Lundi, 14 heures. Tatiana Scouflaire et Mina De Bue Laurent patientent devant une bouche de métro. Elles attendent Daouia(1) pour l’accompagner à son premier rendez-vous au centre médico-psychologique (CMP) de Lille. Sortie de prison il y a un mois, la quinqua navigue d’un appartement à l’autre. « En ce moment, je vis chez quelqu’un avec qui je suis en couple. Il est gentil », confie-t-elle aux deux professionnelles. Educatrice spécialisée de l’équipe mobile transitionnelle (Emot), Mina veut « vérifier que Daouia est en sécurité », mais elle se veut rassurante et lui fait confiance.
Parmi la quinzaine de personnes accompagnées actuellement par l’Emot, Daouia est la seule femme. Et la plus autonome. « Elle est incroyable, prend ses traitements et se débrouille seule au quotidien, raconte la psychiatre Tatiana Scouflaire, cofondatrice de l’Emot. Il faut une certaine stabilité psychique et sociale pour se rendre aux consultations. S’ils ratent le premier rendez-vous, tout s’arrête. » Maintenant, les professionnelles patientent dans la salle d’attente, avant d’emmener la bénéficiaire prendre un verre. Elles ont apporté un sac de vêtements. « Je fonctionne à l’intuition, lâche Daouia devant son soda. J’ai d’abord refusé le suivi, mais j’ai changé d’avis quand j’ai senti qu’il n’y avait pas de danger. » A 53 ans, elle compte enfin prendre du temps pour elle et sa fille adolescente, placée en foyer. « Je ne veux plus qu’elle s’inquiète pour moi », souffle celle qui assure être surprise, parfois, « d’être encore sur terre ».
Créée en 2020, l’équipe accompagne les personnes détenues atteintes de troubles psychiatriques sévères après leur libération. Dans la majorité des cas, les pathologies s’accompagnent de conduites addictives. Porté par des soignants et des travailleurs sociaux, le dispositif assure la liaison entre les services psychiatriques en milieu pénitentiaire et ceux de droit commun. L’objectif étant de limiter les ruptures des parcours de soins en proposant un accompagnement pluridisciplinaire.
« Les semaines qui suivent la libération constituent une période de vulnérabilité accrue pour les personnes souffrant de troubles psychiatriques », note Thomas Fovet, psychiatre cofondateur de l’Emot. Durant les quinze premiers jours de liberté, le risque de mort, principalement de suicide et d’overdose, est multiplié par 3,5 par rapport à la population générale. Tania Scouflaire se désespère aussi « des portes tournantes », où à peine sortis, ses patients revenaient vite à la case prison. « C’est ce qui nous a amenés à instaurer un maillon supplémentaire dans la chaîne des soins psychiatriques, précise la psy. Beaucoup adhéraient aux soins en détention, mais étaient réincarcérés malgré ce qu’on mettait en place avant la sortie. »
L’heure tourne et le téléphone sonne dans le vide. Claire Gibour sort le grand classeur bleu qui contient les informations patients et cherche une indication qui permettrait de retrouver Hamed(1). « On ne fixe pas toujours de rendez-vous précis, on s’adapte à eux », explique l’infirmière. Finalement, quelqu’un répond. Hamed est sorti du centre de semi-liberté (CSL) et se dirige vers la mairie de Loos. Le jeune homme se présente, pochette de documents orange sous le bras. Et s’installe à l’arrière de la voiture, à côté de Clara Narguet, l’une des deux assistantes sociales de l’équipe. Les professionnelles s’enquièrent de son état. « Mon traitement c’est OK, j’ai ce qu’il faut pour le mois », raconte Hamed. Arrive-t-il à voir ses enfants ? « A peine : ils sont à l’école pendant mes sorties. »
Le défi du jour : tenter de récupérer un RIB pour toucher l’argent sur son compte. Mais Hamed doit d’abord refaire ses papiers. « Un détenu sur quatre sort de prison sans pièce d’identité, 30 % sans sécurité sociale », rappelle Clara Narguet. La moitié des patients suivis par l’Emot vivent à la rue ou en hébergement précaire. Et, parmi eux, seuls 50 % ont reçu une orientation auprès du service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO) pour accéder à un hébergement d’urgence.
