Le grand portail coloré contraste avec le blanc des constructions qui l’entourent et amène un peu de convivialité dans ce quartier résidentiel du sud de Marseille. A l’heure du déjeuner, en ce vendredi ensoleillé de septembre, plusieurs silhouettes le traversent. Et la vaste cour vers laquelle il mène voit s’activer une trentaine de personnes. « Aujourd’hui il y a école, donc ce sont les jeunes qui ne sont pas scolarisés qui viennent. Mais pendant les vacances d’été, on pouvait recevoir jusqu’à 60 personnes par jour », observe Isabelle(1), régisseuse sociale au GR1.
Le nom de ce bâtiment se prononce « Grin ». Il fait référence au terme utilisé dans certains pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner « un QG, un endroit où les jeunes se retrouvent, où on discute », comme l’expliquent plusieurs adolescents présents ce jour-là. Depuis quelques mois, cette propriété du Secours catholique fait peau neuve, tout en gardant des traces de sa précédente vie. Le portrait de Jean Rodhain, prêtre fondateur de l’association caritative, trône désormais au milieu de fresques dessinées par les nouveaux occupants du lieu. Certaines font référence aux pays dont ils sont originaires ou par lesquels ils sont passés pour arriver en France. D’autres représentent des animaux, des personnes ou même le « FC GR1 », le club de football des jeunes de la structure.
Le GR1 est ouvert quatre jours par semaine, du mardi au vendredi. « Le principe est celui d’un accueil inconditionnel, mais avec une priorité aux jeunes non pris en charge. Soit des mineurs non reconnus comme tels, soit de jeunes adultes sans papiers », explique Isabelle. Depuis avril 2024, 130 jeunes sont venus au moins une fois dans ce nouveau lieu. Parmi eux, près de 84 % sont des mineurs non accompagnés dont la minorité a été contestée par les services du département des Bouches-du-Rhône. Ils attendent leur recours devant le juge des enfants. Et, entre-temps, ils se retrouvent dans un flou juridique qui ne leur permet de bénéficier ni d’une protection de l’aide sociale à l’enfance, ni des dispositifs d’hébergement d’urgence pour adultes.
Pour permettre cette nouvelle vie, quatre acteurs sociaux marseillais ont signé une convention avec le Secours catholique. Depuis février 2024, l’association Just (Justice et Union pour la transformation sociale), Médecins sans frontières, Yes We Camp et la Ligue de l’enseignement 13 travaillent ensemble pour faire de cet endroit un lieu ressource à destination des quelque 200 jeunes exilés qui vivent à la rue ou en habitat précaire à Marseille. « Le bail se finit en décembre. Et on a obtenu un renouvellement d’un an, mais ça n’ira pas plus loin », précise Laura, la deuxième régisseuse sociale embauchée par Just. « On paie l’eau, l’électricité, etc., et eux mettent le lieu à disposition », complète-t-elle.
« Les jeunes ont participé aux travaux menés avec Yes We Camp », retrace Isabelle. Avant d’ajouter : « Nous sommes dans un souci de “faire avec” tout le temps, pour qu’ils puissent faire seuls ensuite. » La quinquagénaire jongle entre l’accueil des jeunes, le suivi des questions administratives et la logistique. « On ne pratique pas d’accompagnement éducatif. Nous ne sommes pas destinés à le faire, comme c’est le cas dans d’autres structures sociales », précise celle qui travaille dans ce domaine depuis vingt-cinq ans.
Ici, les travailleuses et travailleurs sociaux offrent un accompagnement ponctuel et polyvalent. « Etant donné que les jeunes sont dans une situation qui ne leur permet d’être suivis ni par l’aide sociale à l’enfance, ni par la préfecture, ni par le 115, qui n’est pas du tout adapté à leurs besoins, on essaie de combler ces manques-là », explique Clémentine, chargée à la fois de l’animation et des questions sociales. « Je mets en place des activités, mais je me charge aussi des demandes de documents d’état civil, des démarches nécessaires pour l’accès au soin, pour la scolarisation… », énumère la jeune femme.
Autour d’elle, les grandes tables disposées sous le préau accueillent tantôt des repas, tantôt des réunions. Des jeunes peignent de grands dessins muraux, d’autres sont occupés à faire tourner les lave-linge, à étendre leurs vêtements ou encore à jouer au babyfoot. Cuisine, salle de jeux, salle de prière, espace de repos, bureaux de travail… Chaque pièce est dédiée à une activité précise. Sans compter, à l’étage, les ateliers de différents artistes qui y ont pris leurs quartiers.
