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La qualification de la maltraitance sur personnes vulnérables (2/3)

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Nuage de mots représentant un vocabulaire partagé sur la maltraitance établi par la Commission nationale pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance. 

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[DOSSIER JURIDIQUE] De la définition du Conseil de l'Europe à la création de la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance, la notion de maltraitance s'est progressivement affinée. Mais ce sont les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales qui sont une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance.

Si la qualification de la maltraitance a une origine privée, son influence sur le droit positif n’a été possible que par l’action du juge. Dans le champ médico-social, la maltraitance constitue un manquement à une obligation résultant du contrat de travail. Elle est communément présentée comme un fait personnel, les qualités de l’employé n’ayant pas correspondu aux compétences requises pour l’emploi occupé. Cependant, la maltraitance procède le plus souvent d’un problème structurel.

A. DES CONTOURS JURIDIQUEMENT DEFINIS

Le concept de maltraitance synthétise des faits matériels. Sa définition juridique suit les élargissements notionnels issus du travail social.

1. Du discours ordinaire…

La maltraitance est une notion didactique : elle est apparue dans la pratique des professionnels du champ social avant d’entrer dans les dictionnaires usuels au début des années 1990.

Pour les linguistes, la maltraitance va plus loin que les mauvais traitements. Elle suppose une régularité, une durée dans la violence et s’applique aux êtres sans défense (enfants, personnes âgées, personnes en situation de handicap, animaux).

Cette définition usuelle de la maltraitance diffère de son sens juridique. Si le juge reconnaît une proximité entre les notions de maltraitance et de mauvais traitements, il considère cependant qu’il existe une différence entre ces deux notions. Seuls les faits « qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales » (Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-41.075) permettent à l’auteur d’une dénonciation de bénéficier des dispositions de l’article L. 313-24 du CASF relatives à la protection des lanceurs d’alerte.

Le juge a ainsi retenu qu’un salarié qui avait saisi le procureur de la République de faits de maltraitance fondés sur la rupture de cinq contrats jeune majeur en 5 ans sur 115 jeunes pris en charge, ne pouvait se prévaloir des dispositions de cet article – et ce bien « que les ruptures litigieuses étaient intervenues de manière anticipée, à titre de mesure punitive et non en raison de ce que les personnes concernées ne remplissaient plus les conditions pour bénéficier d’une prise en charge » (Cass. soc., 21 juin 2018, n° 16-27.649).

Cette application a également été refusée à un salarié qui avait dénoncé les décisions de placement et d’investigation prises par le juge des enfants et les modalités du droit de visite qui y étaient prévues – nonobstant le fait que celui-ci avait souligné que la décision de placement du mineur « méconnaissait ses droits et libertés et lui causait une souffrance » (Cass. soc., 4 octobre 2023, n° 22-12.339).

La maltraitance est une notion issue du travail social que le droit n’a fait qu’enregistrer.

 

2. … à la définition d’une qualification juridique

La qualification consiste à nommer juridiquement un fait pour l’intégrer à une catégorie juridique préexistante, cette dernière indiquant les règles applicables. Si la maltraitance a une réalité objective, seul l’atteste l’acte verbal. Postérieure au fait, la qualification ne crée pas la maltraitance mais lui donne une existence juridique.

 

a) Les textes de référence

i. Le Conseil de l’Europe

En 1987, le Conseil de l’Europe définit la maltraitance comme « tout acte ou omission commis par une personne, s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière ».

En 1992, il complète cette définition par une classification des actes de maltraitance selon plusieurs catégories : violences physiques, violences psychiques ou morales, violences matérielles ou financières, violences médicales ou médicamenteuses, négligences actives ou passives, privation ou violation de droits.

En l’absence d’intervention du législateur, le juge a procédé à la qualification de maltraitance des faits reprochés soit en puisant dans le « déjà-nommé » par le discours ordinaire – c’est-à-dire sans viser les travaux du Conseil de l’Europe –, soit en se fondant expressément sur ces derniers.

