Notre société commencerait-elle à cesser de reléguer cette pauvreté « qu’on ne saurait voir » ? Il semble, mais trop partiellement, que la réponse soit affirmative. Ainsi, les sociologues Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter mettent en exergue que la monoparentalité réduit fortement « la possibilité d’accéder à un CDI pour les femmes disposant uniquement d’un diplôme du secondaire »(1). Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) observe quant à lui que ces femmes ont une plus forte probabilité de vivre dans un logement surpeuplé, et sont davantage exposées au risque d’expulsion locative(2).
C’est dans ce contexte que la gauche a déposé un projet de loi qui leur donnerait un statut et des droits spécifiques. Bonne nouvelle : le projet fédère, y compris à droite, peut-on lire dans le journal Libération du 14 mars dernier. Mais que sait-on des modes de survie de ces familles monoparentales, de la paupérisation des travailleurs sociaux et des effets sur une protection de l’enfance elle-même appauvrie ?
Immersion à Grigny, dans une cité « sinistrée » de la région parisienne. Ici, des retraités de l’action sociale et l’attaché d’administration de la mairie chargé de la précarité agissent comme ils peuvent. « La loi contre les exclusions de 1998 s’est diluée. Elle prévoyait le concours de la force publique, pour les expulsions après la réception du rapport social. Cette obligation s’est étiolée au fil du temps. Nombreuses sont les assistantes sociales qui ne proposent plus de rendez-vous car elles sont positionnées pour les missions du conseil départemental, alors que les expulsions relèvent de l’Etat. Or on n’a plus de travailleurs sociaux employés par ce dernier et hébergés par les circonscriptions », me raconte une ancienne AS qui, faute d’interlocuteurs institutionnels, intervient sur Grigny avec deux ou trois autres retraités du secteur. Ainsi, le grand public découvre au journal télévisé qu’un nombre conséquent d’enfants vivent à la rue. Sans avoir la moindre idée des dysfonctionnements qui produisent ces situations !
Pourtant, le délitement de la solidarité nationale impacte bien évidemment la protection de l’enfance. Preuve en est, selon la professionnelle : « Un certain nombre de conseils départementaux, en difficile équilibre financier, limitent les placements, mais aussi les mesures d’AEMO [accompagnement éducatif en milieu ouvert]. Dans ce contexte, l’ASE se centre sur les indications de justice, alors que la prise en charge administrative jouait autrefois un rôle important dans la protection de l’enfance. C’était le cas, par exemple, pour les parents qui confiaient un mineur pendant une absence incontournable, telle une hospitalisation. Par ailleurs, dans les quartiers les plus sensibles, les AS ne se déplacent pratiquement plus, par crainte de l’insécurité. Elles se contentent d’envoyer les éléments de signalement dont elles ont eu écho à la cellule des informations préoccupantes. » Résultat : une évaluation sommaire et réductrice.
Ici, les gosses, jeunes, sont vite enrôlés dans le trafic de drogue. Premier « poste » : regarder attentivement l’arrivée éventuelle de la police ou d’une bande rivale. « Si je meurs, je m’en fous », déclarent certains. Sur la base du croisement entre le poids de l’islam et la souffrance sociale. « Tous les jours, les mères ont peur que leurs enfants ne rentrent pas le soir », ajoute mon interlocutrice. Seule issue : faire en sorte que ces femmes gardent un peu de force pour protéger leur progéniture.
C’est dans cet objectif que tous les supports sont saisis et optimisés. Ainsi, le groupe a fait financer par le Fonds social européen le « marché sauvage » qu’elles ont créé près de la gare. Elles y vendaient, de façon illégale, leurs plats cosmopolites pour survivre. On espère un impact sur les mineurs. Autre outil qui fait un peu bouger les lignes : la coopération avec le Centre de formation de l’Essonne (CFE), tout proche. Cet établissement intègre des jeunes sans sélection par le niveau scolaire. On y apprend à lire et à écrire via une formation diplômante comme celle de technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF).
Belle surprise, grâce à une pédagogie adaptée, le taux de réussite aux examens est élevé ! On accompagne aussi la mise au travail. L’objectif est double : former à un métier, mais aussi les esprits. Ainsi appréhende-t-on le syndicalisme ou les mouvements de résistance d’un collectif contre la destruction de logements sociaux. Un changement de regard peut s’opérer envers les institutions, vécues comme celles qui surveillent et punissent.
Une ex-éducatrice reconvertie en analyse des pratiques avec laquelle je me suis entretenue fait le constat suivant : à l’instar des usagers, de nombreux opérateurs, souvent les moins formés, sont en survie économique, ce qui altère parfois leur appréciation. Sur fond de crise criante de recrutement. En effet, des professionnels « travaillent pour rien » une fois les frais courants payés. Comment alors motiver les personnes accompagnées via un parcours d’insertion ? Les premiers « comprennent » que les secondes « préfèrent rester au RSA et profiter de leur gosse ». Un des objectifs traditionnels du travail social – l’acquisition de l’autonomie – serait-il en chute libre ?
« La proximité en termes de conditions de vie entre les uns et les autres fait qu’il est de plus en plus difficile d’objectiver et de revenir à l’intérêt de l’enfant, note-t-elle. Parfois, les intervenantes “justifient” les postures des mères, au détriment de ce dernier. Par exemple, la prégnance, compréhensible, de l’économique prend le pas sur les observations de la crèche quant au comportement agité et agressif de l’enfant. Plutôt que de conscientiser les mères, les opératrices prennent leur parti, à savoir la minimisation, au lieu d’engager une médiation avec la structure. »
Dans le même ordre d’idée, les salariées ferment souvent les yeux quand la mère adopte un comportement inapproprié avec le bambin. « Elles sont moins en capacité d’être regardantes sur ce que vivent les enfants ou sur ce que les parents leur font vivre. Il en est de même pour ce qui concerne les limites à poser », ajoute-t-elle, malgré son empathie à l’égard de ces femmes qui soit restent chez leurs parents par impossibilité de payer un loyer, soit s’agglutinent dans des colocations.
La crise de recrutement accentue, bien sûr, les difficultés. Le turn-over permanent, y compris des cadres bienveillants et soutenants, altère la groupalité et la solidarité qu’elle génère. Et, par voie de conséquence, renforce la « promiscuité » entre accompagnés et accompagnants. Querelle des anciens et des modernes ? « Le travail social ne s’inscrit pas dans la distance économique ou géographique. Les travailleurs sociaux bien formés doivent être en mesure d’assurer un accompagnement de qualité, même si les conditions matérielles d’existence sont proches entre les uns et les autres. C’est dans la sphère syndicale qu’il faut améliorer l’aspect salarial », déclare l’interlocutrice appartenant au groupe de retraités.
A contrario, l’intervenante en analyse des pratiques persiste et signe : « Cela résonne trop, même avec la formation, surtout quand celle-ci est dépourvue d’introspection personnelle. »
Il ne s’agit pas de discréditer, loin de là, une profession. D’une part, le contexte de la cité sinistrée, même s’il est fréquent, reste spécifique. D’autre part, de nombreuses professionnelles sont victimes d’énormes pressions sur fond de taylorisation et d’économies drastiques. D’ailleurs, un certain nombre d’entre elles luttent avec énergie contre cette tendance.
Et si on affinait ces échanges de savoirs pour contribuer à avancer ?
(1) Les Familles monoparentales. Conditions de vie, vécu et action publique, dirigé par M.-C. Le Pape et C. Helfter, éd. La Documentation française, 2023.
(2) « Panorama des familles d’aujourd’hui », rapport 2021 du HCFEA.