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« Un outil de transition pour sortir de l’économie informelle »

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En partenariat avec la Fondation des solidarités urbaines, l’association GRDR Migration-Citoyenneté-Développement a accompagné neuf femmes, vendeuses à la sauvette à Grigny (Essonne), dans un projet d’entrepreneuriat collectif. L’association, née de l’aventure Les Mamas de Grigny, a fait l’objet d’une recherche-action, qui vise à dupliquer le modèle.

Jonathan Stebig, directeur des opérations GRDR France-Europe, à l’origine du projet Défi (Démarche pour l’engagement des femmes immigrées) et Agnès El Majeri, directrice de la Fondation des solidarités urbaines, expliquent comment Les Mamas de Grigny, dans l’Essonne, sont passées d’une économie informelle à un entrepreneuriat collectif.

Comment est né ce projet ?

Jonathan Stebig : C’est la ville de Grigny qui nous a interpellés pour apporter des solutions innovantes à une problématique repérée sur son territoire. Elle souhaitait répondre, autrement que par la répression, à la présence de vendeuses et vendeurs ambulants qui travaillent de manière non déclarée sur le parvis de la gare du RER. En France, 5 % à 10 % du PIB est issu de l’économie informelle. On ne parle pas là des activités liées au trafic, mais de celles qui font appel à des compétences spécifiques, comme l’alimentation, la cosmétique, le textile, la mécanique, etc. Ces activités, qui structurent certains quartiers, permettent à ses acteurs d’améliorer leurs conditions de vie. Dans le sillage de ce que fait l’association GRDR depuis une dizaine d’années, nous nous sommes positionnés pour les aider à développer des projets d’entrepreneuriat collectif, un champ d’intervention peu exploré.

Quel rôle a joué la Fondation des solidarités urbaines ?

Agnès El Majeri : L’objectif de la fondation est de contribuer à développer une ville encore plus solidaire et durable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Elle a été créée en 2016 par Paris Habitat et ses deux filiales. Elle s’appelait alors la Fondation d’entreprise Paris Habitat, avant d’intégrer d’autres bailleurs sociaux en 2023 et de changer de nom. Nous lançons des appels à projets, à partir d’enjeux repérés par nos fondateurs, pour qu’émergent des solutions innovantes. Au cours du projet, celles-ci sont évaluées pour en tirer des enseignements et faire en sorte qu’elles soient reprises par les bailleurs sociaux, tout autre décideur public ou acteur qui fait la ville. Parmi les priorités, a émergé, à l’époque, la lutte contre l’isolement des personnes fragiles, thématique d’un appel à projets lancé en mars 2020, juste avant le Covid. Le projet Défi, porté par le GRDR, en a été lauréat à l’automne 2020.

Dès décembre 2020 était créé un collectif de restauration solidaire, Les Mamas de Grigny. Comment le projet a-t-il pris forme ?

J. S. : On a rencontré une trentaine de femmes sur le parvis de la gare. Une par une, on leur a expliqué qu’on pouvait les accompagner sur un projet culinaire, tout en améliorant les freins périphériques : la langue, la situation administrative, la santé, le logement, la scolarisation des enfants, l’isolement… Neuf d’entre elles ont souhaité s’engager. La problématique, quand on accompagne ces personnes, c’est qu’on va leur prendre du temps. Ce qui représente un manque à gagner. A la gare de Grigny, la vente à la sauvette, parce qu’elle est la seule offre de restauration, est rémunératrice. Il fallait donc identifier une clientèle pour rémunérer le travail de ces femmes. C’est le rôle qu’a joué la municipalité. Plutôt que d’envoyer la police sur le parvis, elle leur a commandé des services de traiteur. Ces femmes en extrême précarité ont participé à la réalisation de paniers solidaires pour les hôtels sociaux, notamment dans les périodes de confinement du début de l’année 2021. Ces commandes régulières ont permis de répondre à l’urgence alimentaire au sein de la ville tout en stabilisant le modèle économique de l’association. Par la suite, elles ont réalisé des prestations pour le ministère de la ville ou l’agglomération de Grand Paris Sud.

En quoi l’entrepreneuriat, qui plus est collectif, constitue un levier intéressant ?

J. S. : Plutôt que d’amener les personnes sur des secteurs en tension, on s’appuie sur leurs compétences. Et non sur le seul objectif d’être inséré professionnellement. Toutes ne veulent pas faire carrière dans la cuisine mais la proposition est susceptible de générer une remobilisation sociale. Beaucoup d’expériences d’accompagnement de l’économie informelle encouragent le développement d’une activité individuelle. Avec des résultats limités par le manque de moyens, la difficulté à trouver une clientèle. On a voulu détourner l’ambition en leur permettant de générer des revenus tout en gagnant en compétences et en améliorant les aspects périphériques de leur insertion. Outre un accompagnement social individuel, des formations ont été dispensées – en cuisine, en gestion administrative et financière de l’association, en numérique, en français… Cette forme d’entrepreneuriat collectif permet de garantir une viabilité économique du modèle, d’améliorer leurs conditions de vie et de susciter plus d’options d’insertion par la suite. Les femmes n’ont pas forcément vocation à créer leur entreprise. Le projet est un outil de transition pour faciliter la sortie de l’économie informelle, que nous voulons mettre à disposition des territoires.

