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« Le bonheur à tout prix est devenu la norme »

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Le discours positiviste et le développement personnel nous enjoignent à être heureux coûte que coûte. Une idéologie qui a le vent en poupe. Mais que le sociologue Gérard Neyrand remet en cause dans son dernier ouvrage, car elle s’inscrit dans une logique néolibérale qui dénie les déterminants sociaux et psychiques caractérisant chaque individu. Et conduit à une marchandisation du soutien.
A quand remonte l’irruption de la pensée positive ?

Cette notion a été formalisée par le pasteur Norman Vincent Peale dans son livre La puissance de la pensée positive, paru en 1952 aux Etats-Unis et vendu à des millions d’exemplaires(1). Mais les prémices se manifestent dès le XIXe siècle avec, d’une part, l’émergence de la réclame qui véhicule des messages positifs et, d’autre part, la diffusion de valeurs protestantes selon lesquelles on doit s’aider soi-même. C’est l’exemple des migrants anglais allant en Amérique pour y bâtir un monde nouveau de leurs propres mains dont l’illustration est le « self-made-man ». En France, ce courant se retrouve à travers la méthode Coué, aujourd’hui tombée aux oubliettes, qui propose de modifier son comportement par l’autopersuasion et l’autopositivité. Selon les préceptes de la pensée positive, chacun peut s’épanouir pleinement par révélation de ses ressources et réalisation de ses potentialités. Très bien, mais cela fait abstraction des contraintes psychiques et des déterminismes sociaux dont la psychanalyse et la sociologie ont montré les dimensions complexes et ambivalentes, caractéristiques de toute vie humaine. Le bonheur à tout prix est devenu la norme et l’individu son propre entrepreneur. Il n’est pas question de changer le monde, mais de se changer soi.

Chacun aurait donc les moyens d’être heureux…

C’est ce que le développement personnel, support de la pensée positive, sous-entend. Je ne suis pas contre, j’ai pratiqué le yoga, je fais du sport et des activités censées m’épanouir. Mais je n’ai pas l’illusion que le coaching, l’autohypnose, la programmation neurolinguistique et autres techniques vont tout résoudre comme on nous le promet. On vend aux gens un déni de la réalité et de la conflictualité qui correspond à une conception néolibérale du monde. Dans cette vision, l’individu ne dépend que de lui-même, à lui de se prendre en main et de réussir sa vie. Cela légitimise la méritocratie et gomme les inégalités sociales. Cette rhétorique, qui s’appuie abusivement sur le comportementalisme et les neurosciences alors que celles-ci sont encore balbutiantes, s’exprime dans l’incitation à la consommation individuelle. Mais aussi dans un management d’entreprise visant davantage l’implication personnelle du salarié que l’investissement collectif et la solidarité. En psychologisant et en dépolitisant ainsi le travail, on brouille les pistes. On finit par accepter l’inacceptable sans remettre en cause le système et l’ordre établi. C’est une quête solitaire et conservatrice. L’individu consommateur a pris le pas sur l’individu citoyen.

Cette logique de promotion de soi a-t-elle des effets sur l’Etat social ?

La pensée positive reporte sur le seul individu la situation dans laquelle il se trouve. S’il n’y arrive pas, c’est de sa faute, en quelque sorte. Parallèlement, l’Etat social revient de plus en plus souvent sur la protection des populations précarisées et fragilisées, alors que se creusent les disparités entre les plus riches et les plus pauvres. Des voix s’élèvent pour demander la suppression de l’indemnisation de solidarité des demandeurs d’emploi en fin de droits ou celle des allocations familiales des parents des quartiers dont les adolescents dérivent… Indirectement, la pensée positive transmet une critique de la passivité. Et prend part, de façon sous-jacente, à la stigmatisation des personnes qui ne voudraient pas faire l’effort de trouver en elles les ressorts pour améliorer leur vie. Confrontés à une gestion managériale d’ordre économique de l’accompagnement, du soin, de l’éducatif… les intervenants sociaux sont eux aussi incités à proposer à leurs publics de refouler le négatif en travaillant sur eux. On est dans cette ambivalence : savoir que la réalité n’est pas conforme à l’idéologie positiviste car il y a des choses qu’on ne maîtrise pas et, par ailleurs, avoir envie de se laisser porter par un référentiel attractif comme peut l’être celui de la publicité.

On avait des travailleurs sociaux, maintenant on va avoir des coachs ?

Un marché du soutien se développe, spécialement dans la parentalité où le recours à des coachs explose. Il suffit de taper « coaching parental » sur Internet pour tomber sur des centaines d’annonces. L’enfant est devenu une valeur et les recettes, les ouvrages et les formations destinées aux parents désemparés par la rapidité des évolutions sociales et la délégitimation de l’éducation traditionnelle, sont pléthoriques. Le problème de la parentalité positive est qu’elle se focalise sur les seuls parents et participe à les sur-responsabiliser, à pathologiser leurs difficultés et celles de leur progéniture… Sortir de ce discours qui surfe sur l’inquiétude parentale et un modèle performatif est nécessaire, tant il semble oublier que les parents évoluent à des niveaux très différents selon leur milieu, leur histoire et leur héritage. En individualisant les réponses, on passe outre le besoin de co-éducation et de cosocialisation des enfants et on évite de s’attaquer aux réformes structurelles utiles pour réduire la précarisation d’une partie de plus en plus croissante de la population. On dédouane aussi l’Etat de sa mission, comme en attestent les restrictions que connaissent, entre autres, les dispositifs d’accueil de la petite enfance.

Les réseaux sociaux participent-ils à leur manière à ce monde fantasmé ?

Initialement conçus comme des espaces de liberté, ils sont devenus les supports d’un discours autopromotionnel. Ils agissent comme un miroir tendu à soi-même. Mais les utilisateurs ne sont dupes ni de la réalité du monde, ni de la propagation de fausses informations sur les sites. Alors ils se tournent vers les blogs, transformés en un espace d’expression de soi extraordinaire. Ils sont ouverts à tous ceux qui souhaitent échanger directement avec d’autres sur une thématique donnée, sans passer par un cadre trop normatif. Le problème est qu’ils ont été investis par des personnes cherchant à rentabiliser le dispositif en proposant toutes sortes de possibilités inter­actives moyennant finances. C’est un terreau pour le développement de la pensée positive. Les offres abondent sur Twiter, Instagram, Facebook, Youtube pour rester optimiste et cultiver la positive attitude. Il y en a pour tous les goûts et tous les publics, les femmes, les hommes, les adolescents, les autistes, les psys, les managers… Les influenceurs et influenceuses qui disposent d’un impact important sur la population sont aussi dans cet individualisme consumériste et ce bonheur fantasmé, devenu une marchandise.

Notes

(1) La puissance de la pensée positive. Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie, éd. Marabout, collection Marabout Psycho, 2019.

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