« Innover, c’est comment faire plus avec moins, en évitant l’implosion du système. Et c’est donner l’illusion de promouvoir les avancées de l’outil social. » Pour Camille Hamel, éducateur en milieu ouvert, les financeurs invitent, trop souvent, à inventer lorsque, en réalité, s’annoncent des coupes budgétaires. Et il prend l’exemple de son département, qui s’active à produire un nouveau référentiel et demande aux équipes de promouvoir l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée… mais à moyens constants. Résultat : mécaniquement, il faudra supprimer des prises en charge, et des actions préventives, pour assurer l’accompagnement de familles parmi les plus vulnérables. Au risque de fabriquer des bombes à retardement à terme, et des signalements.
Pourtant, le professionnel lui-même reconnaît sans peine que l’injonction d’innover n’est pas mauvaise en soi. Du moins dès lors que le terme soit bien défini et les bonnes conditions de réalisation réunies. Une précaution d’autant plus utile que, paradoxalement, selon Christelle Bruyère, maîtresse de conférences en sciences de gestion à l’université de Saint-Etienne, « la situation actuelle renforce l’innovation. On pourrait penser que l’on croule sous les protocoles. En réalité, des verrous ont sauté. On a accepté de faire avec les moyens du bord, et il y a eu moins de lourdeurs administratives et institutionnelles. Place a été laissée à l’ingéniosité, même si, entre les deux vagues, la norme a pu faire son retour en force… »
Comme le laissent entrevoir les termes de « moyens du bord » ou d’« ingéniosité », innover signifie surtout introduire quelque chose de nouveau, pas forcément une solution clé en main : « On a tort, en ce moment, de laisser penser qu’une innovation est nécessairement disruptive. Cela donne aux professionnels le sentiment que l’innovation est inatteignable », déplore Valérie Reznikoff, cheffe de projet à l’Agence nationale d’appui à la performance (Anap). Or, argue-t-elle, innover consiste à répondre à un problème, souvent en empruntant un chemin de traverse. Marie-Aude Torres-Maguedano, directrice générale de l’Unapei (association dédiée au handicap mental), abonde : « L’innovation sociale doit être une source d’amélioration pour les usagers. » Et à ses yeux, ainsi définie, l’innovation est inscrite dans l’ADN de cette association de parents, qui a toujours créé pour apporter des solutions.
Ce qui pose toute la question du sens des innovations, qui doivent s’arrimer aux valeurs de l’association. Les acteurs revendiquent tous de mettre la personne qu’ils accompagnent (précaire, âgée, handicapée…) au centre de leurs innovations. « Ce qui prime, c’est le besoin de l’usager. A nous de nous adapter, et à la direction d’accompagner cette adaptation », plaide Nathalie Swiatkowski, directrice régionale Bourgogne-Franche-Comté d’APF France handicap. « Le positionnement associatif doit être claire et lisible quant à ses valeurs, appuie Mélina Konrad, directrice du service « hébergement », au Groupement des associations partenaires d’action sociale (Gapas), dont les 800 professionnels accompagnent un millier d’enfants et adultes handicapés, principalement dans les Hauts-de-France. Une fois que le conseil d’administration a défini les valeurs, elles redescendent vers les équipes au travers de la direction générale. Et les professionnels peuvent monter en compétence, devenir autonomes et responsables. » Un cercle vertueux à ses yeux qui, au Gapas, veut aller jusqu’à promouvoir un « management coopératif ». Mais sur le plan pratique, des conditions doivent être réunies pour favoriser la créativité.
Peu importe la taille des structures, toutes peuvent innover, décrypte Bérangère Lauren Szostak, professeure des universités et chercheuse au CNRS : « L’important tient davantage à la capacité de faire travailler ensemble différents acteurs. » Et à l’identification préalable du problème auquel l’on souhaite apporter une solution, insiste Valérie Reznikoff.
Ceci posé, pour imaginer, les professionnels doivent avoir la liberté de « penser autrement qu’au travers de l’application des protocoles, énonce Christelle Bruyère. Ce qui, inévitablement, installe le manager au cœur d’une tension : il est missionné pour faire appliquer des protocoles, et pour laisser, simultanément, une place à l’innovation. Il faut se situer à la fois dans le cadre et hors cadre, laisser percevoir au professionnel qu’il ne sera pas sanctionné s’il innove. »
Accepter de travailler dans le doute
Cette liberté, cette autonomie doivent s’accompagner d’une acceptation du droit à l’erreur. « Il faut admettre de travailler dans le doute, et ce n’est pas toujours facile », observe Mélina Konrad, du Gapas. Mais pas n’importe comment, complète Nathalie Swiatkowski, d’APF France handicap : « Quand on libère la créativité, apparaît une prise de risque pour l’encadrement. Cela requiert une grande agilité dans les méthodes d’organisation, et une adaptabilité des modalités d’accompagnement. Cette prise de risque-là doit donc être intégrée au quotidien du travail. » Cette responsable associative préconise également le droit au retour en arrière si l’innovation, même bonne, arrive à un mauvais moment. Une précaution d’autant plus nécessaire que certaines créations bouleversent en profondeur le travail des équipes, comme lorsque, à Belfort, un institut d’éducation motrice a totalement fermé ses classes. Au lieu d’enseigner, les professeurs sont devenus coordinateurs de projet, interface entre l’établissement et l’Education nationale, où les enfants sont désormais tous inscrits.