Le projet s’inscrit dans le cadre d’une recherche-action(1). Comment s’est-elle déroulée ?

J. S. : Nous avons mené une phase d’enquête et d’entretiens sociologiques à la fois auprès des femmes, pour saisir leurs trajectoires et leurs besoins, et auprès d’une trentaine d’acteurs sociaux de la ville pour mieux comprendre les dispositifs d’accompagnement et ce qui entrave leur réussite. Cette analyse n’avait pas pour seul objectif d’être un observatoire des causes de précarité mais de proposer à ces femmes des solutions innovantes, et de les mettre en mouvement à travers leur association. Beaucoup de moyens ont été apportés pour inscrire le projet dans l’éco­système des partenaires et lui donner de la visibilité.

A. EM. : La mise en mouvement d’acteurs aux impératifs parfois dissonants a apporté des résultats probants. Des temps collectifs ont réuni des chercheurs des universités Paris-Diderot et Nanterre, les services de l’Etat, des associations caritatives, des structures du monde de la restauration et de l’entrepreneuriat informel, les services de la municipalité, les médiateurs sociaux, ou encore les étudiants en droit de l’université d’Evry. Ce collectif d’acteurs a notamment permis l’émergence d’un groupe de travail sur l’accès aux droits des étrangers. Malgré la méconnaissance que certains pouvaient avoir des situations des femmes, elles sont sorties de l’invisibilité dans laquelle elles étaient.

Quels enseignements tirez-vous de cette recherche-action ?

J. S. : Le principal résultat est la capacité à construire un modèle d’intervention sur des problématiques similaires à d’autres territoires. On sait ce qui peut être mis en place, dans quelles conditions, avec quelle temporalité, à quel coût. Quatre ans après le début du projet, les femmes vivent toujours des situations de précarité. Elles génèrent un chiffre d’affaires annuel de 50 000 € à 60 000 €. Soit, un revenu mensuel de 400 € à 600 € par mois et par personne. Certaines n’ont pas quitté le parvis de la gare. On leur apporte un complément de revenu. Et c’est un modèle encore subventionné : elles disposent d’une cuisine mise à disposition par la ville deux jours par semaine, les charges sont réduites grâce à un approvisionnement par l’entreprise d’insertion Revivre. Ces facilités ont d’ailleurs suscité des tensions et des jalousies, certains considérant que la ville mettait énormément de moyens pour une part très minime de la population. Ces éléments nous amènent à être vigilants sur les moyens humains et financiers d’une telle démarche – on sera plus habile sur le chiffrage du projet proposé aux autres territoires.

L’une des conditions de la réussite réside dans le nécessaire engagement de la collectivité, qui doit porter le projet comme un enjeu de politique locale. Ensuite, il paraît important de favoriser l’initiative personnelle. A Grigny, les femmes que nous avons sollicitées n’ont rien demandé. Elles ont suivi les intentions de notre structure. Ce qui peut procurer une forme de dépendance.

Comment s’en sortent ces femmes aujourd’hui ?

J. S. : Le projet leur a apporté beaucoup en termes de dignité. D’invisibles, obligées de se cacher de la police, elles sont devenues des personnes fières de se montrer à travers les campagnes de communication, les services de traiteur dans des espaces prestigieux comme le Sénat ou des événements locaux. L’expérience leur a permis de reprendre confiance en elles et de nouer des liens avec les acteurs locaux.

A l’horizon 2025, un restaurant solidaire doit ouvrir au sein d’un pôle des solidarités de la ville, qui réunit différentes associations. Il pourrait intégrer de nouvelles femmes, elles aussi présentes sur le parvis de la gare. Cela donne une réelle possibilité d’aboutissement du schéma de transition. Car pour le moment, il n’y a pas eu de nouvelles entrées dans le projet. Nous sommes attentifs à l’ouvrir à d’autres personnes.

Avez-vous réussi à dupliquer l’initiative ?

J. S. : C’était la vocation de la Fondation des solidarités urbaines, à travers son appel à projets. Grâce à sa communication et à l’intérêt des médias, cela a extrêmement bien marché. Nous avons eu des sollicitations des villes de Sevran (Seine-Saint-Denis), de Garges et Sarcelles dans le Val-d’Oise ou encore de Corbeil-Essonnes. On démarre à Grigny un travail de diagnostic similaire avec la mécanique de rue.

Notes

(1) Rapport consultable à l’adresse : bit.ly/4fghBxN

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