Illustration (CA Agen, ch. soc., 8 janvier 2013, n° 12/00335) :

→ le magistrat a considéré que constituait une violence au sens du Conseil de l’Europe – soit « un soin brusque sans information ou préparation » – le fait, pour une aide-soignante diplômée travaillant dans une unité hébergeant des personnes dépendantes, de caler une résidente de façon brusque au fond d’un fauteuil sans la prévenir de ce geste (celle-ci ayant dit que cela lui avait fait mal) ;

→ dans le même sens, il a estimé que constituait une violence psychologique, au sens du Conseil de l’Europe, le fait, pour une telle professionnelle, de mettre dans le dos d’une résidente dépendante de la glace à la vanille, c’est-à-dire en agissant envers elle « avec absence de considération ».

 

ii. La Charte des droits et libertés de la personne accueillie

Dans certains cas, le juge s’est appuyé sur la Charte des droits et libertés de la personne accueillie pour retenir la qualification de maltraitance.

Il a ainsi été jugé constitutif d’un acte de maltraitance au regard de ce texte, le cas d’un aide médico-psychologique, titulaire d’un diplôme d’Etat, qui avait enfermé à clé une résidente d’une unité protégée afin qu’elle ne quitte pas sa chambre. L’état de cette personne ne lui permettant pas de tourner elle-même la molette, celle-ci est restée enfermée 15 minutes sans que le salarié n’ait prévenu personne – et sans qu’il soit possible de savoir combien de temps aurait duré l’enfermement si l’infirmière n’avait pas contrôlé les piluliers. D’autant plus que le salarié avait eu connaissance de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie (CA Lyon, ch. soc. B, 28 octobre 2022, n° 19/04016).

 

iii. La Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes

Dans le même sens, il a été jugé qu’au regard de la Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes, le fait, pour un agent de vie sociale, de ne pas respecter l’intimité d’une résidente en laissant le drap de lit découvert alors qu’elle était sur le bassin médical et de ne pas être intervenue pour calmer une collègue qui avait un comportement agressif à l’égard de celle-ci – une personne fragile et dépendante –, portait atteinte à sa dignité et constituait un acte de maltraitance.

 

iv. La Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance

Issu des travaux de cette commission, l’article 23 de la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants a créé au sein du code de l’action sociale et des familles un article L. 119-1 disposant que « la maltraitance (…) vise toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations. »

Une fois posée la matière théorique, il revient au juge de se prononcer sur les situations qui lui sont soumises.

 

b) Le contrôle du juge

Les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales constituent une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance. Le contrôle judiciaire est un processus en deux temps :

→ le juge se prononce sur la validité de la qualification par l’employeur des faits reprochés ;

→ ensuite, il apprécie la proportionnalité de la sanction disciplinaire appliquée au regard des faits ainsi que de l’ancienneté et de l’état de service de l’employé fautif.

La maltraitance consiste en un acte volontaire, positif ou négatif.

 

i. Un acte volontaire

La qualification de maltraitance a été écartée par le juge dans une espèce dans laquelle l’employeur avait procédé au licenciement pour faute grave d’une aide médico-psychologique, exerçant dans une maison d’accueil spécialisée, à laquelle il reprochait d’avoir, avec l’aide d’un de ses collègues, comprimé à plusieurs reprises les cuisses d’une résidente présentant une déficience mentale. Interrogée, la salariée avait expliqué que, la veille, avec son collègue, ils avaient serré à deux reprises, au-dessus du genou, les cuisses de la résidente qui s’était endormie devant la télévision, afin de la stimuler pour la réveiller. En l’espèce, le juge avait relevé que la salariée, tout comme son collègue, avait été relaxée par le juge de proximité des fins de la poursuite engagée à son encontre du chef de « blessures involontaires n’ayant pas entraîné d’incapacité ». Le juge avait également retenu que rien ne permettait de considérer que les difficultés pour marcher constatées chez cette résidente le lendemain des faits reprochés étaient en relation avec les hématomes constatés, celle-ci présentant habituellement des difficultés pour se mouvoir.

