Tous les jeudis, au centre hospitalier Casanova de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), c’est devenu une habitude : on propose une cuisine faite maison, concoctée par l’équipe d’animation en personne. A chaque fois, c’est un groupe de résidents différent qui profite de ce déjeuner à part, autour d’une table décorée et disposée en U, convivialité oblige. Avec un point commun : tous vivent à l’Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), ou dans l’une des deux unités de soins de longue durée de l’établissement.
Comme tout repas qui se respecte, celui-là commence par… un apéro. Aujourd’hui, Jean-Paul Queyssalier est aux manettes. Chef du jour, l’animateur, muni d’un chariot, fait le tour des convives pour proposer un verre de bière, cidre ou jus de fruits. Déjà disposés sur les tables, les biscuits apéritifs n’ont pas été oubliés. Au menu : crudités en entrée, puis barbecue pour profiter des beaux jours, et, en dessert, de la glace. Ici, pas de blouse blanche. Simplement des professionnels qui se mêlent sans façon aux résidents. Et prennent le temps de partager un repas ensemble. Ou plutôt « en famille », préfère dire Jean-Paul Queyssalier.
Dans la matinée, l’animateur ancestral a épluché lui-même les pommes de terre pour confectionner des frites. Et surveille maintenant attentivement les brochettes qui rissolent. Une préparation culinaire ordinaire. A ceci près que Jean-Paul Queyssalier officie sans se presser, prenant soin s’il le faut de couper la nourriture en petits morceaux, pour que chacun puisse profiter du repas sans risquer les « fausses routes ». « On compte deux heures pour faire manger dix personnes, cela leur offre la possibilité de consommer autre chose que du mouliné, se réjouit-il, ce qui n’est pas possible dans les services. »
Pas du genre à naviguer en solo, Jean-Paul Queyssalier préfère travailler main dans la main avec son équipe – composée d’Océane, elle aussi animatrice et de deux agents de service hospitalier – et le personnel soignant pour remplir sa mission : proposer des loisirs aux personnes âgées qui vivent dans l’établissement.
Son truc à lui ? Tenir compte des envies des résidents, d’ordinaire accoutumés à s’adapter à un planning difficilement amovible, pour leur réinsuffler le goût de prendre des décisions. Cela tombe bien : la nourriture est justement l’un des domaines qui en offrent l’occasion. A l’image de cette résidente qui n’avait qu’un rêve : déguster à nouveau des huîtres. Avec l’aval du médecin, l’équipe a organisé un arrivage et a préparé les mollusques. « Elle était heureuse comme tout ! », se souvient encore le professionnel.
Des anecdotes comme celles-là, Jean-Paul Queyssalier en a à la pelle. Il faut dire que, en place depuis novembre 1989, il ferait presque partie des meubles. Et n’a pas manqué de se forger des souvenirs, lui qui travaillait déjà « à une époque où on parlait encore d’hospice ». A son arrivée, l’hôpital était bien plus vaste qu’aujourd’hui et composé de plusieurs maisons en brique rouge détruites au fur et à mesure. Seul reste celle qui accueille désormais le « Pavillon des amis », ce grand espace qui regroupe une bibliothèque, une cuisine et une très spacieuse salle dédiée aux animations, garnie de tableaux et autres sculptures créés sur place. En d’autres termes, son terrain de jeux.
Au moment de son embauche, Jean-Paul Queyssalier avait déjà officié comme marionnettiste et en tant qu’animateur avec des enfants. Mais jamais auprès de résidents d’Ehpad. Une inexpérience dont l’animateur se félicite, tant elle a forgé son style : « J’ai adapté ma méthode de travail aux personnes âgées sans frein. On a pu aller au-delà des traditionnels lotos, jeux de société ou ateliers couture. » Des activités classiques certes toujours proposées aux 175 pensionnaires du centre hospitalier. Mais, grâce à sa créativité, se sont ajoutés des courses en fauteuil à l’aveugle, des tournois de pétanque entre professionnels et résidents, et autres ateliers de séances photos avec des chiens ou préparation de friandises pour les deux Cavalier King Charles qui viennent parfois en visite.
Lui qui plébiscite le travail d’équipe ne perd pas une occasion de mettre en avant son binôme. Les deux animateurs se complètent parfaitement. A Océane la céramique, la peinture et les activités avec les compagnons à quatre pattes. A lui les relations avec l’extérieur. Mais c’est ensemble qu’ils ont organisé la sortie au magasin Truffaut avec des résidents pour qu’ils choisissent ensemble le panier des chiens.
