Daniel Verba est sociologue, chercheur émérite à l’Iris (CNRS-EHESS-Inserm-USPN). Ses travaux portent sur les métiers du travail social et, plus récemment, sur les faits religieux et la laïcité en situation professionnelle. Selon lui, il faut décloisonner les métiers du social.
Les ASH : En quoi le dernier Livre blanc du travail social se distingue-t-il des précédents ?
Daniel Verba : En l’abordant, je pensais lire les mêmes préconisations un peu incantatoires des Livres blancs précédents. Or j’ai trouvé que le diagnostic était pertinent. Il reste évidemment à savoir si les politiques publiques vont s’en emparer pour résoudre les difficultés du secteur et surtout le manque d’attractivité des métiers. Je ne reviens pas sur la nécessité de revaloriser les salaires, d’améliorer les conditions de travail… C’est un avis largement partagé. Ce qui me paraît intéressant et, peut-être plus aisé à réaliser rapidement, c’est la demande de recentrement sur le cœur de métier. Cela suppose notamment de disjoindre les tâches administratives des tâches socio-éducatives, d’alléger la bureaucratie en simplifiant les procédures et les dispositifs, et de décloisonner les métiers pour libérer du temps d’accompagnement. Le travail social, c’est en effet de l’accueil – le rapport propose d’ailleurs d’en faire une mission à part entière –, de l’écoute, du suivi d’insertion, des visites à domicile, de « l’aller vers »…
Concrètement, comment simplifier la bureaucratie qui gangrène le travail social ?
DV : Les travailleurs sociaux sont en permanence soumis à l’obligation de remplir des fichiers, des questionnaires, d’établir des statistiques, etc. On pourrait très bien confier ces fonctions aux équipes administratives. J’ai rencontré le même problème à l’université avec les enseignants qui passaient beaucoup de temps rémunéré en heures complémentaires à remplir les emplois du temps des étudiants. Je trouvais ça contre-productif. J’ai donc confié ces tâches aux personnels administratifs afin que les professeurs se consacrent pleinement à leur mission d’enseignement. Ça a très bien fonctionné et nous a même permis de réaliser des économies. Le travail social, c’est d’abord et avant tout de la présence auprès des personnes vulnérables et non des gestes techniques que l’on peut effectuer en consultant son écran d’ordinateur ou son téléphone portable, ou encore en assurant des entretiens en télétravail…On n’est pas éducateur à distance…
Vous proposez de décloisonner les métiers. Pourquoi ?
DV : Tout le monde ne partage pas ce point de vue. Dans le secteur, beaucoup sont encore attachés aux identités de métiers mais je plaide en faveur d’une formation globale des travailleurs sociaux suivie d’une spécialisation. Les fondements du travail social sont partagés. On peut distinguer les métiers de la prévention qui concernent davantage la petite enfance ou l’animation de ceux de l’accompagnement qui touchent plus les assistantes de service social ou les éducateurs spécialisés, mais la présence à l’autre est un dénominateur commun à tous ces métiers. On pourrait inscrire ce registre moteur de la professionnalité dans un projet pédagogique général qui se déclinerait ensuite en spécialités. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe déjà sur le terrain. Cette orientation à géométrie variable existe donc et il y a déjà une pluralité d’accès aux différentes institutions qui ne dépendent pas seulement du diplôme obtenu, mais des missions attribuées aux professionnels. Et puis, le rapport fait aussi état du trop grand nombre d’intervenants affectés à une seule personne au risque de diluer à la fois la présence et l’efficacité de l’intervention, sans parler de son coût financier.
Beaucoup de thèmes sont abordés dans le rapport du Haut Conseil. En manque-t-il, selon vous ?