Au regard de ces éléments, le juge a considéré que, « si eu égard au handicap de cette résidente, et malgré les difficultés qui existaient pour communiquer avec elle, le comportement de la salariée devait être regardé comme inapproprié, il n’en demeurait pas moins un geste banal ne traduisant aucune violence particulière ». Et que, « par ailleurs, la franchise et la spontanéité avec lesquelles la salariée avait fait part de son geste ainsi que les témoignages unanimes du personnel de la maison d’accueil sur ses qualités professionnelles et son respect habituel pour les résidents excluaient tant l’acharnement invoqué par l’employeur dans la lettre de licenciement qu’une quelconque volonté de maltraitance à l’égard de la pensionnaire ». Au regard de ce fait isolé et exclusif de toute maltraitance, le juge a considéré que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse (CA Riom, 18 juin 2013, n° 11/02308).

 

ii. Un acte positif

La maltraitance prend couramment la forme d’un fait positif, c’est-à-dire un acte prohibé par la loi. Ont ainsi été jugés comme des comportements maltraitants et inacceptables au sein d’un établissement dans lequel les personnes accueillies, en situation de faiblesse eu égard à leur handicap, devaient particulièrement être protégées (CA Riom, ch. soc., 20 mars 2018, n° 17/00759) :

→ les agissements d’une aide-soignante qui avait jeté par la fenêtre les vêtements d’une résidente d’un foyer d’accueil médicalisé qui ne voulait pas s’habiller ;

→ le fait d’attraper et de secouer une autre résidente qui avait des difficultés à s’habiller du fait de sa pathologie, de l’empoigner par le manteau pour la faire se lever, et enfin de la pousser pour qu’elle monte dans un véhicule.

Des pratiques qui dépassaient largement le cadre d’une volonté éducative de fermeté qui pouvait effectivement avoir du sens pour encourager l’autonomie ou juguler des comportements problématiques.

Autres situations qualifiées de nature maltraitante :

→ l’abandon volontaire, pendant plusieurs minutes, d’une résidente d’un Ehpad devant la porte de sa chambre, pour la punir de s’être plainte d’avoir attendu, cette dernière ayant dû rejoindre son lit par ses propres moyens (CA Grenoble, ch. soc., 15 juin 2021, n° 20/00586) ;

→ un aide médico-psychologique laissant seule une résidente d’un Ehpad après sa douche aux toilettes. Le sol était trempé et cette dernière, en se relevant, tombe et se blesse au coude et à la tête. Le juge a considéré que ces faits relevaient de la négligence, la résidente ayant été laissée seule dans un local présentant un danger, et a confirmé le licenciement pour faute grave du salarié (CA Douai, ch. soc., 31 mars 2023, n° 20/02020).

 

iii. Un acte négatif

La maltraitance peut également résulter d’un acte négatif, qui suppose l’abstention de son auteur. Ainsi, le cas d’une aide-soignante témoin d’une attitude inappropriée d’une collègue envers un résident d’un Ehpad qui n’est pas intervenue. Le juge a considéré que, par son inertie, elle avait porté atteinte à la dignité du résident, qui s’était retrouvé dans une situation dégradante et anxiogène. Cet acte présentait le caractère d’une faute.

Un certain nombre d’actes de maltraitance trouvent leur cause dans le système de gestion généralisée de l’établissement : résidents insuffisamment nourris et hydratés, mal médicamentés, recevant des soins d’hygiène et médicaux insuffisants et dégradants, peu surveillés et accompagnés, etc. Dans ces cas, la faute établie de l’établissement engage sa responsabilité à l’égard de ses résidents. Reste que la condamnation de la structure fait écran à celle des individus – actionnaires ou dirigeants sociaux (CA Paris, pôle 4, ch. 10, 15 décembre 2022, n° 19/03268).

 

B. D’une individualisation du problème à une socialisation de la réflexion

La maltraitance est habituellement considérée comme un fait personnel. Elle confronte, en pratique, un employé à une personne en situation de vulnérabilité sans interroger le positionnement de l’employeur. Cette absence rendant possible l’individualisation du problème, voire une personnalisation de l’affaire.

Situer la cause de la maltraitance dans l’individu présente deux avantages :

→ prétendre régler le problème en le conduisant à effectuer un travail sur lui-même ;

→ mettre hors de cause la structure à laquelle il appartient.

