« Rester à distance ou être dans la proximité. Tel serait le dilemme shakespearien de l’accompagnant social – et plus largement de l’homme – face à l’énigme de la relation humaine », rappelle Dominique Depenne, formateur-responsable de projet à Buc-Ressources(1). Comment se comporter dans la relation à la personne accompagnée ? Quelles émotions son parcours de vie peut-il éveiller chez les professionnels et comment y faire face ? Quels gestes s’autoriser ou s’interdire dans le travail en milieu ouvert, auprès des jeunes, dans le champ socio-éducatif, dans celui du handicap ou du grand âge ?
Le diktat de la « juste distance professionnelle » pèse de longue date dans le travail social. Cette distanciation avec les personnes accompagnées est présentée comme la condition sine qua non d’une posture professionnelle appropriée. En clair, il est attendu des acteurs du secteur social et médico-social qu’ils fassent preuve de bienveillance, d’empathie et d’écoute, mais, dans le même temps, qu’ils gardent une « juste distance », voire adoptent une « mise à distance » de leurs émotions et affects ou leur « domestication ». Cette « bonne distance » est supposée garantir le professionnalisme des travailleurs sociaux, mais aussi les préserver, leur éviter le burn-out. Pour Lionel Dagot, maître de conférences en psychologie sociale et travail à l’université Paris 8, « les travailleurs sociaux sont les prototypes de cette catégorie d’employés pour lesquels il y a une forte demande émotionnelle dans le travail où ils se trouvent confrontés à la précarité, aux situations de handicap, à l’exclusion. […] Ces professionnels sont engagés dans une relation de face à face avec la vulnérabilité, la fragilité des bénéficiaires, aussi ne peuvent-ils mettre de côté leurs émotions, faire l’économie de leurs sentiments. »
« Le discours prônant la “mise à distance” semble devenir de plus en plus envahissant, voire omnipotent. Comme si “se tenir à distance” était devenu l’expression maîtresse d’un secteur d’activités voué à l’accompagnement relationnel. D’où vient l’idée que l’on serait un “bon” accompagnant à partir du moment où l’on saurait se tenir à distance de l’autre (accompagné), le mettre à distance de soi ? Où se situe cette fameuse “bonne distance” dont on nous parle ? Qui serait légitime pour en donner la “bonne” mesure ? », interroge Dominique Depenne.
Comme le souligne Paul Fustier, professeur émérite de psychologie à l’université Lumière Lyon 2, dans son ouvrage Le lien d’accompagnement, entre don et contrat salarial, le travail social se joue constamment entre deux pôles : celui du don et celui du service contractualisé. Cette ambivalence concourt à la réussite de cette mission paradoxale : donner de soi à autrui et être payé pour le faire. Le lien d’accompagnement est, de fait, de nature hybride avec, d’un côté, des actes et des tâches régis par le contrat de travail et, de l’autre côté, des dons et contre-dons.
Travailler avec les affects
« Il est totalement chimérique de se penser “accompagnant” comme un individu totalement dégagé des résonances que suscite la relation d’accompagnement. A moins d’être robotisé. Prétendre abolir la sensibilité dans l’accompagnement est donc une aberration. La question est de savoir comment ce qui relève du sensible peut s’inscrire dans un accompagnement éthique ce qui est tout autre chose », analyse Dominique Depenne. Et de poursuivre : « Il ne peut exister d’accompagnement éthique que dans la proximité, placée sous le signe d’un engagement dans la relation. » Ce dernier, au contraire de ce que l’idéologie de la “bonne distance” professe, ne signifie en rien un quelconque état fusionnel. Etre engagé signifie faire face à sa responsabilité éthique envers autrui. Or, faire face à cette responsabilité exige qu’autrui ne soit jamais annulé mais, au contraire, reconnu dans la singularité d’être unique, incomparable. Pour Catherine Deshays, psychiatre au centre hospitalier de Montfavet à Avignon (Vaucluse), « travailler avec les affects ne veut pas dire transformer la relation professionnelle en relation affective. Il s’agit de regarder comment les affects nous submergent. Nous souffrons, nous humains soignants et soignés, bien plus de la distance – qu’elle soit volontaire ou non – dans la relation que de la proximité. » Et d’ajouter : « La relation est au cœur de l’accompagnement à la personne. Quelle que soit la finalité de la mission ou de l’accompagnement […], les caractéristiques sont de deux ordres : le professionnel met en œuvre une attitude, une posture, une action envers une personne, dont il doit connaître les effets. Cet accompagnement induit une proximité, voire une intimité, dont il doit anticiper les implications et les conséquences. »
Quelle place pour l’affect(ion), voire l’amour, dans les prises en charge professionnelles et institutionnelles des enfants, des adolescents et des adultes ? questionne Daniel Coum(2). Pour ce psychologue clinicien et psychanalyste, directeur des services de l’association Parentel, « l’éducation des enfants, l’accompagnement des parents, la prise en charge d’adolescents, le soin apporté aux personnes âgées mobilisent, comme toute relation humaine, de l’amour (donc de la haine), de l’affection (donc de la détestation), de l’empathie (donc de l’hostilité)… »
