Difficile de faire sans eux. La France compte, en 2024, entre 8 et 11 millions d’aidants qui accompagnent au quotidien un proche en situation de perte d’autonomie. Un phénomène croissant, et qui devrait l’être encore davantage ces prochaines années, sous l’effet conjugué du vieillissement général de la population et de la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur social. De façon plus ou moins harmonieuse, la cohabitation s’organise donc au sein des établissements et services de soins et d’accompagnement entre les professionnels et ces personnes lambda, sans que les relations entre ces deux populations ne soient véritablement clarifiées. Un flou qui génère une méfiance réciproque. Au point que la présence des seconds puisse parfois apparaître incongrue – pour ne pas dire invasive – aux premiers. Et qu’à l’inverse, les contraintes professionnelles pesant sur les travailleurs sociaux et les soignants nourrissent des soupçons d’indifférence, voire de maltraitance, dans l’esprit des aidants.
« L’aidant est souvent en première ligne face au patient », observe Mathilde Cabanis, formatrice handicap et experte « aidants » au sein du cabinet Qualisocial, spécialisé dans la qualité de vie au travail. Une posture d’observateur et d’interlocuteur privilégié que confirme Philippe Laumonier, médecin généraliste, président de l’Esad (Equipe spécialisée Alzheimer à domicile) de Montreuil-sur Mer (Pas-de-Calais) : « Que l’on soit médecin, infirmière ou aide à domicile, on est amené à prendre en charge des patients de plus en plus âgés, présentant des troubles psychiatriques ou neuro-dégénératifs en plus d’un handicap ou de pathologies lourdes : il peut être très compliqué d’établir un contact avec eux. La présence d’un aidant peut fournir un canal de communication extrêmement précieux. » La prise de conscience est réelle : suivant l’exemple nord-américain, les autorités françaises de santé poussent depuis plusieurs années à la roue pour que le système de soins et d’accompagnement hexagonal s’adapte. Rien que pour la seule année 2024, deux rapports – de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie et de la Direction générale de l’offre des soins – sont venus recommander à la fois une plus grande participation des patients et aidants aux cursus de formation initiale des soignants et une présence accrue de « médiateurs santé-pairs » parmi les équipes d’accompagnement.
Le message est-il bien passé ? Les facultés de médecine, en tout cas, se sont emparées du sujet. Certaines proposent désormais des diplômes universitaires (DU), voire des licences, destinées à qualifier les « pairs-aidants professionnels » qui interviennent dans les services et établissements. Les universités de Bordeaux, Grenoble, Lyon ou Limoges ont beau proposé de telles formations, la profession demeure absente, pour le moment, du référentiel de France travail. Et si le secteur sanitaire semble au rendez-vous, celui du social, en revanche, reste à la traîne. La relation professionnels-aidants, y est encore largement laissée sous le tapis, comme le déplore Elodie d’Andrea, fondatrice et codirigeante des Bobos à la ferme, un organisme dédié à l’accueil et à la formation de parents d’enfants en situation de handicap et de professionnels de l’accompagnement.
« Il est regrettable que les IRTS, les Greta ou les Crefo [organismes de formation, ndlr] commencent seulement à s’intéresser aux familles et aux aidants, estime-t-elle. C’est le parent pauvre des formations sociales. Aujourd’hui, un éducateur ou un travailleur social est formé à la relation avec la personne dépendante, mais pas à celle avec ses proches. C’est un sérieux manque dans un monde professionnel où 30 % des parents se sentent déjà exclus des institutions médico-sociales. Cela ne peut que créer une incompréhension mutuelle. » Son organisme, qui propose déjà des formations à l’accueil de l’enfance handicapée mêlant professionnels et aidants, travaille actuellement sur le développement d’un cursus diplômant d’une centaine d’heures sur la pair-aidance.
Parmi ces institutionnels qui se sont mis au diapason, le CHU de Lyon propose depuis 2019 à travers son dispositif PEPS (partenariat et expérience patient en santé) de faire plancher ensemble patients, professionnels de santé et aidants, sur les moyens de favoriser la reconnaissance et l’engagement dans leur parcours de soin des proches. Transversale à toutes les pathologies (santé mentale, gériatrie, oncologie…), la formation s’inspire d’une expérience antérieure menée au Québec. « Avant, on faisait “pour” les personnes concernées. Nous sommes passés à une philosophie du “faire avec” dans le but d’améliorer la qualité, la sécurité et la pertinence des soins », explique Gwénaëlle Thual, patiente et aidante coordinatrice des Hospices civils de Lyon (HCL), et par ailleurs présidente de l’Association française des aidants.
Ici, pas question de distribuer des modes d’emploi ou des méthodes « clés en main », il s’agit plutôt d’imaginer des solutions partagées visant à favoriser l’auto-détermination et son accompagnement. Cette volonté de regrouper anciens patients et professionnels en poste, on la retrouve également au centre hospitalier d’Esquirole, à Limoges où le récent DU « formation à la pair-aidance professionnelle pour favoriser le rétablissement en santé mentale » fonctionne sur la base de binômes constitués d’un professionnel (coordinateur de parcours, aide médico-psychologique, éducateur…) et d’un ancien patient afin d’aider à la prise en charge des résidents souffrant de troubles mentaux.