Lui qui aime tant voir « les gens sourire » n’oublie jamais d’échanger quelques mots avec chaque résident ou professionnel croisé au gré de ses promenades dans les couloirs pour montrer des photos des dernières activités et sorties. Le temps passé dans l’établissement n’a fait que confirmer sa passion pour le monde hospitalier : « Il s’y passe des choses fantastiques, on guérit, on répare… »
Toujours compatissant, jamais condescendant, c’est en pleine empathie avec la vie rude que mènent des résidents souvent affaiblis qu’il aborde son métier. « La vue, l’audition, quand ça ne marche pas bien, ça isole… », déplore-t-il. Jean-Paul Queyssalier s’intéresse à chacun, individuellement. Au point d’être imbattable à propos des habitudes de l’un, les activités préférées de l’autre, et la personnalité de chacune des personnes qu’il côtoie au quotidien. Et quand il peut aider en accompagnant un résident chez l’ophtalmo, il n’hésite pas.
Fidèle à un mode de fonctionnement qui lui tient à cœur : opérer sans routine et sur mesure. Le tout sans jamais ménager sa peine. « On conçoit le planning des activités au début de la semaine pour qu’il y en ait au moins une tous les jours, matin et après-midi », précise-t-il.
Le plus dur ? Sans hésiter, la mort. « On ne s’y habitue pas, assure Jean-Paul Queyssalier. Il y a des gens qui ont une telle présence… C’est comme l’un de tes parents qui s’en va. » A ses débuts, il se rendait à toutes les obsèques. Plus maintenant : « Ça fait trop mal. » D’autant qu’il a constaté, au fur et à mesure des années, une dégradation de l’état de santé des résidents qui rendrait ce rituel trop éprouvant : à l’heure actuelle, la moitié d’entre eux décède l’année de leur arrivée. « Avec le développement des soins à domicile, les personnes qui arrivent ici sont davantage handicapées physiquement et plus démentes qu’à mes débuts », estime-t-il.
Sans surprise, la crise sanitaire a été un moment particulièrement dur, qui a laissé des traces. « Il y avait trois camions réfrigérants sur le parking et plus d’animation. Et devinez où ils m’ont mis ? A la morgue. » Du jour au lendemain, son quotidien est bouleversé. L’animateur navigue entre la prise en charge des corps inertes et la nécessité d’expliquer aux familles qu’elles ne pourront plus voir leurs proches. Sans compter l’angoisse qui tenaille à l’idée de rapporter cette nouvelle maladie chez soi et de contaminer ses proches.
Le Covid a conduit à une réorganisation des animations. Désormais, on mélange moins les services et les résidents. Et le nombre de participants est réduit à une dizaine environ.
« Ce qui m’a fait tenir aussi longtemps, c’est l’association des Petits Frères des pauvres », assure le sexagénaire. Et surtout ce partenariat noué entre la structure et le centre hospitaliser de Saint-Denis depuis 1983. Un lien que l’animateur a pris soin d’entretenir.
Grâce à cette collaboration, tous les mois, une petite délégation de résidents déjeune dans le restaurant de l’association, à Paris. Et six fois par an, un petit groupe profite le temps d’une échappée de deux jours dans la maison des Petits Frères des pauvres, à Gagny (Seine-Saint-Denis). « C’est un véritable bol d’oxygène, une rupture avec l’hôpital. On casse les codes et les horaires », apprécie Jean-Paul Queyssalier.
Les deux animateurs – associés à des bénévoles de l’association et parfois une aide-soignante pour gérer les repas, l’aide à la toilette et le quotidien – font partie du voyage. « La vie de famille ! », résume-t-il.
S’il n’a plus « l’énergie » pour les voyages de quinze jours qu’il coordonnait plus jeune, l’animateur fétiche continue à organiser, dès que possible, une parenthèse d’une semaine dans la maison des Petits Frères des pauvres à Cabourg, en Normandie. Une escale « quasi les pieds dans l’eau ».
Une délégation doit d’ailleurs y faire une halte cet automne. S’ils nécessitent du dynamisme, ces séjours n’en restent pas moins indispensables aux yeux du professionnel. Car ils représentent eux aussi l’occasion pour les résidents de décider à nouveau ce qu’ils veulent faire et à quel moment. Un enjeu de taille, rappelle Jean-Paul Queyssalier. Et son éternelle obsession.