Dans votre baromètre, 53 % des travailleurs pauvres déclarent ne pas manger à leur faim. Êtes-vous surpris par ces chiffres ?
Yann Auger : C’est bien parce que nous avons constaté une fréquentation croissante des travailleurs pauvres dans les épiceries solidaires depuis quelques années que nous avons lancé ce baromètre. Donc nous savions qu’il y avait un problème, mais nous ne pensions pas qu’il était d’une telle ampleur. 53 % de notre échantillon, qui est représentatif des travailleurs pauvres, déclare ne pas manger à sa faim. Rapporté à l’ensemble des actifs, cela signifie que près de 10 % de la population active ne s'alimente pas suffisamment.
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Quelles sont les contraintes des travailleurs pauvres dans le rapport à l'alimentation ?
Le baromètre montre qu’il est très compliqué pour les travailleurs pauvres de cuisiner, en particulier dans les familles monoparentales. Il y a plusieurs raisons à cela : un épuisement physique généré par un emploi difficile, des difficultés de logement et d’équipement, des horaires décalés, la solitude qui pousse à ne pas cuisiner.
Quelles stratégies les travailleurs pauvres mettent-ils en place ?
On sait qu’après le budget loisir et habillement, le budget alimentation fait partie des premières variables d’ajustement. Il est réduit en adaptant la qualité, c'est à dire en privilégieant des produits de premiers prix et transformés, notamment. De plus, 74 % des travailleurs pauvres annoncent s’alimenter principalement de féculents, c’est-à-dire de pâtes, riz, pommes-de-terre. Et plus des deux tiers ont du mal à acheter des fruits et légumes frais : ces produits sont en réalité les plus chers, si on rapporte leur prix à la quantité de calories qu’ils contiennent.
Les travailleurs pauvres réduisent aussi leur budget alimentation en diminuant les quantités et en sautant des repas. La situation est vraiment critique, parce que c’est aussi appliqué aux enfants : un tiers des travailleurs pauvres incitent par exemple les enfants à manger plus à la cantine, sachant que le repas du soir ne sera pas bien garni.
On constate des stratégies plus extrêmes encore : 31 % des répondants déclarent ainsi récupérer de la nourriture par des moyens alternatifs, y compris en sortant du magasin avec quelques produits qu'ils n'ont pas payés.
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Malgré tout, seulement 36 % des travailleurs pauvres ont recours aux aides alimentaires, bien qu'ils y soient éligibles. Comment l'expliquer ?
Le non-recours est un problème qu’on rencontre souvent dans l’action sociale, mais c’est vrai qu’il est particulièrement important dans le cas de l’aide alimentaire. Le baromètre montre qu’il y a un manque de connaissance sur les différentes offres de l’aide alimentaire. Mais surtout, 56 % des répondants déclarent ne pas se sentir éligibles alors qu’ils le sont, ce qui témoigne d’une incompréhension du rôle que nous tenons. Et dernier facteur, bien connu dans le secteur : le sentiment de honte.
Il est à la fois lié à la stigmatisation qu’engendre le fait d’avoir recours à ces dispositifs et au sentiment que d’autres sont peut-être plus dans le besoin.
C’est là que les épiceries solidaires, notre spécialité, répondent à un besoin : c’est une aide alimentaire qui prend la forme d’un commerce de proximité, où on fait ses courses comme tout le monde en choisissant ses produits avant de passer à la caisse et de payer – très peu cher, mais on paie. Tout cela contribue à préserver la dignité des personnes qui viennent et semble correspondre aux besoins des travailleurs pauvres. Les épiceries solidaires sont d’ailleurs surreprésentées dans la vision que ces dernières ont de l’aide alimentaire d’après le baromètre, puisqu’elles sont citées en premier comme les solutions possibles (24 %), alors qu’elles ne représentent que 10 % de l’aide alimentaire. En tant qu’acteur de terrain, on en conclut qu’il faut encore davantage les faire connaître.
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