DV : Les étudiantes – puisque ce sont surtout des filles – de 2023 ne sont pas celles de 2000. Elles appartiennent plus souvent à des milieux populaires, plus souvent dotées de bacs pros ou technos, plus souvent issues des minorités visibles et, par conséquent, plus fragiles socialement et scolairement. Or les maquettes de formation ont peu évolué alors même que nous sommes passés de l’ère Gutenberg à l’ère Zuckerberg, de l’imprimerie à l’intelligence artificielle. Une véritable révolution cognitive s’est opérée.
Aujourd’hui, la socialisation des jeunes est marquée par la grammaire digitale et un usage intensif des réseaux sociaux qui formatent les comportements et font parfois écran – c’est mon hypothèse – à la présence aux autres. Ce décalage préoccupant n’est pas identifié dans le rapport. Pourtant, ce que demande les personnes accompagnées, c’est du temps de présence et de la courtoisie. Cela semble élémentaire mais ces compétences ne sont pas forcément acquises dans les familles ou à l’école. Il ne s’agit pas de basculer dans une nostalgie passéiste et réactionnaire, mais c’est un fait qu’il faut prendre en compte : le libéralisme dont les réseaux sociaux sont emblématiques a envahi toutes les strates professionnelles. Il y a de plus en plus de travailleurs sociaux qui décident de rester un temps court en institution, voire de changer de métier ou d’orientation en fonction des opportunités financières. Une forme d’ubérisation de ces professions se met en place avec, par exemple, le recours de plus en plus fréquent à l’intérim notamment dans les professions médico-sociales.
N’est-ce pas plutôt une conséquence des bas salaires et du manque de reconnaissance ?
DV : Les travailleurs sociaux ont toujours été mal rémunérés, ce n’est pas nouveau. Par le passé, ça ne posait pas de problèmes de recrutement. Cette dimension matérielle est, bien entendu, déterminante. Il faut revaloriser les salaires, les statuts, améliorer les conditions de travail et la formation continue. Mais il faut également mieux appréhender la question de la compatibilité des dispositions cognitives des étudiants avec le travail d’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité qui exige une grande disponibilité. Mais nous sommes de plus en plus absents les uns aux autres, enfermés chacun dans une bulle virtuelle connectée au monde entier sous le prisme mortifère de l’identité et déconnecté du présent immédiat.
Pour promouvoir l’attractivité, vous suggérer de s’appuyer, entre autres, sur le cinéma…
DV : En suscitant de l’émotion, les films ou les séries qui ont beaucoup de succès chez les jeunes gens, peuvent être utilement mobilisés pour stimuler les vocations. Le festival du film social de la 25ème image dont je suis un des administrateurs, qui a lieu tous les ans et qui est cité dans le Livre blanc, a des effets significatifs sur les motivations des étudiants en travail social mais aussi sur les élèves de fin d’études secondaires. La programmation de cette année était captivante. J’ai pu accompagner, pendant une journée, un groupe de 200 étudiants en formation de travail social et j’ai vu leur regard s’illuminer à la suite des projections comme s’ils prenaient soudainement conscience de la pluralité des opportunités qui leur étaient offertes de s’engager auprès de personnes en difficultés et de l’importance que cet engagement revêt pour la cohésion sociale. Ces initiatives méritent d’être soutenues.
Et si les pouvoirs publics faisaient du travail social une grande cause nationale ?
DV : Le travail social ne tient que par ce fil invisible que l’on appelle la relation. Il est donc très difficile de l’objectiver et de quantifier ses effets pour démontrer son utilité. Une anecdote m’a été rapportée il y a quelques jours par une responsable de service dans une grande institution socio-éducative. Pour fêter la fin de l’année, cette dernière a proposé à son équipe un repas collectif et s’est adressée à un traiteur pour obtenir un devis. Celui-ci est revenu avec une somme à devoir de 0 €… Supputant une erreur, elle a relancé le prestataire qui s’est alors justifié en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’une coquille mais bien d’un présent volontaire : sa fille avait été autrefois placée dans cette institution « qui lui avait sauvé la vie ». Comment trouver meilleur argument pour faire du travail social une grande cause nationale…
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