Illustrations

→ Une aide-soignante a contesté son licenciement prononcé pour des propos inadaptés et son énervement à l’encontre d’une résidente tétraplégique. Deux ans auparavant, celle-ci avait déjà commis des faits de même nature ayant donné lieu à une mise à pied disciplinaire. Elle avait été accompagnée par son employeur, fourni d’importants efforts relatifs notamment à son savoir-être (cesser de crier et d’employer un ton sec) en suivant une formation sur la bientraitance et en ayant entamé un suivi personnel (CA Aix-en-Provence, ch. 4-2, 10 février 2023, n° 19/08090).

Le juge ne va cependant pas suivre l’employeur dans sa démarche de personnaliser une nouvelle fois l’affaire :

– s’il constate que la requérante a été « sensibilisée à la nécessité d’être plus modérée dans [ses] actes et [ses] propos pour tenir compte de la fragilité psychologique des résidents », le magistrat considère cependant « qu’il est également nécessaire de retenir des conditions de travail de nuit difficiles objectivées [l’année des faits] par le compte-rendu des délégués du personnel en termes d’absence de personnel, avec deux aide-soignantes par étage pour une centaine de résidents présentant pour certains des pathologies psychiatriques lourdes, ayant amené toute l’équipe de nuit, et non la seule [requérante], à mettre en place à l’égard de cette résidente des procédures exceptionnelles de retrait de la sonnette d’alarme et de fermeture de la porte » ;

– il constate encore que « seule cette dernière a été confrontée à l’attitude inadaptée de [la requérante] et non plusieurs résidents tel qu’indiqué à tort dans la lettre de licenciement » et conclut, in fine, que les faits reprochés à la salariée constituent une cause réelle et sérieuse de licenciement.

Le juge se réfère au contexte au sein duquel le fait de maltraitance est survenu pour apprécier le bien-fondé de la sanction disciplinaire prononcée. Si cette opération de contextualisation n’annule pas la faute de l’employée, elle a néanmoins pour effet de révéler des anomalies structurelles que la marchandisation du secteur des ESMS autorise.

→ Le juge considère ainsi que « le comportement de l’employeur (…) doit être pris en compte pour l’appréciation de celui du salarié ». En l’espèce, après avoir constaté l’absence de remplacement de plusieurs postes de travail, et plus particulièrement celui de psychologue, inoccupé depuis [quinze mois au moment de la commission des faits reprochés], dont l’expertise clinique et le soutien aux professionnels sont pourtant présentés comme essentiels pour la prise en charge des résidents, le juge a estimé que l’employeur avait « facilité de par le manque de moyens fournis aux salariés pour exécuter leurs missions à la survenance de l’incident » (CA Douai, ch. soc., 28 mai 2021, n° 1620/21).

→ Dans une affaire analogue, le juge a rappelé qu’il est « de la responsabilité de l’employeur de mettre à disposition de ses salariés les moyens nécessaires pour exercer leurs fonctions ». Or, il résultait des éléments versés aux débats que « la direction avait été alertée sur la surcharge de travail rendant impossible la réalisation des tâches confiées dans de bonnes conditions, sans qu’il ne soit produit par la société [défenderesse] de quelconques éléments permettant de justifier de l’adaptation des moyens au nombre de résidents pris en charge » (CA Rouen, ch. soc., 7 avril 2022, n° 19/03779).

C’est ainsi parfois en toute conscience que l’employeur expose les résidents à un risque immédiat de blessures.

 

>>> Notre dossier sur la maltraitance des personnes vulnérables 

1. Que disent la loi et la jurisprudence ?

2. La qualification de la maltraitance

3. La "théorie de l'accident"

 


L’ESSENTIEL

> Pour qualifier un acte de maltraitance, les juges du contentieux peuvent s’appuyer sur la définition donnée par le Conseil de l’Europe, la Charte des droits et libertés de la personne accueillie, la Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes et la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance.

> Les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales sont une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance.

> La maltraitance est habituellement considérée comme un fait individuel, l’acte d’un salarié sur une personne vulnérable. Sans interroger le positionnement de l’employeur et les conditions de travail.

> Par une lecture tronquée de la généalogie matérielle des faits un événement peut être juridiquement qualifié d’« accident ».

> Par l’omission du cadre social dans lequel ils s’inscrivent, certains événements peuvent être juridiquement qualifiés d’accident et non de maltraitance.

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