La formule n’est cependant pas du goût de certaines fédérations syndicales de la santé et de l’action sociale qui voient dans cette recrudescence des pairs-aidants un moyen pour des établissements sanitaires et médico-sociaux, déjà à l’os financièrement, de recruter du personnel à bas coût. « On l’a beaucoup entendu et on l’entend encore beaucoup », soupire Emilie Legros-Lafarge, psychiatre et responsable du DU. Mais il ne s’agit pas du même métier. Le pair-aidant et le professionnel n’ont ni les mêmes connaissances, ni les mêmes gestes techniques, ni les mêmes responsabilités. Ils participent en revanche à la même dynamique de soins. »
Preuve qu’elle fait néanmoins son chemin, la thématique de la pair (ou proche)-aidance a quitté le seul monde académique, pour investir désormais le secteur privé. Le gestionnaire de maisons de retraite Emeis (ex-Orpéa) prévoit ainsi de former ses salariés à la relation avec les familles de ses résidents, dès l’année prochaine. « C’est vrai que pour l’instant, les formations inscrites au plan de développement des compétences concernaient surtout les gestes techniques. Le relationnel était négligé, ce qui suscitait des situations de stress et de souffrance au sein des équipes », détaille Pierre Krolak-Salmon, directeur médical du groupe. L’ADMR, spécialiste de l’aide à domicile, s’est intéressé au sujet grâce aux remontées du terrain : « Nos assistants de vie aux familles et accompagnant éducatifs et sociaux ne s’en rendent pas forcément compte, mais les proches aidants des personnes en perte d’autonomie sont souvent épuisés par leurs tâches d’assistance. Et parfois, cela se traduit par de l’incompréhension qui peut laisser penser à l’aidant que le salarié en intervention ne se soucie pas vraiment du bien-être de la personne aidée », détaille Florian Baert, directeur d’Adyfor, le centre de formation de l’ADMR.
L’organisme a donc mis en place un module de formation de 14 heures, réalisable en deux jours, abordant la sociologie des aidants, leur reconnaissance légale, le positionnement professionnel des salariés et la notion de « fardeau familial ». Seule déception pour Adyfor : pour l’instant, le module n’a été suivi que par une quarantaine de salariés. « Ce n’est pas un sujet qui a le vent en poupe même s’il interpelle beaucoup les professionnels. Je me demande à quel point les employeurs se rendent compte que la relation avec les aidants n’est pas une compétence technique comme une autre », s’interroge le dirigeant de l’organisme de formation.
« Aujourd’hui, un éducateur ou un travailleur social est formé à la relation avec la personne dépendante, mais pas avec ses proches. C’est un sérieux manque dans un monde professionnel où 30 % des parents se sentent déjà exclus des institutions médico-sociales. »
Elodie d’Andrea, cofondatrice et dirigeante des Bobos à la ferme”
« Avant, on faisait “pour” les personnes concernées. Nous sommes passés à une philosophie du “faire avec” dans le but d’améliorer la qualité, la sécurité et la pertinence des soins. »
Gwénaëlle Thual, patiente et aidante coordinatrice des Hospices civils de lyon (HCL)
« Ce livre, c’est mon histoire avec la maladie d’Alzheimer. Il mélange mes réflexions et mes observations au fil des jours et même des poèmes que cela m’a inspirés. Son titre, “Fleurs de cactus”, est à l’image de ma relation avec mon mari, touché par la maladie. C’est une plante dont les fleurs sont très belles, mais qu’on ne peut atteindre à cause des épines… » Assistante sociale stéphanoise, retraitée, Odile Doppler fut, cinq années durant, aidante pour son mari, atteint par la maladie d’Alzheimer. Dans ces 168 pages, elle témoigne de son parcours, de son usure, de l’aide psychologique que lui ont apportée les équipes soignantes et des enseignements qu’elle en a tiré. « La maladie m’a appris l’impuissance et comment vivre avec. » De cette bulle dans laquelle patient et proche aidant sont enfermés ensemble, Odile a pu s’extraire grâce à l’écriture de petits feuillets au fil de la plume. Elle les a compilés pour en tirer un livre, auto-édité et publié sous le pseudonyme de « Mamita ». Une coquetterie d’abord choisie « pour ne pas impliquer [ses] enfants » et « éviter d’attirer l’attention sur [elle] ». Aujourd’hui, elle est parfois invitée dans des colloques du travail social ou comme intervenante lors de formations, notamment celle d’Adyfor, à Saint-Etienne. Face aux professionnels qui peuvent s’interroger sur la façon d’aborder les proches aidants, Odile Doppler ne souhaite « surtout pas donner de recettes toutes faites », mais seulement partager une expérience et « encourager les aidants à s’exprimer ».
Fleurs de cactus, Odile Doppler (sous le pseudonyme de Mamita), 18 €. A se procurer auprès de l’auteure :