Les temps de supervision sont l’occasion pour une équipe sociale ou médico-sociale de donner un sens commun aux expériences vécues par les professionnels, à travers un dialogue sécurisé : régulier, confidentiel et sans jugement. Cette construction d’un commun se confronte aux différences qui existent entre les membres d’une équipe. Elle doit donc composer avec la réalité de cette équipe, sa dynamique collective et les personnalités qui la constituent. Dans cet espace tendu entre commun et différent, comment réfléchir à l’égalité ? Le rapport entre les savoirs et les pratiques y occupe une place particulière que doivent refléter les échanges.
Si la supervision propose un temps hors du quotidien des équipes, un moment suspendu de retour sur soi, cet espace de dialogue se confronte nécessairement aux rapports déjà existants entre les professionnels. Qui prend la parole, et de quelle manière ?
Il appartient à la personne qui anime ces moments de proposer à l’équipe des directions pour réfléchir aux différentes positions occupées par les professionnels et à la manière dont celles-ci influencent le dialogue. Il lui revient aussi de s’assurer de la possibilité réelle pour tous de prendre la parole, en posant un cadre qui soutienne chacun dans ses besoins d’expression. Autrement dit, le fait que ce moment appartienne à tous ainsi que l’égalité dans le dialogue ne se décrètent pas. Cela constitue un travail à effectuer ensemble, équipe et superviseur. Les outils existent, et le collectif doit trouver ceux qui lui conviennent le mieux. Le superviseur endosse ici un rôle de facilitateur, et propose des moyens pour soutenir une recherche effectuée par l’équipe. Cela passe nécessairement par l’écoute des besoins de chacun pour être à l’aise dans un dialogue, et se prolonge dans les manières de distribuer la parole : laisser libre la prise de parole, proposer un tour de table, relancer individuellement, valider en reformulant… Cela peut aussi être plus créatif en cherchant des supports d’expression qui sortent d’un cadre de réunion classique : des temps en binômes, des moments de passage par l’écrit ou le dessin, via des supports visuels, etc.
Cependant, si on pose la recherche de l’égalité dans l’expression comme un objectif, la réflexion sur le cadre et les méthodes ne suffit pas. En effet, le dialogue suppose que les uns et les autres se comprennent : il est nécessaire d’instaurer un cadre propice à l’écoute, de s’assurer que les sous-entendus deviennent explicites, de prévenir les quiproquos, de garantir que chacun puisse exprimer ce qui lui tient à cœur… Mais au-delà de ce travail sur la forme, une réflexion sur le fond est aussi nécessaire : parle-t-on la même langue ? Partage-t-on un niveau de savoir suffisant pour se comprendre et dialoguer ?
Par exemple, dans une équipe pluridisciplinaire où se côtoient des médecins et des travailleurs sociaux, est-on d’accord sur la manière dont les savoirs propres à chaque profession rentrent en dialogue ? Ou bien, dans une équipe d’un service d’accompagnement de personnes en situation de handicap, est-on d’accord sur la manière d’utiliser les termes « handicap », « autonomie », « pouvoir d’agir »… ?
Ces questions sont importantes car si l’accord n’existe pas, le médecin pourrait clore la discussion en invoquant l’autorité de la médecine. C’est ce qu’on appelle un « effet d’autorité » : une personne incarnant un savoir se fonde sur l’image qu’elle envoie, son statut, pour fermer la discussion sans échange réel sur la légitimité du savoir.
Dans le second exemple, s’il n’y a pas d’accord, l’équipe risque de passer beaucoup de temps à réfléchir à la cohérence de ses pratiques, en cherchant parfois à concilier des manières de faire très diverses, car un même mot sera utilisé pour signifier et justifier des choses différentes. Ainsi, un membre de l’équipe cherchera à travailler l’autonomie de telle personne en trouvant pour elle le plus d’aides possibles ; un autre affirmera travailler le même objectif en refusant de lui trouver des aides. Le premier affirmera travailler « pour », le second refusera de faire « à la place de », mais tous deux auront la certitude de soutenir l’autonomie de la personne. La différence peut se révéler complémentaire, à la condition qu’elle soit dite et pensée comme telle.
A travers l’intérêt de ces situations, nous attirons l’attention sur ce qu’on peut nommer les enjeux épistémiques – relatifs aux savoirs – du dialogue (et donc parfois des conflits) entre les membres d’une équipe. Il est très fréquent de séparer les dimensions savoirs et pouvoirs, c’est-à-dire théoriques et opérationnelles, entre des temps de formation et des temps de pratique, des fonctions de cadres qui pensent et d’autres de non-cadres qui font… Toutefois, si l’on souhaite travailler à la cohérence de l’équipe et à la construction du commun, il est nécessaire de « re-nouer » ces polarités, en trouvant comment accorder les différents types de « pouvoir-savoir » – expression de Michel Foucault qui souligne l’intrication des deux termes, double face d’une même réalité.
