A. Une qualification exclusive de la recherche de tout mobile
Un accident n’est jamais attendu. Pour autant, sa survenance n’est en aucun cas dénuée de toute cause. Dans son sens classique, l’accident matérialise la production d’un aléa. Mais dans le secteur des ESMS, l’accident apparaît souvent comme le produit d’une prise de risque entre l’engagement d’une somme d’argent et le risque de sa survenance. Dans le processus décisionnel, le recours à une balance bénéfice-risque est un fait qui objective la décision en lui donnant une assise intellectuelle et rationnelle. Or, outre le fait que le risque ne pèse jamais sur celui qui le prend, celui-ci procède de ressorts affectifs qui restent exclusifs de toute interrogation sur la chaîne de production de l’accident.
1. L’aléa : cause inhérente à la survenance d’un accident
Dans le langage courant, un accident est un événement « imprévu et soudain », « fortuit ». La définition juridique est proche du sens courant donné au mot, la jurisprudence le définissant comme « un fait soudain, fortuit, imprévu et indépendant de la volonté de l’assuré » (Cass. civ. 3e, 15 mars 1977, n° 75-14.758).
Tel est le cas, par exemple, de l’agression, au sein d’un service de gériatrie, d’un résident par son compagnon de chambre. Dès lors que l’état de l’agresseur, qui n’avait fait preuve jusqu’alors d’aucune agressivité anormale, ne justifiait pas qu’on l’isole de son co-chambreur, qu’on prenne des mesures particulières le concernant ou qu’on exerce une surveillance renforcée en vue d’assurer la sécurité des autres pensionnaires.
Si, dans certains cas, rien ne laissait présager l’accident, dans d’autres, l’accident est la conséquence matérielle d’un pari manqué.
2. Le risque : cause provoquée de la survenance d’un accident
Le risque désigne la possibilité, voire la probabilité, d’un accident. Dans le champ de l’entreprise, un décideur pourra parfois courir certains risques – incité en cela par le fait que le risque est socialisé. En effet, la faute intentionnelle ou dolosive qui exclut la garantie de l’assureur est celle qui implique la volonté de créer le dommage et non pas seulement d’en créer le risque (Cass. civ. 1re, 7 mai 1980, n° 79-10.683).
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→ A la suite de la chute d’une patiente, en dépit « des risques liés aux problèmes de manutention des malades sur la fonction aide-soignante et identifiés dans le plan de prévention des risques, de la vétusté avérée du matériel mis à la disposition du personnel s’agissant du lève-malade en cause, d’une part, et de l’absence dans ce service d’un verticalisateur dont la nécessité [avait] pourtant été admise, d’autre part », l’hôpital n’avait pas fourni à ses employés les moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs tâches. En l’espèce, il ressortait des pièces produites au tribunal que :
– l’achat d’un verticalisateur était réclamé depuis 2011 et gelé en 2016 ;
– le lève-malade de l’époque avait été remplacé quelques semaines après l’événement ;
– à la suite d’un audit interne, un verticalisateur avait été reçu d’une entreprise extérieure.
→ Si l’accident implique la survenue d’un événement aléatoire, il n’est donc pas pour autant exclusif de toute faute potentielle. Il en est ainsi d’un accident de la circulation impliquant un véhicule transportant trois résidents d’un foyer accueillant des personnes atteintes de troubles psychiques, survenu au retour d’une sortie. Le conducteur n’avait pas bénéficié de 11 heures de repos consécutives, ayant quitté son service, effectué de nuit, à 9 h et l’ayant repris à 17 h. Cependant il a tenu à effectuer cette sortie. Dans cette affaire, cette faute a consisté, pour la responsable hiérarchique du conducteur, à l’autoriser à prendre le volant (CA Paris, pôle 6, ch. 11, 4 juillet 2023, n° 21/02936).
Cette violation des règles du droit du travail serait restée sans conséquence si l’accident n’avait pas eu lieu. C’est parce que le risque qu’un accident survienne a paru faible au regard de la fréquence des accidents de trajet, que cette autorisation a été donnée.
Un risque est la probabilité qu’une personne subisse un préjudice en cas d’exposition à un danger. Dans les ESMS, la matérialité d’un danger peut résulter de l’organisation du travail ou d’un équipement. La décision de courir un risque ou de le prévenir est déterminée par son acceptabilité. Un des critères du caractère acceptable d’un risque est, par exemple, l’indice de fiabilité ou la probabilité de défaillance d’un équipement.
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→ La chute d’un résident d’un foyer, qui n’a l’usage ni de ses jambes, ni de ses mains et se déplace en fauteuil roulant motorisé, survenue lors de la fermeture automatique d’une porte battante à son passage. Il a été projeté à terre, blessé puis a été hospitalisé. Son fauteuil a été endommagé. En l’espèce, s’il n’était pas avéré que l’accident pouvait résulter d’un dysfonctionnement de la porte automatique, il était cependant constant que l’établissement avait manqué à son obligation d’entretien et de surveillance du matériel, quotidiennement emprunté par le résident, en n’ayant pas procédé au contrôle périodique de l’installation (CA Rennes, 5e ch., 20 septembre 2023, n° 20/03249).
