À l’heure où la question migratoire, que certains réduisent à la seule « immigration », est à nouveau au cœur des débats, réveillant de vieilles craintes, crispations et fantasmes, il semble nécessaire de rappeler l’existence du Red Star Line Museum à Anvers en Belgique. Ce très beau musée, installé dans le site originel de la compagnie maritime de l’Eilandje sur les quais d’embarquement du port, devrait devenir une visite incontournable pour celles et ceux qui cherchent à se positionner, ou tout simplement à réfléchir, sur les flux migratoires.
La collection permanente, joliment intitulée « Des millions de personnes, un seul rêve », nous invite à un voyage mouvementé mais aussi intimiste sur les traces des émigrants. Des centaines de vidéos de personnes qui, à tout âge et de toutes conditions, ont tenté la traversée vers l’Amérique au cours du XXe siècle, seules ou accompagnées, témoignent de l’épopée, du courage et des obstacles inhérents à une telle entreprise. Or ces récits poignants émanent tous de femmes et d’hommes venus de tous les confins de l’Europe, fuyant la misère, le racisme et la guerre et rêvant d’un avenir meilleur, franchissant souvent au péril de leur vie des frontières tant politiques que culturelles et linguistiques.
Ce musée vient fort à propos nous renvoyer en miroir un effet de proximité et nous rappeler le danger d’une amnésie collective qui, à même pas 70 ans de distance, ferait croire que le problème de la migration c’est les autres et ainsi fabriquer une figure repoussoir. Il en va de même pour la question des « mineurs non accompagnés », vocable plus politiquement correct que l’appellation précédente de « mineurs isolés étrangers », mais qui sous-tend toujours la même idée : il s’agirait uniquement d’une réalité extra-européenne. Pourtant une fois encore, l’Histoire nous invite à la prudence et à l’introspection en nous rappelant de façon troublante que les premiers usages de ce terme datent de l’après-guerre et désignent les milliers de jeunes réfugiés européens.
L’Unesco, dès sa création en 1945, a en effet mandaté des experts de différentes nationalités pour effectuer une tournée des différents pays européens touchés par la guerre et dresser un bilan de la situation des jeunes générations. Les rapports qui en découlent et que l’on peut retrouver dans les archives de l’institution internationale sont accablants et dépassent les pronostics les plus sombres. Sous les yeux effarés du photographe David Seymour, dit Chim, financé par l’Unesco pour un recueil intitulé Enfants d’Europe (voir l’illustration), le continent apparaît comme un champ de ruines dans lesquelles errent des meutes d’enfants abandonnés à leur sort. Des millions d’enfants sont qualifiés pour la première fois de « victimes de la guerre » ou d’enfants sans foyer.
La situation semble d’autant plus dramatique que des centaines de milliers d’entre eux ont été déracinés et se retrouvent avec le statut de réfugiés, voire d’apatrides, et il s’agit alors de leur trouver une terre d’accueil. Les travaux de l’historienne américaine Tara Zara montrent l’ampleur difficilement imaginable de ces déplacements pendant et après le conflit. Il n’existe pas encore de décompte et de cartographie précises de toutes ces trajectoires parfois insoupçonnées, mais le résultat serait certainement sidérant. Dans les archives de l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (United Nations Relief and Rehabilitation Administration ou UNRRA), accessibles en ligne, il est possible de consulter les nombreux dossiers concernant les « Unaccompanied children » entre 1945 et 1949, comportant des milliers de noms. On découvre alors avec surprise que les inquiétudes et entraves administratives des autorités d’accueil américaines et canadiennes, face à cette arrivée jugée trop massive, concernent des « enfants non accompagnés » venus majoritairement d’Europe. Il aura fallu une nouvelle guerre limitrophe comme celle de l’Ukraine pour nous rappeler que notre continent n’est pas à l’abri des revers de l’Histoire.