On rejoint ici une réflexion récurrente sur la participation et la place des savoirs non professionnels – expérientiels ou autres – dans la relation avec les usagers des services médico-sociaux. En effet, de même que la participation des usagers passe par un accord sur la légitimité de leurs savoirs et sur la recherche des meilleurs outils pour soutenir l’expression libre de chacun, la participation des professionnels à un temps de supervision suppose la même démarche. Accord théorique et accord sur les méthodes doivent donc se rejoindre.
De manière concrète, ces convictions justifient d’insister sur le savoir comme processus d’apprentissage et sur l’apprentissage comme expérience. Avant d’avoir en commun un savoir, une équipe a en commun une expérience, elle partage de façon opérationnelle une situation, même si les rôles entre chacun peuvent être très différents. Cette expérience commune doit servir de base au débat, c’est tout le sens de l’analyse des pratiques professionnelles. Toutefois, pour se déployer, le débat en lui-même doit éviter les effets d’autorité et les quiproquos épistémiques. A cette fin, les à-priori théoriques de l’expérience et des pratiques de l’équipe peuvent être clarifiés : arriver à définir l’autonomie dans une situation concrète suppose que chacun puisse amener la connaissance qu’il a accumulée hors de cette situation, pour abonder le débat et parvenir à forger une définition commune. Tel membre de l’équipe féru de philosophie pourra évoquer ses lectures ; tel autre, à la longue expérience dans le service, pourra évoquer l’histoire des projets de service successifs ; un autre, encore, comparera avec d’autres situations qu’il a croisées…
Voilà une première direction à suivre : rendre les savoirs disponibles à la discussion. Le superviseur aura ici parfois un rôle de traducteur, capable de (faire) reformuler les savoirs spécialisés en une langue commune. D’autres fois, il pourra revêtir le rôle d’animateur d’une recherche-action, en invitant l’équipe à mobiliser les savoirs disponibles au profit des problèmes concrets qu’elle rencontre. Tout le temps, il sera garant de la sécurité de chacun dans le fait que l’exposition des différences de connaissances ne renvoie pas à des différences de valeur personnelle. Ce rôle n’est pas le moins important, tant la relation entre les savoirs académiques incarnés par le chercheur et ceux pratiques incarnés par le travailleur social peut être défiante ; de même que, parfois, la relation entre savoirs expérientiels des usagers et savoirs des professionnels.
Seconde direction à prendre : légitimer les savoirs produits par la discussion. Il ne s’agit pas en effet de dire que tous les savoirs se valent, mais bien de s’accorder sur la manière de mettre en commun les savoirs, manière qui est située dans l’équipe dans le contexte d’une intervention, d’une mission et d’expériences précises. Afin que ce pouvoir-savoir commun déploie toute sa puissance opérationnel, il est important qu’il soit légitimé en dehors même du débat entre équipiers. Cela peut aussi être l’un des objectifs d’une recherche-action. Cela peut passer par la façon de lier l’espace de supervision aux autres espaces institutionnels, mais aussi à des espaces de dialogue avec les usagers et de rencontres entre professionnels de différents services, afin que ce pouvoir-savoir ne se fige pas sur lui-même mais soit présenté vers l’extérieur de l’équipe pour renforcer sa légitimité à l’intérieur.
Dans ces deux directions, la formation a évidemment toute sa place, mais elle ne doit surtout pas être conçue comme un temps séparé de l’expérience et de transmission descendante d’une connaissance. Elle doit d’emblée être pensée pour que les savoirs partagés soient disponibles à la discussion de l’équipe sur son expérience (mouvement de l’extérieur vers l’intérieur) en même temps que comme espace de valorisation du savoir produit en contexte (mouvement de l’intérieur vers l’extérieur).
Finalement, la supervision est un espace stratégique pour travailler à la construction d’un sens commun autour d’une expérience commune. Cette construction passe par une réflexion sur les méthodes de la discussion en même temps que sur le pouvoir-savoir. Les pratiques professionnelles et les tensions qu’elles engendrent ont une dimension épistémique que la supervision, en lien avec les autres espaces de discussion, se doit de prendre en charge. A cette condition, elle pourra éclairer ces tensions en aidant à les dénouer, et soutenir les professionnels dans leur pratique en donnant l’occasion d’une discussion la plus égalitaire possible sur son sens.