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Bérangère Lauren Szostak : “l’outil de mesure doit rester un moyen, pas une finalité”

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Berangere Lauren Szostak

Crédit photo Vincent Gerbet
Selon la spécialiste en management stratégique, en innovation et en économie sociale et solidaire, le manager social doit posséder des qualités spécifiques pour affronter les dilemmes qui sont les siens et favoriser l’innovation de l’ensemble des travailleurs sociaux placés sous sa responsabilité.

 

Actualités sociales hebdomadaires : est-il encore aujourd’hui possible de gérer les établissements dans le respect des valeurs qui fondent l’économie sociale ?

Bérangère Lauren Szostak : On demande aux associations et établissements médico-sociaux des comptes sur les aspects financiers, mais aussi sur des ratios, un nombre de lits occupés par exemple. Ce qui les conduit à des évaluations très quantitatives en gommant tout l’aspect qualitatif. Or c’est avec le qualitatif que s’apprécie le travail réel. Les grosses structures, comme une mutuelle ou une fondation, recourent nécessairement à des tableaux de suivi. Et ce n’est pas forcément pour de mauvaises raisons. Mais il convient que l’outil de mesure reste un moyen et ne devienne pas une finalité. Et il ne faut pas se focaliser uniquement sur le quantitatif. Rendre des comptes aux partenaires extérieurs s’impose, oui, mais pour connaître la nature des effets, il faut aussi s’intéresser à l’impact social et aux demandes des parties prenantes. Les quantifications ne sont pas forcément négatives en soi, tout dépend de l’usage que l’on en fait.

 

ASH : faut-il disposer d’outils spécifiques à l’économie sociale et solidaire (ESS) ?

BL.S : tout dépend de ce que l’on veut faire. En cas d’usage interne, un outil gratuit ou basique peut parfaitement faire l’affaire. Dès lors qu’on sollicite financièrement des partenaires, il faut tenir compte de l’image que renvoie l’outil choisi du professionnalisme et de la crédibilité de l’organisation. De plus, rien n’empêche de personnaliser un outil existant. Selon moi, il est utile de créer un logiciel spécifique à la structure seulement s’il n’y a pas d’équivalent sur le marché. Ce qui importe, c’est surtout l’appropriation des instruments, l’adoption par les acteurs de règles précises, qui créent aussi un espace commun entre eux.

 

ASH : à votre avis, l’usage qui est fait des outils et tableaux est-il pertinent ?

BL.S : il faut les mettre en perspective et considérer la place du projet politique de la structure. La crise que nous traversons va peut-être conduire nombre d’entre elles à bouger plus rapidement que prévu sur ces questions, dans le sillage de la loi « Pacte » (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) qui prévoit la possibilité pour elles de se doter d’une raison d’être, d’où la prise en compte de nouveaux indicateurs moins financiers, pour apprécier l’atteinte de cette raison d’être. Nous n’avons plus le temps de discuter, il est maintenant urgent d’agir. Or beaucoup d’entreprises restent encore au stade de la rhétorique.

 

ASH : quelles doivent être les spécificités des managers lorsqu’ils pilotent une structure du secteur de l’ESS ?

BL.S : comme partout ailleurs, le manager doit gérer une action collective. Mais, dans ce secteur, il doit aussi se montrer sensible au projet politique de l’établissement, de l’association… qu’il dirige. Il doit par exemple intégrer la dichotomie entre l’administratif, la direction générale d’un côté, et le politique, avec le conseil d’administration, de l’autre. Et il est parfois difficile de concilier des impératifs administratifs avec des choix politiques, qui doivent primer. Si un président d’association dit : « Il faut trouver une solution », il faudra en effet tout faire pour la mettre en place. Le manager social doit donc être doté d’une certaine humilité. Dit autrement, reconnaître ses limites face au projet politique. De plus, il importe qu’il soit formé à ce qu’est l’ESS, ce qui rentre en résonnance avec de nombreux programmes dispensés au sein des universités publiques, comme la mienne.

 

ASH : le manager se voit parfois tiraillé entre ses valeurs et des exigences comptables. Mais n’est-ce pas aussi le cas des travailleurs sociaux ?

BL.S : beaucoup de recherches s’intéressent aux directeurs généraux et aux présidents. Mais on manque encore de travaux sur ce qui se passe sur le terrain, au prétexte qu’ils se débrouilleraient avec plus d’agilité et pourraient plus réaliser d’ajustements. En réalité, eux aussi doivent rendre des comptes et sont parfois amenés à prendre des décisions guidées par l’atteinte d’objectifs quantifiés. Si un travailleur social doit mettre en œuvre x dispositifs, pour y parvenir, il peut se voir contraint à choisir des publics moins en difficulté. Et il le vit très mal. Aussi, oui, en effet, les problèmes de conflits de valeurs rencontrés par les managers de direction se retrouvent aussi au niveau des travailleurs sociaux.

 

ASH : malgré tout, à tous les échelons, des innovations sont réalisées, en particulier dans les établissements médico-sociaux. Comment est-ce possible ?

BL.S : grâce à l’engagement des personnes. L’engagement au travail en particulier qui se traduit par de la persévérance, du dévouement et parfois aussi une difficulté à arrêter son travail. Il y a aussi l’engagement envers l’organisation, qu’on appréhende selon trois dimensions. Un engagement affectif, d’abord. Ce sentiment d’avoir une mission est celui qui joue le plus fort. Ensuite, il y a un engagement normatif ou une attitude de loyauté. Enfin, il y a aussi un engagement calculé, de type « je fais mon devoir en échange d’un salaire ». L’engagement à l’organisation, lui, pose davantage de questions : les professionnels ont parfois le sentiment de ne pas recevoir tout le soutien qu’ils espéreraient, en particulier dans le domaine de la santé. Cela étant, je n’ai pas du tout été surprise de la capacité d’innover démontrée par ces professionnels durant la crise. Et, pour que les innovations se fassent, y compris hors du contexte de l’urgence, le manager, l’organisation doivent envoyer le message selon lequel il est possible de partager les idées, même les plus folles. Et il faut accompagner ceux des professionnels qui ont moins confiance en eux ou se croient moins créatifs pour qu’ils apprennent et osent être créatifs. Le climat social et l’ambiance jouent aussi beaucoup (il n’y a pas de créativité sans convivialité), de même que le fait de s’autoriser l’échec. En effet, il faut accepter parfois de perdre du temps, des ressources, pour en gagner dix fois plus après. On ne gagne pas toujours en efficacité du premier coup, il faut l’accepter. Il convient même parfois de s’affranchir des règles pour ensuite les faire évoluer.

 

ASH : les usagers peuvent-ils jouer un rôle important en matière d’innovation ?

BL.S : la co-conception est une bonne chose en ce qu’elle permet d’identifier les besoins. En revanche, cela ne saurait suffire, dès lors qu’on veut avoir une approche prospective. Par exemple, à l’époque de Ford, si on avait demandé aux usagers comment se déplacer d’un point A à un point B, il y a fort à parier qu’ils auraient mentionné le cheval plutôt que conçu la voiture. Il faut une capacité à se projeter et imaginer aujourd’hui les outils, les besoins, les villes et la vie… de demain.


 

Bérangère Lauren Szostak
Professeur au laboratoire Beta, à l’uni­versité de Lorraine, agrégée en sciences de gestion et du management, Bérangère Lauren Szostak est corédactrice en chef de la revue Marché et organisations.

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