C’est parce que l’atteinte corporelle résulte d’un fait non intentionnel qu’un événement peut être qualifié d’accident. Mais cette qualification ne rend cependant pas toujours compte de la réalité. L’accident verbalise l’idée que chacun se fait de l’événement. A partir des détails fournis, chacun peut s’en représenter la scène. Il reste cependant entendu que seuls les faits matériels objectifs y joueront un rôle, le mobile n’étant, dans ce type d’affaire, jamais recherché. Or, qui prend un risque a toujours une raison sensible de le faire.
Par ailleurs, c’est en passant au crible le contexte dans lequel l’événement s’est produit que la qualification d’accident peut apparaître galvaudée.
B. Une qualification hors contexte
Dans certains cas, l’usage de la notion d’accident évince celle de maltraitance. C’est par omission du cadre social dans lequel ils s’inscrivent que certains événements peuvent être qualifiés d’accident.
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Une intoxication médicamenteuse due à une erreur d’administration des médicaments est un accident (1) – l’erreur est commise sans intention délibérée. Cependant, un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) relatif au retour d’expérience sur les événements indésirables graves associés à des soins établit que « les soins routiniers, réalisés “à la chaîne”, ont généré des événements sériels importants. Par exemple, une erreur d’administration des médicaments entre plusieurs résidents dans un service d’Ehpad » (2). En somme, il s’agit de savoir si un événement procédant d’une organisation du travail maltraitante peut recevoir une qualification différente.
La « théorie de l’accident » falsifie la réalité. Elle suggère une organisation du travail adéquate, une adaptation des moyens aux fins du service.
Mais les établissements ont de moins en moins de moyens (du fait des politiques de réduction de la dépense publique, de la recherche du profit des entités privées qui impose une réduction des coûts de fonctionnement), ce qui a des effets très concrets sur les usagers.
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→ La chute d’une résidente d’un établissement médicalisé pour personnes âgées atteintes d’Alzheimer causée par l’allocation, par les autorités administratives compétentes, d’un budget insuffisant pour assurer les besoins en personnel (CA Versailles, ch. 11, 3 juin 2013, n° 11/03550).
→ Ou encore celle d’une pensionnaire d’une structure d’accueil pour personnes âgées en perte d’autonomie descendue du bus de sa propre initiative en donnant la main à une autre pensionnaire.
La direction avait autorisé la sortie avec une seule accompagnatrice pour encadrer quatre personnes, dont deux en béquilles et une en fauteuil roulant, alors que la réglementation en vigueur imposait « la présence d’un encadrant pour deux résidents pris en charge ». De plus, l’accompagnatrice faisait l’objet de restrictions médicales (notamment l’interdiction de porter des charges de plus de 5 kg et éviter de pousser les fauteuils roulants) (CA Nouméa, 02, 8 septembre 2022, n° 20/001027).
En l’espèce, la chute de cette pensionnaire ne constitue pas exactement une maltraitance. Elle ne procède pas d’une négligence de l’accompagnatrice. Sa chute résulte d’un manque d’appui, d’une perte d’équilibre. La maltraitance peut d’ailleurs être d’autant plus facilement écartée que la pensionnaire a agi de son propre chef. Ce n’est qu’en rattachant la chute au contexte général qui l’a produite – inaptitude de l’accompagnatrice à accomplir les tâches requises, non-respect des normes d’encadrement – que la qualification d’accident se révèle inappropriée.
C’est par manque d’informations sur les circonstances de sa production qu’un événement peut, sans être contesté, être qualifié d’accident.
Plus la connaissance sur ces circonstances augmente, moins cette qualification paraît tenable.
Notes
(1) Arrêté du 28 décembre 2016 relatif à l'obligation de signalement des structures et médico-sociales (annexe).
(2) Rapport annuel d'activité 2019 sur les événements indésirables graves associés à des soins. HAS, décembre 2020, p. 17.
>>> Notre dossier sur la maltraitance des personnes vulnérables
1. Que disent la loi et la jurisprudence ?
2. La qualification de la maltraitance
3. La « théorie de l'accident »
L’ESSENTIEL
> Pour qualifier un acte de maltraitance, les juges du contentieux peuvent s’appuyer sur la définition donnée par le Conseil de l’Europe, la Charte des droits et libertés de la personne accueillie, la Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes et la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance.
> Les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales sont une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance.
> La maltraitance est habituellement considérée comme un fait individuel, l’acte d’un salarié sur une personne vulnérable. Sans interroger le positionnement de l’employeur et les conditions de travail.
> Par une lecture tronquée de la généalogie matérielle des faits un événement peut être juridiquement qualifié d’« accident ».
> Par l’omission du cadre social dans lequel ils s’inscrivent, certains événements peuvent être juridiquement qualifiés d’accident et non de maltraitance.