Parmi eux, Feryel Atek, peintre et art-thérapeuthe, est installée ici depuis le printemps. Dans la pièce aux multiples tableaux colorés qui lui sert d’atelier, la trentenaire raconte : « J’ai vécu dix ans à Berlin, où j’ai été formée à l’art-thérapie. J’ai travaillé notamment en clinique psychiatrique en France et avec des enfants placés en Allemagne. »
De là lui vient l’idée de mener un projet avec les jeunes lorsqu’elle s’installe au GR1. Elle lance alors bénévolement des séances d’art-thérapie. « Il n’y a pas d’obligation de participer ni de rester du début à la fin, détaille la trentenaire. Ça dure un peu plus de trois heures à chaque fois. C’est très libre en matière de circulation comme de participation. »
Près d’une vingtaine de participants se sont prêtés au jeu durant les six ateliers menés avec Feryel Atek. « Ça peut paraître difficile, étant donné la situation, mais même quand on a des problèmes, il faut des moments pour soulager l’esprit. L’art est essentiel à la survie psychique et physique », estime l’art-thérapeute aux multiples casquettes, qui montre fièrement les œuvres de ses « élèves ». « Certains se sont vraiment révélés ! Beaucoup de choses ressortent dans les peintures. L’un d’eux produit des tableaux cinématographiques ! », se réjouit-elle.
Elle s’active pour imprimer des textes explicatifs : à partir de 18 heures, c’est le vernissage. Les derniers ajustements s’effectuent dans la salle de musculation, transformée pour l’occasion en galerie d’exposition. « Je préfère qu’on m’appelle “Mister Kola” », lance l’auteur des fameuses œuvres cinématographiques. Le jeune Guinéen, qui vient de trouver son nom d’artiste, explique son travail. L’une de ses peintures montre une silhouette qui plonge dans la mer. Une autre, un camp de personnes exilées en Tunisie.
« La Tunisie est l’un des pays que j’ai traversés dans mon voyage. J’y ai passé six mois. On était 3 000 à 5 000 migrants dans un camp. C’était horrible, les gens étaient très méchants, se souvient l’adolescent. Je n’avais jamais peint avant. Et ces images sont venues seules », explique-t-il. Les souvenirs remontent. Il se remémore un incident : « En Algérie, un gendarme m’a pointé son arme sur le front parce qu’il voulait récupérer mon téléphone. C’est à se demander si eux aussi sont des Africains. » Malgré les épreuves, le jeune homme ne perd pas de vue ses objectifs. « Si je suis parti de chez moi, c’est dans un but précis : étudier et avoir un bon métier. Alors je vais tout faire pour y arriver. »
Comme « Mister Kola », Islam, 17 ans, ne désespère pas : « Maintenant que je suis arrivé jusqu’ici, je suis obligé de me battre pour avoir une vie meilleure. » Il sort d’une réunion avec d’autres habitués du GR1. « On a monté un collectif pour défendre nos droits, explique-t-il. Là, on parlait d’organiser une manifestation devant la DSDEN (direction des services départementaux de l’Education nationale, ndlr) pour être scolarisés. »
Expulsé du squat dans lequel il vivait avec d’autres jeunes exilés, Islam est désormais hébergé dans un hôtel du 115 – une exception – situé à une trentaine de minutes de Marseille. « Même si c’est loin, on est obligés de se débrouiller pour venir ici chaque jour, sinon on ne mange pas, regrette le jeune homme originaire de Côte d’Ivoire. Le week-end, par exemple, on est obligés de dormir sans nourriture. C’est dur. » Islam fait environ une heure de trajet pour arriver au GR1. Et son cas n’est pas isolé. « Un sujet fait consensus, affirme Isabelle, cet endroit répond à un besoin. Car même s’il est éloigné du centre, les jeunes y viennent. »
« Ce lieu est important, mais en réalité il ne devrait pas exister. Si les institutions faisaient leur travail correctement, on n’aurait pas à créer des espaces comme le GR1, regrette Clémentine. D’autant plus que ça reste un accueil de jour. Dès 17 h 30, on se met à tout ranger ensemble et, à 18 heures, les jeunes retournent dans les squats ou dans la rue. Heureusement, ça leur permet aussi de s’organiser en collectif et de se revoir en dehors du GR1. Ça crée des espaces de solidarité. »
Ce soir, le calendrier est un peu différent. Aux alentours de 18 heures, le lieu ne ferme pas ses portes. Il se remplit davantage et l’humeur est à la fête. Une DJ prend place derrière les platines. L’équipe derrière les fourneaux prépare un grand mafé à déguster. Et le GR1 s’apprête à accueillir diverses performances pour célébrer le travail artistique des jeunes.
(1) Les salariées ont souhaité garder l’anonymat.