Désormais debout sur le trottoir, l’assistante sociale pianote sur sa tablette pour tenter de se connecter à l’ancienne boîte mail d’Hamed et faire une demande de carte d’identité. Pendant ce temps, il tente d’appeler les médiathèques. « Depuis un an, je suis déconnecté de la vie : sans mon ancien téléphone, je ne peux rien récupérer. » A sa sortie de prison, une semaine auparavant, il a reçu un mobile d’Emmaüs Connect. Mais il n’a pas Internet, ni aucun ordinateur au CSL pour ses démarches. « J’ai l’impression d’avoir encore perdu une journée : je suis sorti à 8 heures, je me suis privé de manger, et rien n’avance », se désespère-t-il.
La préparation à la sortie relève théoriquement des tâches des services pénitentiaires d’insertion et de probation. Mais le manque de moyens les empêche d’assurer pleinement cette mission. Les conseillers gèrent en moyenne plus de 100 dossiers chacun. « Il faut aussi prendre en compte les délais de traitement auprès des administrations », déplore Clara Narguet. Le jeune homme jette un œil sur sa montre. A 17 heures, il doit être de retour au CSL : il faut déjà se mettre en route.
La priorité des démarches varie d’un suivi à l’autre. « Le temps du social n’est pas celui du soin, mais les deux sont indispensables et indissociables, abonde Claire Gibour. C’est tout l’intérêt du travail pluridisciplinaire. » A l’Emot, les professionnels travaillent toujours en duo soignant-travailleur social. « On décide en fonction des besoins : s’il faut renouveler une ordonnance ou administrer un médicament, on privilégie la présence d’un psychiatre ; s’il y a des démarches sociales, celle d’une éducatrice ou d’une assistante sociale », explique la soignante.
« C’est enrichissant de travailler en binôme, affirme Estelle Demeulemeester, psychiatre. J’ai appris à autonomiser le patient, à sortir de la posture un peu paternaliste du thérapeute. On ne s’en rend pas compte quand on est ancrés dans nos pratiques. » Un constat partagé par Tatiana Scouflaire : « Au lieu de voir les patients dans mon bureau, je prends le bus avec eux ! Surtout, je n’ai plus la vision cloisonnée qu’on a en détention. »
Les professionnels sont complémentaires. Même si, pour Mina De Bue Laurent, il a fallu trouver sa place. « En tant qu’éducateurs, on nous apprend à faire avec la personne, pas à la place. Mais le public de l’Emot n’est pas forcément en capacité d’exprimer des envies ou d’être autonome. » La travailleuse sociale s’est un temps interrogée sur la légitimité d’un accompagnement éducatif à ce moment de la vie des personnes. « Pour beaucoup, il s’agit déjà de repérer la route ou de retenir la date d’un rendez-vous. Ce sont de vraies victoires quand ils y parviennent seuls. »
L’équipe accompagne en moyenne entre dix et quinze personnes dehors et à peu près le même nombre en attente en détention, sur une durée maximale de six mois. « Il fallait trouver le juste milieu pour passer le relais. Si on ne pose pas de limite, les structures de droit commun ne jouent pas le jeu : elles savent qu’on est là », assure Tatiana Scouflaire.
