont affichées dans le hall de certains établissements mais cela n’exclut pas qu’elles soient parfois maltraitantes. Aujourd’hui, sous couvert d’éthique, il y a aussi une tendance au contrôle social et à la mise en place d’un ordre moral. L’éthique peut servir de prétexte pour légitimer le pouvoir des institutions. Les structures dont les cadres dirigeants ont un véritable souci de l’éthique sont finalement assez minoritaires.

 

Comment concilier éthique et management ?

Les techniques néo-managériales appliquées au travail social sont généralement antinomiques avec l’éthique. Mener une réflexion déontologique sur une situation exige du temps, c’est incompatible avec le management actuel où tout est rationalisé et donc contraire à la pensée. Ethique et management sont littéralement en conflit. Ce dernier fait un mal considérable aux relations humaines. Quand on ne raisonne qu’en termes de moyens, on ne s’occupe pas des fins. La finalité des principes éthiques est que la personne soit respectée dans son autonomie. Plus on la considère comme un « cas » moins ce qu’elle pense est pris en compte. Il est parfois nécessaire de prendre des décisions à la place d’un individu pour le protéger, mais la mission du professionnel est de l’amener à choisir par lui-même sans plaquer ses propres représentations sur lui. Il y a d’ailleurs une inflation de contrats d’objectifs individuels qui ne font pas bon ménage avec l’éthique. On impose aux gens qui sont dans l’urgence vitale de souscrire à un projet personnel. Ils en font un « bidon » et après on s’étonne qu’ils ne l’investissent pas. C’est absurde. Le respect de l’autre est la considération que je témoigne à l’autre dans sa dignité, l’absence de jugement moral. C’est le sentiment qui nous humanise.

 

Vous fustigez la notion d’expertise, pourtant tres en vogue, pourquoi ?

Normalement, l’expert est entre le savoir et le savoir-faire, c’est le médiateur entre la connaissance et la pratique sociale. Il est entendu, consulté, mais pas nécessairement suivi. En théorie, il ne doit pas se substituer au décideur. Hors, aujourd’hui, le pouvoir lui donne de plus en plus d’importance. C’est dangereux, car en prenant leurs conclusions comme telles, on les crédite d’un argument d’autorité contraignant qui peut nuire au débat et conduire à la normalisation. Les experts n’ont pas forcément raison, ils se contredisent souvent, comme on l’a vu avec le coronavirus. On leur demande beaucoup et, souvent, plus qu’ils ne peuvent. Cela pose la question de leur responsabilité. Dans les affaires judiciaires, par exemple, on enjoint à l’expert psychiatre de faire un pronostic sur la dangerosité d’un individu alors que son travail est de faire un diagnostic. Le conseil met davantage à l’abri du pouvoir que l’expertise. Il est fondé sur l’échange d’arguments, la suggestion désintéressée, qui laisse l’autre autant que possible libre de ses choix.

 

Pourquoi préférez-vous la bienveuillance a la bienveillance ?

Dans le mot bienveuillance, on entend le vouloir tandis que dans bienveillance, il y a « veiller sur », éventuellement « surveiller », ce qui est assez paternaliste. C’est comme parler de « nursing » pour les personnes âgées, cela m’insupporte. Dans la bienveuillance, je ne veille pas sur l’autre de ma position ou de mon rôle social, je veux son bien. Il en est de même avec le mot bientraitance. Du point de vue professionnel, bien traiter l’usager est d’une telle évidence que le substantif paraît superflu. A cet égard, c’est la politique sociale qu’il convient d’interroger. Car bien traiter les professionnels dans leurs conditions de travail, leur laisser du temps, a nécessairement un impact sur la bientraitance des usagers… De toutes ces notions, celle d’empathie a de loin ma préférence : elle est moralement neutre et suppose une égalité dans la relation. L’empathie est la capacité à percevoir la réalité du vécu émotionnel de l’autre et à la lui restituer. Cette restitution de l’émotion du professionnel à l’usager est souvent occultée mais elle est indispensable car elle rassure ce dernier : il a bien affaire à une personne qui ressent et non à un technicien qui le « choséifie ». C’est l’outil principal de l’accompagnement.

 

Quel message voudriez-vous que les étudiants retiennent ?

J’essaie de leur faire comprendre qu’ils doivent sans cesse nourrir leurs pratiques de réflexion théorique. Et ce, tout au long de leur carrière. Il faut qu’ils cessent de faire pour faire et qu’ils s’interrogent en faisant. C’est ce qui permet de garder du sens. Quand les étudiants démarrent leur formation, ils cherchent des recettes, des outils qui les rassurent. Je tente de leur montrer que s’il y a une certaine insécurité, c’est mieux. Je ne cautionne pas du tout la notion de « bonnes pratiques », elle est moralisante et culpabilisante. Qu’est-ce qu’une bonne pratique ? C’est contradictoire avec l’éthique qui relève du cas par cas.


 

Professeur de philosophie, Philippe Merlier est l’auteur de Philosophie et éthique en travail social (Presses de l’EHESP) dont la nouvelle édition, enrichie, vient de paraître.

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