Au regard du droit, ces jeunes doivent avoir accès à une protection au titre de leur minorité et de leur isolement, via une procédure d’évaluation. S’ils sont reconnus mineurs, ils accèdent à une prise en charge par les services de protection de l’enfance. Dans le cas contraire, soit ils s’inscrivent dans une procédure de recours, soit ils intègrent la catégorie des personnes migrantes en situation d’irrégularité. Dans mes travaux, j’ai observé qu’une partie des primo-arrivants n’accèdent pas aux dispositifs d’évaluation et restent donc inconnus des institutions. Il s’agit notamment de ceux qui ont croisé le chemin de réseaux de traite.
Cette idée part du principe que la personne est mineure jusqu’à preuve du contraire. Par conséquent, si le jeune est considéré comme tel, son intérêt supérieur doit être respecté. L’étude des pratiques de l’évaluation de la minorité démontre que ce n’est pas le cas. Il y a davantage une position à priori qui consiste à considérer le jeune comme majeur et à attendre de lui qu’il prouve qu’il est mineur. C’est donc un renversement de la notion. Une grande partie des jeunes qui sollicitent une protection voient leur demande déboutée en première instance et sont mis à la rue car, en continuant d’alléguer la minorité, ils n’ont pas accès aux services d’hébergement de droit commun. Pourtant, quand ils s’inscrivent dans une procédure de recours, nombreux sont ceux qui sont reconnus mineurs. Le taux parisien s’élève par exemple à 50 %.
Les discriminations commencent dès l’entrée sur le territoire. Les pratiques d’évaluation et d’accès aux voies légales de protection en provoquent aussi. Même chose pour les mineurs non accompagnés (MNA) protégés. Ils font face à des pratiques d’accompagnement éducatives inadaptées, voire inexistantes. Par exemple, ces jeunes peuvent être mis à l’abri dans des hôtels sociaux alors que la loi « Taquet » rappelle bien que ce n’est approprié ni aux mineurs ni aux jeunes majeurs. Si chaque département dispose de son propre fonctionnement, les solutions ne sont donc pas toujours sécurisantes. Par ailleurs, la multiplication des dispositifs dédiés aux mineurs étrangers et isolés, dont les budgets sont inférieurs à ceux destinés aux autres enfants protégés, illustre l’idée qu’il existe une forme de droit d’exception. Ce dernier relègue les MNA aux frontières de la protection de l’enfance.
Les MNA sont discriminés à toutes les étapes de leur trajectoire. Au moment du passage à la majorité, les différences de traitement sont tout aussi discriminantes. Beaucoup d’entre eux subissent une rupture « sèche » de prise en charge. Et ce, alors même que le projet de l’ASE se structure autour de l’accès à l’autonomie et que des moyens humains et financiers ont été investis pour les former. Pour ces jeunes, cela conduit à des situations de basculement vers la très grande précarité.
Le dispositif d’évaluation ressemble beaucoup à celui de l’asile. Les critères, les pratiques, les techniques et les outils utilisés sont très similaires. Si les demandeurs d’asile sont accompagnés pendant plusieurs mois par des acteurs associatifs, ce n’est pas le cas pour les MNA. Seuls, ils doivent être en mesure de reconstituer leur trajectoire biographique, d’être spontanés dans leur récit, précis dans les détails qu’ils amènent, cohérents en toute circonstance. Le tout, en sortant à peine d’un parcours migratoire épuisant. Si la loi prévoit un temps de répit, il ne s’agit souvent que de quelques jours.
Induites par les pratiques institutionnelles, deux « casquettes » contradictoires s’imposent : celle de l’enfant et celle du migrant. On a tendance à protéger l’enfant et à rejeter l’étranger. Aujourd’hui, il y a un glissement vers la prise en compte du profil de l’étranger, qui s’explique par le poids qu’il représente. L’actualité ne cesse de le montrer, notre société est profondément heurtée et meurtrie par la question migratoire. C’est un sujet traumatique qui pèse si lourd qu’on en arrive à des pratiques qui reposent sur la peur, le sentiment d’insécurité et le soupçon. Et ce, avec l’idée qu’il est nécessaire de trier. C’est caractéristique du traitement des populations migrantes depuis les années 1980. Il faut faire le tri entre l’utile et l’inutile, le bon et le mauvais, ou encore le légitime et l’illégitime. Le doute sur la minorité de certains MNA a des conséquences sur le traitement de l’ensemble. Pourtant, la sociologie de l’immigration déconstruit ces craintes qui ne reposent pas sur la réalité.
Certains acteurs, comme les éducateurs, travaillent avec peu de ressources et ont beaucoup de responsabilités. Ce qui les place dans des situations de tension. L’effet de lassitude, l’impression d’effectuer un travail à la chaîne et d’entendre toujours la même chose développent chez certains d’entre eux des représentations de plus en plus sévères. L’épuisement génère une sorte d’anesthésie émotionnelle qui se traduit par des discours pouvant parfois être très durs à l’égard des MNA.
Ce sont d’abord des victimes. Les jeunes concernés sont quasiment tous contraints de commettre des infractions parce qu’ils sont sous l’emprise de réseaux ou d’adultes. Dans les faits, ces mineurs sont très peu protégés car ils ne sont pas en demande de protection, mais aussi parce que les dispositifs peinent à s’adapter à leurs spécificités. En somme, leur vulnérabilité les expose. De plus, ce phénomène n’est pas catégorisé comme relevant de la traite, mais en tant que délinquance juvénile. Il y a donc un renforcement des mesures de sanction et une accélération des procédures, au lieu de tenter de répondre aux enjeux spécifiques. Faute de garantie de représentation légale, et parce que certains d’entre eux utilisent des alias, les MNA sont plus souvent incarcérés que les autres mineurs. Parmi les principales conséquences, la recrudescence des actes auto-agressifs tels que des suicides ou de l’automutilation.
Oui, le code de l’action sociale et des familles prévoit que, dans les procédures dans lesquelles les intérêts d’un mineur risquent de ne pas être respectés, le juge des tutelles peut saisir un administrateur ad hoc. Cette mesure pourrait être systématiquement mobilisée. Elle serait pertinente, surtout quand on constate que les acteurs qui sont en jeu, c’est-à-dire les juges, les évaluateurs, les éducateurs, ont des pratiques extrêmement instables. Il y a un réel enjeu à permettre une mise en cohérence des trajectoires administratives. L’administrateur ad hoc s’assurerait aussi que la présomption de minorité soit bien respectée. L’assistance d’un avocat et d’un interprète dans toutes les procédures se révèle également essentiel.
La mesure de saisine d’un administrateur ad hoc nécessiterait des ressources financières et la possibilité de s’appuyer sur des personnes formées à la spécificité des MNA, ce qui n’est pas toujours le cas. Mais le traitement de ces jeunes se durcit en miroir de celui des populations migrantes. L’évolution actuelle des pratiques institutionnelles va à l’encontre des recommandations en faveur du respect des droits fondamentaux de ces mineurs.