Il juge donc que dans les métiers de l’humain, « le savoir-aimer est une compétence professionnelle ». Toutefois, la question de l’amour dans le travail social en général et l’intervention éducative ou psychologique en particulier constitue « un objet de réflexion peu fréquenté », reconnaît-il. « Une sorte de réticence ambiante vient faire obstacle à la pensée, au dialogue, donc à la pratique, sur une question pourtant centrale. Car elle est au cœur des pratiques professionnelles auprès des enfants, des adolescents et des adultes », explique-t-il. « Or le travail social est habituellement expurgé de sa dimension affective pourtant omniprésente dans la rencontre. On pourrait même formuler l’hypothèse que la part sentimentale qui infiltre toute rencontre est d’autant plus escamotée du discours qu’elle domine le travail social. Elle en constitue la face cachée dont on sait que, refoulée des discours, voire de l’éprouvé, elle fera retour sous la forme de ce qui, une fois analysé, pourra être – et ce sera alors un moindre mal – élevé au rang de symptôme. »
S’autoriser le mot « amour »
Philippe Gaberan(3), ancien éducateur spécialisé et docteur en sciences de l’éducation, formateur et chercheur en travail social à l’ADEA – centre de formation travail social à Bourg-en-Bresse (Ain) –, constate également que les mots « aimer » et « amour » n’ont jamais eu la faveur des discours, et encore moins des écrits des professionnels de l’action sociale et de l’éducation spécialisée. « En réalité, évoquer l’amour comme étant l’un des matériaux essentiels à toute relation d’aide sociale, éducative et de soin, relève du tabou, au sens littéral du terme ; car l’amour est une composante dont tous les professionnels de l’éducation spécialisée et du travail social connaissent et reconnaissent la présence au sein de toute relation d’aide, dès lors que celle-ci conserve sa dimension humaniste mais dont, simultanément, aucun professionnel ne souhaite parler… Mieux, dont aucun professionnel ne s’autorise à parler », déclare-t-il. Philippe Gaberan ajoute : « Alors plutôt que de laisser, comme hier, l’amour dans la relation éducative être un tabou, ou pire encore de le frapper d’interdit comme aujourd’hui au sein des institutions et des pratiques, il s’avère urgent d’apprendre aux professionnels et aux futurs professionnels comment l’intégrer à un savoir-être et un savoir-faire respectueux à la fois d’eux-mêmes et de la personne accompagnée. »
Devant la problématique des risques psycho-sociaux qui touchent de plein fouet les professionnels du secteur social et médico-social, l’Association nationale des assistants de service social (Anas) a formulé, en octobre 2019, une proposition pour le Haut Conseil du travail social intitulée « Travail social et gestion des émotions ». « Dans leur quotidien professionnel, les praticiens du travail social sont en première ligne face à la colère, l’incompréhension, le désarroi ou encore la détresse de certaines personnes reçues. Nous parlons souvent “de gestion du stress” mais qu’en est-il de la gestion de nos propres émotions en tant que travailleur social ? », questionne l’Anas. « Souvent, il peut nous sembler “tabou” de pouvoir dire qu’une personne reçue peut faire naître en nous telle ou telle émotion, que celle-ci soit positive ou négative. Paradoxalement, la “neutralité” du travailleur social est mise en exergue mais chacun est professionnel avec ce qu’il est. »
Le droit de ressentir
L’Anas souligne l’urgence de reconnaître aux professionnels le droit de « ressentir » des émotions face aux personnes qu’ils accompagnent. « Peuvent-ils s’autoriser à être en colère contre un usager, à être joyeux avec un autre, ressentir de la tristesse à l’évocation d’une situation ? Quel être humain peut rester de marbre tous les jours face aux parcours de vie souvent chaotiques, aux histoires singulières vécues par les personnes ? Peut-on “aimer” dans la praxis du travail social ? Se sentir “révolté” par la situation de l’autre lorsqu’il semble vivre un moment particulièrement injuste ? » Et d’insister sur la nécessité de mettre en place et de trouver des solutions pour accompagner les praticiens du travail social, tout au long de leur carrière, dans la gestion de leurs émotions afin de limiter le stress et la souffrance au travail : « Pouvoir parler de ce que l’on peut “ressentir” face à la difficulté de certaines situations individuelles ou collectives, face à des situations perçues comme “violentes”, apparaît alors essentiel pour se libérer d’une certaine charge mentale et pouvoir relativiser certains accompagnements, ce qui pourrait avoir probablement des effets bénéfiques sur le stress engendré. »
(1) Auteur de Distance et proximité en travail social, les enjeux de la relation d’accompagnement – Ed. ESF, 2019.
(2) Auteur de Par-delà l’amour et la haine. Dans les liens familiaux et le travail social – Ed. érès, 2020.
(3) Auteur d’ Oser le verbe aimer en éducation spécialisée – Ed. érès, 2016.