Mais la rupture n’est pas toujours facile. « On se rend disponibles partout, tout le temps ; ça n’existe nulle part ailleurs. Pour certains, on devient tout : leur soutien, leur famille. Il faut donc éviter de créer une dépendance irréversible, abonde Claire Gibour. C’est pourquoi nous nous effaçons progressivement, afin de les autonomiser avant la date butoir. »
Matthieu Paindavoine, infirmier, se réjouit de « quelques belles réussites ». « Certains patients en prison depuis des années auraient sûrement rechuté, assure-t-il. Mais on sait que ça ne marche pas pour tous. On peut arriver trop tôt ou trop tard. » Il faut dire que les professionnels ne se battent pas à armes égales contre le système. D’après une étude menée dans le Nord, la prise d’un rendez-vous pour une personne avant sa libération n’était possible que pour 27 CMP sur les 39 que compte le département, avec un délai médian de 21 jours. « Il y a aussi des patients pour lesquels on appelle une vingtaine de généralistes avant d’en trouver un », rappelle Tatiana Scouflaire.
Emot, jour 2. Ce matin, une visite est organisée à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA) de Seclin (Nord), dédiée à la prise en charge médicale des détenus. Mina De Bue Laurent et Matthieu Paindavoine doivent y rencontrer Stéphane. De l’extérieur, le bâtiment est moins austère qu’une prison. L’architecture en bois fait presque oublier les murs d’enceinte et les barreaux aux fenêtres. Ici, les cellules des patients restent ouvertes la journée. Matthieu connaît bien les lieux. Avant de rejoindre l’Emot à sa création, l’infirmier y a passé huit ans. Avec « l’impression de boucher un panier percé ».
L’entretien se déroule dans une petite salle sommaire. Stéphane purge une peine de quatre ans. Libérable en février, il pourrait bénéficier d’une remise de peine d’ici la fin de l’année. Pendant plus d’une heure, il répond à un questionnaire sur sa vie, sa santé. A 32 ans, il a passé onze ans cumulés derrière les barreaux, fume depuis ses 12 ans, a quitté l’école en seconde et jamais travaillé, sauf un peu au noir en maçonnerie. Depuis un an, il ne reçoit plus son AAH (allocation aux adultes handicapés). En quatre ans, a-t-il reçu des visites ? « Personne, à part la police et un visiteur de prison, une fois. » Cette peine, il la vit très mal. Depuis son incarcération, l’homme s’est scarifié une vingtaine de fois et a tenté trois fois de se pendre avec un drap. « En prison, il y a trop de violences, trop de bruit, raconte-t-il. Sans la religion, je serais six pieds sous terre. » A l’extérieur, le trentenaire a été hospitalisé sous contrainte. Et parle aisément de sa schizophrénie reconnaissant qu’il ne prenait pas son traitement : « Quand ça ne va pas, je garde tout pour moi. C’est le problème, je crois. »
Face à lui, le soignant marque une pause. Le questionnaire n’est pas terminé, mais cela suffit pour cette fois. « L’essentiel est de faire le lien avec les partenaires extérieurs. On se greffe à tes choix de vie, on ne décide pas à ta place. On va t’orienter vers un CMP, qui aura vraiment un intérêt pour toi. Le problème, c’est qu’il y a de gros délais d’attente. On peut vite se décourager. C’est notre mission : t’aider à tenir bon. » Avant de partir, les professionnels lui rappellent que l’équipe sera présente le jour de sa libération. Une nouvelle qui dessine, enfin, un sourire sur le visage de Stéphane.
« Il y a peu d’éducateurs en psychiatrie. La particularité de l’Emot est de pouvoir travailler de façon pluridisciplinaire et sur un pied d’égalité avec les médecins. Il s’agit vraiment d’accompagner au quotidien de façon individualisée, en fonction des capacités des personnes. »
Mina De Bue Laurent, éducatrice spécialisée
L’équipe est composée :
→ de psychiatres (1,5 ETP),
→ d’infirmiers (2,3 ETP),
→ d’assistantes de service social (1,5 ETP),
→ d’une éducatrice spécialisée à temps plein.
La majorité des soignants de l’Emot y interviennent à temps partiel, partageant leur activité avec un exercice au sein d’une structure sanitaire en milieu pénitentiaire. L’Emot a d’abord été financée par l’agence régionale de santé des Hauts-de-France pour trois ans, avec une période d’évaluation de deux ans, avant d’être pérennisée.
(1) Les personnes concernées ont été anonymisées.