Même pour des innovations de moindre ampleur, les professionnels doivent disposer de temps. Un moment pas forcément institutionnel, prévient Christelle Bruyère. Un instant pour eux, ce qui engendre une deuxième tension, entre « l’intensification du travail qui pousse toujours à en faire plus en moins de temps, et la demande de préserver le sens, ce qui demande du temps ». Offrir cette possibilité de réfléchir représente donc un investissement. Lequel doit être abondé parfois par des fonds sonnants et trébuchants. Ce qui, dans des structures sociales et médico-sociales placées sous fortes contraintes budgétaires, s’avère souvent complexe à dégager.
Si les conditions d’innovation et d’expérimentation ont été réunies, l’étape suivante consiste à essaimer les bonnes pratiques. Avec le double objectif de ne pas dupliquer l’existant et de déployer les solutions innovantes. Pour cela, les associations se structurent (voir page ? ?), et nouent des partenariats. En interne, lorsque leur taille l’autorise, mais aussi avec des intervenants extérieurs, parfois étrangers à leur cœur d’activité, comme des écoles d’ingénieurs. Autre forme de partenariat, inscrit dans les modes de gouvernance celui-là, le développement des complémentarités entre associations à l’échelle régionale, ou départementale, à l’image du Relais Ozanam, en Isère, qui a créé le « groupement des possibles » avec un autre centre d’hébergement, un chantier d’insertion et Culture du cœur. Le relais s’appuie sur des salariés militants et innove de longue date, explique son directeur, Francis Silvente, en égrenant un grand nombre de dispositifs en avance sur leur temps. Il soutient que les inventions sont comme une « bobine », l’une entraînant la suivante : « Nous avons imaginé les premiers baux glissants. Ce qui nous a permis de travailler avec les bailleurs, nouvelle étape, et imaginer des accompagnements pour éviter les expulsions de ménages en difficulté. Et ainsi de suite. »
Des freins perdurent
Malgré tout, des freins à l’innovation demeurent. Le plus sensible tient à ce que les outils d’évaluation des risques manquent, à la différence du secteur industriel qui a pu s’en doter, et ce alors même que les erreurs peuvent porter à conséquence sur des hommes et des femmes, et non sur des objets. Aussi les acteurs réclament-ils de se pencher sur des dispositifs de mesure d’impact. Des manques de financement ou des blocages réglementaires peuvent aussi limiter le champ des possibles. Résultat : « Entre le moment où on imagine une solution et celui où on la met en œuvre, le temps est parfois long, ce qui peut décourager les bonnes volontés », s’inquiète Olivia Bouys, responsable du pôle « innovation et développement de l’offre de services » à APF France handicap. A plus forte raison lorsque les innovations sont portées par des bénévoles, souligne la chercheuse Bérangère Lauren Szostak. Enfin, et c’est peut-être le plus énergivore, les publics à convaincre sont nombreux et parfois réticents : financeurs, mais aussi familles, voire équipes. « Il a fallu un temps d’acculturation », reconnaît Hervé Lherbier, directeur régional Hauts-de-France d’APF France handicap.
A l’inverse, d’autres équipes vont de l’avant : « C’est aussi valorisant pour elles d’appartenir à une petite association reconnue sur le plan national pour ses innovations. Et que l’on vient consulter pour imaginer », se félicite Francis Silvente, du Relais Ozanam. « Il y a en effet une logique de reconnaissance, confirme Christelle Bruyère. On a des idées lorsqu’on a envie de s’investir, lorsqu’on est reconnu dans son travail. Sans cela, on peut mettre tous les outils de développement de la créativité que l’on veut, ça ne marchera pas. » « Innover implique de sortir de nos habitudes, ce qui peut créer de l’inconfort », témoigne Mélina Konrad, du Gapas. Avant de conclure : « C’est dans l’inconfort que l’on construit. »
Appel à manifestation
Pour passer de l’idée à une solution, l’Agence nationale d’appui à la performance (Anap) va proposer un accompagnement aux cinq lauréats de son appel à manifestation baptisé « La pépinière des territoires ». Au travers de trois ateliers, répartis sur neuf mois. Les dossiers sont à déposer avant le 29 janvier, et l’accompagnement commencera en mars.
Plus d’information sur https://bit.ly/3m2HXZ3.